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MÉMOIRES
DE
L'INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE
ACADEMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
TOME VINGT-SIXIEME
MÉMOIRES
DE
L'INSTITUT IMPERIAL DE FRANCE
ACADEMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
TOME VINGT-SIXIEME
PARIS
IMPRIMERIE IMPÉRIALE
M DCCC LXVII
PREMIÈRE PARTIE
TABLE
DES
MEMOIRES CONTENUS DANS LA PREMIERE PARTIE DU TOME XXVI.
Pages.
Mémoire sur la nature et lage respectif des divers appareils de l'en-
ceinte extérieure du Haram- ech-Chérif de Jérusalem, par
M . de Saulcy 1
Explication des planches 79
Mémoire sur les monuments d'Aâraq-el-Emyr, par M. de Saulcy ... &3
Explication des planches % . i 1 6
Mémoire sur une inscription découverte à Orléans, par M. Léon
Renier . , 119
Mémoire : l'Eglise et l'État sous les premiers rois de Bourgogne, par
M. B. Hauréau 1 3y
Mémoire sur la date et le lieu de naissance de saint Louis, par
M. N. de Wailly , 73
Mémoire sur la Chronologie de la vie du rhéteur yElius Aristide,
par M. W. H. Waddington 2o3
Mémoire sur les officiers cpi assistèrent au conseil de guerre tenu
vin TABLE DES MATIERES.
Pages.
par Tilus, avant de livrer l'assaut du temple de Jérusalem, par
M. Léon Renier 26g
Observations sur les Coupes Sassanides, par M. de Longpérier 323
Planches du Mémoire sur le Haram-ech-Ghérif i-m
Planches du Mémoire sur Aàraq-el-Emyr i-viu
MEMOIRES
DE
L'INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE,
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.
MEMOIRE
SUR
LA NATURE ET L'AGE RESPECTIF
DES DIVERS APPAREILS DE MAÇONNERIE
EMPLOYÉS DANS L'ENCEINTE EXTERIEURE
DU HARAM-ECH-CHÉRIF DE JÉRUSALEM,
PAR M. DE SAULCY.
PREMIÈRE PARTIE.
Depuis plus de dix ans je regardais comme mise hors de Première lecture
doute pour tout le monde l'existence, à Jérusalem, de nom- 25avni.
i i . , 2> 9 ma< 1862;
breux restes de construction remontant à la dynastie des rois deuxième lecture
de Juda. Ce fait que, le premier, ie m'étais efforcé de démon- 2' 12.1' 21'
1 L J 28 avril 1864.
trer rigoureusement, selon moi du moins, à l'aide de textes
empruntés à la Bible et à l'historien Josèphe, ce fait était,
tome xxvi, 1" partie. i
MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
pour ainsi dire, unanimement admis par les voyageurs qui,
depuis mon premier passage à Jérusalem, avaient visité ces
vénérables débris. Aujourd'hui, s'il a été remis en question
par mon savant confrère M. Renan, et par mon ami M. le
comte de Vogué, je n'en dois accuser que moi; évidemment
la démonstration que j'avais prétendu donner à l'appui de
mes idées était incomplète, insuffisante, entachée peut-être
de quelque erreur palpable. L'opinion de deux jeunes et ha-
biles architectes, compagnons de travaux et de voyages de
MM. Renan et de Vogué, a été invoquée à l'appui de la thèse
qui, de constructions contemporaines, à mon sens, de David et
de Salomon, faisait des constructions contemporaines d'Hé-
rode le Grand tout au plus. Certes le témoignage de pareils
appréciateurs était bien fait pour m'inspirer une grande in-
certitude. Je me suis donc vu forcé de me demander si je ne
m'étais pas fait d'illusion, et si les preuves que j'avais allé-
guées à l'appui de ma thèse avaient bien la valeur que je
leur attribuais. J'ai tout relu, tout revu, grâce aux merveil-
leuses photographies de mon ami M. Salzmann, et, à ce pro-
pos, on me pardonnera, j'espère, d'avoir une prédilection mar-
quée pour les dessins d'un artiste qui n'a pas de parti pris,
pas d'idée préconçue, pas de préférence pour telle ou telle
opinion; qui copie ce qui est, sans discuter, sans juger, mais
de façon à éviter, pour tons, les voyages où l'on va constater
de visu des faits controversés. La lumière, voilà le dessinateur
devant les œuvres duquel il n'y a pas moyen de ne point s'in-
cliner, comme on s'incline devant la vérité même.
Mais cela ne me suffisait plus. Je savais qu'il me serait pos-
sible de pénétrer à mon tour dans l'intérieur du Haram-ech-
Chérif. Je n'ai donc pas hésité à affronter les fatigues d'un long
et coûteux voyage, et je suis retourné à Jérusalem pour y re-
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 3
cueillir les éléments de la conviction dont j'avais besoin, soit
pour persévérer hautement dans mon opinion première, soit
pour proclamer loyalement et sans arrière -pensée que je
m'étais trompé dans les appréciations publiées par moi et que
je voyais si franchement combattues. C'est donc la question
lout entière que je vais reprendre de nouveau, au moyen des
textes écrits ou photographiés, et à l'aide de mes récentes ex-
plorations. Je veux espérer, en commençant, que cette fois
j'atteindrai le but que je prétends atteindre, et que je gagnerai
à ma thèse mes contradicteurs eux-mêmes. Je serai sans doute
forcé d'entrer dans des discussions techniques, dans des des-
criptions minutieuses, dans des citations longues et arides;
j'en demande pardon à l'avance, en alléguant ma seule excuse
valable, c'est à savoir l'importance de la question qui s'agite,
au point de vue historique et archéologique.
Avant tout, je dois donner la description détaillée de l'en-
ceinte actuelle du Haram-ech-Chérif, puisque c'est l'âge res-
pectif de ses différentes parties qui doit être discuté dans ce
mémoire. Je m'abstiendrai provisoirement d'employer l'épi-
thète de sahmonien , que, pour abréger, j'avais, jusqu'ici, appli-
quée aux restes de constructions que je considère comme de
l'époque judaïque pure, et je me servirai de l'humble expres-
sion de grand appareil, sauf bien entendu à reprendre la déno-
mination de sahmonien, si je parviens à prouver qu'elle est
juste et légitime. Ceci dit, j'entre en matière.
En suivant la rue moderne de Jérusalem, nommée la Voie
douloureuse (Tharik-el-Aâlam) , on gagne la porte Saint-Etienne
(Bab-Setty-Maryam) en longeant toute la face nord de l'en-
ceinte du temple. Deux portes, placées au fond de deux ruelles
sombres et voûtées, donnent accès sur le plateau du mont
Moriah, c'est-à-dire sur le vaste préau au milieu duquel était
4 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
bâti le temple, remplacé par la Qoubbet-es-Sakhrah, le dôme
de la Roche.
11 serait à peu près impossible, grâce à la présence de nom-
breuses constructions modernes, telles que le serai et la ca-
serne, qui recouvrent cette longue face septentrionale, de sa-
voir si des fragments de l'enceinte primitive sont englobés
dans ces constructions. Mais nous verrons, par un texte po-
sitif, que cette portion a dû être coupée à une époque très-re-
culée. Un tiers de la longueur de cette face nord (c'est celui qui
est attenant à l'angle nord-est) est recouvert par une vaste
piscine à ciel ouvert, le Birket-Israïl, qui n'est que la piscine
probatique.
En approchant du bord de cette piscine, on reconnaît un
angle de grand appareil. Quatre belles assises de blocs
énormes à bossage font retour sur la face nord de l'enceinte
actuelle, et il n'y a pas de doutes à élever sur la présence en
ce point d'une construction primitive. Au-dessus de ces quatre
assises paraît un pan de mur avec baie à plein cintre. Le
rempart moderne de Jérusalem est appuyé contre cette cons-
truction gigantesque, et il forme la continuation de la face
est du Haram-ech-Chérif, face qui se trouve ainsi intimement
reliée à l'enceinte actuelle de la ville.
Sortant alors delà porte Saint-Etienne, et tournant immé-
diatement à droite, on longe une muraille de la même époque
que la porte, dont l'âge est fixé par la présence des lions pas-
sants qui caractérisent les monnaies du soulthan mamlouk
Beïbars. A 3im,5o de la porte Saint-Etienne, la face du mur
d'enceinte est recoupée par une longue ligne verticale de grand
appareil. C'est l'arête angulaire de la construction primitive
dont nous avons vu ce qui reste du côté nord, en visitant la
piscine probatique. Sur ce point, onze assises de blocs de grand
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIE. 5
appareil sont restées intactes, et elles s'étendent, vers le sud,
sur la face de la muraille. Quelques-uns de ces blocs ont une
saillie très-considérable en bossage, en dehors du plan dans
lequel est compris le cadre de jointoiement. J'ai mesuré deux
de ces blocs, qui n'ont pas moins de 5m,28 et 7m,2 5 de lon-
gueur sur 1 mètre de hauteur. On peut juger par là de l'énor-
mité de l'appareil que j'appelle grand appareil.
Les onze assises cessent bientôt de se montrer, les infé-
rieures seules étant restées en place. Le pan de grand appa-
reil, qui se présente ainsi le premier, est en retraite de om,34
sur la face du mur moderne, dans lequel s'ouvre la porte de
Saint-Etienne. Il a un développement total de 2 5m,6o. A
l'extrémité de ce pan de muraille commence, en retraite de
2m,2 5, une face de 55 mètres de développement, avec soubas-
sement de deux assises de blocs de grand appareil en retraite
l'une sur l'autre de om,35. La même retraite de om,35 existe
entre le mur supérieur et la face de la seconde assise. C'est
naturellement à partir de la face de ce mur supérieur que
doivent se compter les 2™, 2 5 de distance qu'il y a entre les
plans des deux faces adjacentes de la muraille. A l'extrémité
sud des 55 mètres reparaît le grand appareil, avec une saillie
telle que la face commençant en ce point soit à peu près exac-
tement le prolongement de la face du grand appareil de l'angle
nord-est. Tout le long de cette face, et au-dessus des gros blocs
supérieurs, règne une rigole -aqueduc qui a dû évidemment
servir à évacuer des eaux provenant de l'intérieur du Haram.
A 2 5 mètres en deçà de ce nouvel angle, se trouvent deux
assises sans retraite, formées de deux blocs énormes ayant
5m,y5 de longueur sur im,65 de hauteur. Entre ces blocs
immenses et la nouvelle face de mur de grand appareil, les
pierres employées sont, petites; le mur d'enceinte est, par
6 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
conséquent, plus moderne en ce point, et l'on a voulu vrai-
semblablement fermer une brèche. La face de grand appareil
suivante, qui commence juste à 8om,6o de l'angle nord-est,
a un développement de 2im,5o. Les assises inférieures sont
seules de grand appareil.
Vient alors une nouvelle face, ayant 2 mètres de saillie
sur la face précédente, et un développement de i6m, 90. C'est
là qu'est placée la porte Dorée (les portes Oires des croisés).
Sauf les pieds-droits des deux arcs de la porte et les archi-
voltes de celle-ci, tout y est moderne et de construction turque.
Ces pieds-droits ont 2m, 10 de largeur, et ils sont construits
assez négligemment en grosses pierres de taille, bien supé-
rieures sans doute aux blocs de la maçonnerie moderne dans
laquelle ils sont encastrés, mais de beaucoup inférieures,
pour les dimensions, aux blocs des portions de l'enceinte que
je désigne sous le nom de grand appareil. Je reviendrai plus
loin sur les caractères étranges que présentent les pierres qui
constituent ces pieds-droits et les archivoltes qu'ils supportent;
ce n'est pas le moment d'en parler, puisqu'il ne s'agit pas en-
core de l'âge de ces vénérables débris. Il serait trop difficile
de décrire par le menu les moulures chargées d'ornements,
d'acanthes, ou de rinceaux de feuillages, qui couvrent les ar-
chivoltes des deux arcs de la porte Dorée. J'aime mieux ren-
voyer aux photographies qui les reproduisent, et qui sont
suffisamment nettes, malgré l'état avancé de dégradation de
tous ces ornements, que le temps et les éléments ont fortement
rongés. La largeur de chacune des arcades de la porte est
de 3m 85. Dans la maçonnerie moderne, au sommet de la mu-
raille et au-dessus du centre même de la double porte, est en-
castré un chapiteau antique d'apparence romaine, mais placé
trop haut pour qu'on en puisse préciser l'âge.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH CHÉRIF. 7
Au delà de la porte Dorée, en suivant la direction que nous
avons suivie jusqu'ici, c'est-à-dire en marchant du nord au
sud, on voit, à i5m,55 du flanc droit de la porte Dorée une
petite poterne de i mètres de hauteur sur im,5o de largeur au
plus. Depuis le ressaut de la face dans laquelle est percée la
porte Dorée, jusqu'au côté droit de la poterne, toute la base
du mur d'enceinte est de grand appareil, et la hauteur de la po-
terne est exactement formée des deux hauteurs des assises de
ces blocs imposants. À partir du pied-droit de gauche de cette
poterne, la construction en grand appareil cesse de se montrer
sur un certain espace, mais l'appareil est toujours très-beau.
Ou bien nous avons ici, ainsi que je le crois, un pan de mur
de l'époque d'Hérode, ou bien nous sommes en face d'une
reconstruction datant de l'époque d'Hadrien, c'est-à-dire du
Haut-Empire.
Le linteau de la poterne murée est formé d'une seule pierre,
qui offre une particularité fort curieuse. On y distingue encore,
avec tant soit peu d'attention, une croix grecque pâtée; elle est
peinte en rouge et entourée d'un double cercle vert, bordé de
rouge, et d'un troisième cercle extérieur, dentelé et peint en
rouge. Enfin, à un pied à gauche de la poterne, on voit une
sorte de pilier carré, en saillie sur le mur, et offrant une ca-
vité sphérique, percée dans le fond contre le mur, d'un trou
rond dont il ne m'a pas été possible de deviner l'usage. Etait-ce
une sorte de conduit par lequel on devait la nuit se faire re-
connaître pour obtenir l'ouverture de la poterne? C'est possible,
mais je me garderai bien de l'affirmer. Quoi qu'il en soit, il est
indubitable que cette petite porte est bien celle qui est désignée
sous le nom de porte de Josaphat dans la curieuse description
de la Jérusalem des croisades, publiée par feu M. le comte Beu-
gnot, comme annexe de sa belle édition des Assises de Jérusalem.
8 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
A partir de la poterne que je viens de décrire, commence,
ainsi que je l'ai dit, une face de muraille de construction héro-
dienne, ou tout au moins romaine, qui a un développement
de i8m,3o. Un petit édifice carré, qui a 4m,20 de côté, y est
adossé. C'est une sorte d'édicule recouvrant des tombes mu-
.sulmanes. A partir de ce point, la muraille fait saillie de 66
centimètres sur la face précédente et sur une étendue de
194 mètres. La construction montre par-ci par-là des frag-
ments de l'appareil d'Hérodeou des Romains, mais partout du
rhabillage turc. C'est dans cette partie que se voient, encas-
trés dans la maçonnerie, des bouts de colonnes, parfois de
matière magnifique, faisant saillie à l'extérieur. Ces colonnes,
encastrées là par les Arabes ou les Turcs, proviennent très-pro-
bablement des édifices somptueux qui, depuis le temple de
.Salomon, se sont succédé sur le plateau du mont Moriah.
Au bout des 194 mètres de mur moderne, reparaissent,
sur une longueur de 9 mètres seulement, les blocs de qrand
appareil; puis de nouveau un pan de rhabillage moderne de
1 1 mètres d'étendue. A partir de là jusqu'à l'angle sud-est, les
blocs de grand appareil se voient en place , et plusieurs d'entre
eux atteignent des dimensions énormes. Ainsi l'un d'eux, que
j'ai mesuré, porte 7m,85 de longueur sur 1 mètre de hauteur.
Du point où le grand appareil reparaît, jusqu'à l'angle sud-est,
il y a 68m,8o.
A 25 mètres en arrière de l'angle sud-est de l'enceinte, le
mur rentre de 1 2 à 1 5 centimètres sur une longueur de 3m,5o.
Il fait ensuite saillie de la même quantité sur une longueur de
6 mètres, pour rentrer encore, sur une largeur de im,8o, au
delà de laquelle il se retrouve dans le plan extérieur général
de cette portion de la face orientale. H y a donc, en d'autres
termes, une saillie du mur en grand appareil, de 6 mètres de
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 9
longueur, encadrée entre Jeux faces en retraite et de largeur
différente. L'assise inférieure est aux trois quarts enterrée dans
des détritus de toute nature, amoncelés autour de l'enceinte
du Haram, et formant un sol couvert d'herbes, qui, à partir de
ce point, est en pente très-sensible jusqu'à l'angle sud-est.
L'assise placée au-dessus de celle dont je viens de parler est
composée de deux grands blocs et d'un petit bloc carré qui a
été rajusté à droite. Les deux blocs principaux sont en saillie
de 4o centimètres sur la face du mur, et ils forment un énorme
boudin ou tore. Au-dessus est une assise de im,5o de hauteur,
formée de deux blocs égaux de 3 mètres de longueur chacun,
et taillés en véritables voussoirs, c'est-à-dire évidés en arc de
cercle à la partie inférieure, de façon à donner une longueur
de 75 centimètres au pan coupé supérieur qui représente un
joint. Une seule pierre, moitié moins haute que les précédentes,
recouvre les deux voussoirs et formait vraisemblablement le sol
d'une fenêtre avec balcon, donnant sur cette portion de la
vallée de Josaphatqui regarde la fontaine de Siloë, le village
de Siloam et les beaux jardins potagers dout est rempli le fond
de la vallée. Effectivement, un seul bloc de im,8o de hauteur
sur 1 mètre de largeur est établi perpendiculairement au milieu
du plateau de 6 mètres, faisant sol de fenêtre, et, à droite et à
gauche de ce bloc vertical, sont deux ouvertures de im,8o de
hauteur, sur 2m,5o de largeur, bouchées en pierres de petit
appareil, et par conséquent sans accord avec toutes les por-
tions de muraille placées autour de ce point. Enfin, au ras du
sol de la fenêtre et à gauche, existe encore dans le mur un bloc
assez gros qui porte deux encastrements carrés fort distincts,
dont l'un est immédiatement en contact avec le montant gauche
de la fenêtre de gauche, et avec le sol de cette fenêtre, et l'autre,
un peu plus haut de quelques pouces, est rejeté un peu à l'in-
tome xxvi, ire partie. 2
10 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
teneur. Sauf meilleur avis, ces encastrements n'ont pas été
taillés sans raison, et je crois qu'ils ont été destinés à assujet-
tir une balustrade qui garnissait la double baie à balcon que
je viens de décrire.
Tel était, en i85i, l'état dans lequel se trouvait cette por-
tion intéressante de l'enceinte. Aujourd'hui des remblais ont
été accumulés en si grande quantité au pied de la muraille en
ce point, que l'assise formant le tore mentionné plus haut est
au ras du sol.
A l'arête même de l'angle sud-est, se manifeste d'une manière
évidente la retraite de chacune des assises du grand appareil
sur celle qu'elle recouvre. Le sommet de cette muraille antique
montre, partout où elle est entièrement conservée, un cordon
en saillie tout à fait semblable à celui qui se voit au haram
d'Hébron.
A partir de l'angle sud-est et se dirigeant de l'est à l'ouest,
la muraille a un développement en ligne droite de i46m,5o,
jusqu'au mur latéral de l'enclos attenant à la mosquée d'El-
Aksa. Le grand appareil se présente immédiatement à l'angle
et continue sur une étendue de 3 im,2 2 , jusqu'à une porte ogi-
vale murée de 2m,5o de largeur. Cette porte est de l'époque
des croisades probablement, mais elle n'a pas de caractères
assez significatifs pour qu'il soit possible de lui assigner une ori-
gine chrétienne plutôt que musulmane. A 3o mètres à gauche
de cette porte ogivale, se voient trois grands arceaux d'apparence
romaine en plein cintre, murés comme la porte précédente.
Les baies de cette triple porte ont chacune 4m,32 d'ouver-
ture, et leurs pieds-droits ont im,75 de largeur. A partir du
flanc gauche de la dernière des trois portes recommencent
immédiatement les assises de grand appareil, qui se mon-
trent, sans interruption, jusqu'auprès du mur moderne de l'en-
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHËRIF. 11
clos d'El-Aksa, mur qui vient recouper perpendiculairement
la grande muraille d'enceinte à 70m,2 2 de la triple porte
murée.
A la baie de gauche de cette triple porte se trouve en place
un magnifique bloc, orné de moulures qui ne sont ni grecques
ni romaines. Evidemment nous avons dans ce bloc un mor-
ceau du pied-droit primitif de gauche, resté en place. Or ce
fragment, qui se relie à des assises de grand appareil, a cer-
tainement le même âge qu'elles, et il en offre tous les carac-
tères. La triple porte en question est donc contemporaine du
grand appareil, mais elle a été réparée beaucoup plus tard, en
changeant tout naturellement de physionomie.
Le mur de clôture du jardin d'El-Aksa coupe à peu près
par le milieu une porte antique à demi enterrée, d'un style
architectural assez étrange, et chargée d'une ornementation
végétale identique à celle de la porte Dorée. Evidemment encore
nous avons là sous les yeux les restes d'une belle porte an-
tique enclavée dans de la maçonnerie contemporaine, qu'en-
toure une autre maçonnerie beaucoup plus récente.
De cette porte on voit un arc surbaissé formé d'un large
cordon couvert de rinceaux de feuillage, auquel est tangent
un encadrement rectiligne composé de deux larges bandes à
rinceaux semblables, et séparées par un cordon d'oves.
La portion supérieure du cadre est tangente, non pas à la
partie supérieure de l'arc, mais bien à la courbe inférieure de
cet arc, ce qui est au moins fort étrange, et bien loin de ce
qu'aurait exigé l'art grec ou romain. Au-dessus du cadre paraît
d'abord un énorme linteau monolithe, que surmonte une as-
sise de voussoirs ménageant un jour formé d'un segment de
cercle vide. Au-dessus de ceux-ci règne une corniche assez élé-
gante composée d'un beau rinceau qui court au-dessus d'une
12 MEiMOIRES DE L'ACADEMIE.
ligne de modillons, et que surmonte un simple cordon d'o-
lives. Toute la portion de droite de cette corniche manque
aujourd'hui, de sorte qu'il serait impossible de deviner où elle
se terminait. L'arc inférieur ne repose d'aplomb sur aucun
système de pied-droit; il en existe bien un formé de gros blocs
superposés, mais il est dévié et rejeté au dedans de la porte,
de façon à ne pouvoir servir de support à la portion inférieure
du cadre, portion que l'on serait tenté, mais à tort, de prendre
pour l'amorce d'un chapiteau de pilastre. En résumé, le style
de cette porte, certainement contemporaine de la porte Dorée,
est des plus singuliers, et il appartient à un système architec-
tonique tout à fait en dehors des principes classiques.
Continuons notre inspection de l'enceinte antique du temple.
Le mur de clôture du jardin d'El-Aksa s'élève perpendiculai-
rement, ainsi que je l'ai dit, sur le grand mur d'enceinte; il
se dirige droit au sud sur une longueur de i9m,4o. Là, il fait
un coude à angle droit à l'ouest, sur une longueur de 7m,2 0,
puis un nouveau crochet au sud de 9m,3o, et un retour d'é-
querre vers l'ouest, de 10 mètres de longueur. Les quatre
branches de muraille que je viens de décrire sont en maçon-
nerie récente et probablement turque. Au point où nous
sommes arrivés, le grand appareil se présente de nouveau et
descend directement au sud sur une longueur de 6im,6o. A
l'extrémité de cette branche en commence une autre beaucoup
plus longue, dirigée à l'ouest et construite intégralement en
grand appareil. Celle-ci a i5om,70. Là est appliquée contre la
muraille une tour carrée moderne, ayant 6 mètres de face, et
en saillie de 5 mètres sur l'enceinte. Au delà il n'y a plus que
des parties turques de l'enceinte militaire de Jérusalem , con-
duisant au Bab-Sahioun, porte de Sion ou de David.
L'enceinte sacrée, que nous avons perdue de vue à partir de
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 13
la porte antique située au-dessous d'El-Aksa, ne doit pas être
confondue avec les deux branches de muraille de grand appa-
reil, que nous venons de reconnaître au sud du plateau qui
servit d'assiette au temple; celles-ci, en effet, sont une partie
intégrante de la plus ancienne enceinte militaire dont fut mu-
nie Jérusalem. Pour retrouver l'enceinte du temple, il faut
rentrer dans Jérusalem par le Bab-el-Morharbeh , s'il est ouvert
d'aventure, ou, par le Bab-Sahioun, gagner la place où sont
établies les huttes des Lépreux, et descendre, par l'escarpe-
ment oriental de Sion, au fond d'un petit vallon planté de
cactus, et sur le bord opposé duquel on voit l'angle sud-ouest
de l'enceinte cherchée. Cet angle est de grand appareil à sa
partie inférieure, et il est facile de voir, par-dessus le mur de
clôture du jardin d'El-Aksa, mur qui est fort bas en ce point,
que la face sud de l'enceinte du temple est, aussi loin qu'on
peut l'apercevoir, construite en grand appareil, mais moins
gigantesque que celui de l'angle même.
L'encoignure est formée, à sa base, d'assises de grand appa-
reil, en bon état et en retraite de 5 centimètres les unes sur les
autres. Là encore les blocs sont à bossage , c'est-à-dire enca-
drés par un cordon piqué d'une dizaine de centimètres de lar-
geur. Quelques-uns de ces blocs atteignent des dimensions in-
croyables : ainsi l'un d'eux a 9m,35 de longueur sur plus de
1 mètre de hauteur. Qui sait de combien il pénètre dans le
massif?
A 12 mètres en arrière de l'angle sud-ouest, on reconnaît
au premier coup d'ceil trois rangs de voussoirs magnifiques
qui ont indubitablement appartenu à une arche d'un pont qui
traversait le petit vallon au fond duquel on se trouve alors, et
qui n'est, de l'avis de tout le monde, que le Tyropœon de Jo-
sèphe, c'est-à-dire la vallée des fromagers. La largeur du pont
lk MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
est de i5m,5o. Un voussoir manque à l'assise supérieure, et il
est remplacé par de la maçonnerie en petit appareil se reliant
à celle du mur contre lequel est appliqué le pont, et qui a tout
à fait les mêmes caractères.
Toute la partie de la muraille bâtie au-dessus de ce qui
reste du pont est donc certainement moderne, relativement
du moins. Nous reviendrons plus loin sur les dimensions, fa-
ciles à calculer d'ailleurs, de cette belle arche antique.
A gauche du pont, c'est-à-dire en se dirigeant au nord, le
grand appareil se montre sur une étendue de io,m,8o. Là est
appliqué un petit escalier en bois, à palier, qui monte à l'inté-
rieur du Haram-ech-Chérif. Au delà sont des maisons particu-
lières, appuyées sur le mur de l'enceinte primitive du temple,
et qui commencent le pâté de constructions modernes mas-
quant cette enceinte, jusqu'au Heit-el-Morharby, qu'il me
reste à décrire.
Longtemps avant de visiter Jérusalem , je savais qu'il y exis-
tait, sur un point de l'enceinte de la mosquée qui a pris la
place du temple de Salomon, un pan de muraille que les Juifs
ont de tout temps vénéré comme un débris du temple primitif.
Je savais, de plus, que le pied de ce mur, dont l'approche n'est
pas interdite aux Juifs, était pour eux une sorte de sanc-
tuaire où ils venaient prier le vendredi soir. Ne comptant ren-
contrer que cet unique débris des constructions primitives de
Jérusalem, on conçoit que ma première visite à l'enceinte du
Haram-ech-Chérif dut être pour le Heit-el-Morharby. Toutefois,
je dois le dire, j'avais entendu émettre tant de doutes sur l'an-
tiquité de ce mur, que j'avais fini par croire qu'il ne pouvait
être tout au plus qu'un fragment dune enceinte hérodienne
du temple. Ceci montrera dans quelles dispositions d'esprit
j'ai entrepris l'étude de ce qui reste debout de la Jérusalem
MAÇONNERIE DU HARÀM-ECH-CHERIF. 15
antique. A force d'argent, les malheureux enfants d'Israël ont
obtenu des Turcs que l'approche de cette muraille sacrée
leur fût permise. La base en a été dégagée pour former une
espèce de petite place étroite, ou mieux de ruelle dallée.
Là, je les ai vus plus d'une fois se prosterner, enfoncer la tête
dans les interstices des pierres bénies pour eux, et pleurer à
chaudes larmes sur les malheurs de leur nation et sur la des-
truction du temple, dont il ne leur est plus possible de franchir
l'enceinte sans s'exposer à une mort certaine, qui resterait im-
punie. Je le déclare, je n'ai jamais assisté à cette scène de dé-
solation, si merveilleusement rendue par le noble crayon de
Bida, sans me sentir ému moi-même jusqu'au fond de l'âme, à
la vue de tant de foi, de tant de misère.
Sur une hauteur de plus de 12 mètres, la construction
primitive est restée intacte. Jusqu'à 2 ou 3 mètres au plus
du faîte de la muraille, les assises de blocs à bossage sont
superposées. Il suffit d'un coup d'œil, je le dis sans hésita-
tion, pour reconnaître que jamais un mur semblable n'a été
construit ni par des Grecs, ni par des Romains; nous avons
infailliblement là un superbe échantillon d'un appareil pure-
ment hébraïque, dont nous verrons à déterminer l'âge.
Dans les assises inférieures, les blocs sont assez régulière-
ment d'une largeur double de leur hauteur; parfois cependant,
des blocs carrés se trouvent juxtaposés entre les blocs à grande
largeur. Les quatre dernières assises, vers le sommet du mur,
sont formées de blocs carrés , sauf l' avant-dernière , qui est com-
posée de blocs trois fois plus larges que les autres. A mesure
que les assises s'élèvent au-dessus du sol, les dimensions des
blocs diminuent. Enfin, chaque assise est en retraite de 5 cen-
timètres sur celle qui la précède, et ces retraites successives,
déjà constatées partout où le grand appareil se montre, cons-
16 MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
tituent un fruit considérable, et fort difficile, je "crois, à re-
trouver ailleurs distribué de la même façon.
La portion de muraille dont l'approcbe est permise aux juifs
est comprise entre le mur d'enceinte du mekhemeh (tribunal)
et le mur de clôture d'une maison particulière. La longueur
mesurée entre les deux limites est de 2Qm,7o. Au delà des bar-
rières infranchissables que forment les édifices modernes que
je viens de citer, la muraille antique se voit sur une longueur
de 12 mètres environ à droite et de 1 1 à gauche, c'est-à-dire
vers le mekhemeh. Plus loin la muraille sacrée est masquée;
mais, à mon dernier voyage, j'ai pu, à l'aise, étudier les subs-
tructions du mekhemeh, et reconnaître la muraille primi-
tive sur une cinquantaine de mètres de plus que ce qui est
apparent.
Enfin, le mur antique est couronné à son sommet par
quelques assises régulières, il est vrai, mais formées de petites
pierres de taille. Ces assises sont évidemment de construction
très-récente, et il ne me paraît guère possible d'en faire re-
monter l'âge plus haut que l'époque musulmane.
Sur la face du mur primitif se montrent des entailles consi-
dérables, qui ont servi peut-être, à une époque indéterminée,
à appliquer un pignon triangulaire en ce point de l'enceinte
sacrée. Ces entailles, creusées en niche, c'est-à-dire arrondies
par le haut et à encastrement rectangulaire par le bas, ont
des dimensions différentes : l'une d'elles a jusqu'à im,20 de
hauteur. A proximité même de ces entailles, une porte antique,
aujourd'hui condamnée et connue sous le nom de Mâalet ou
Bab-el-Borak, donnait accès dans l'enceinte sacrée; elle était
percée dans la muraille primitive. C'est ce qu'il m'a été permis
de constater l'an dernier.
Il ne m'a pas été possible de reconnaître le point où cesse
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 17
de se montrer le grand appareil dans l'enceinte actuelle du
Haram-ech-Chérif, et au delà du mekhemeh. Les construc-
tions particulières, et celles du bazar spécialement, encombrent
les approches de cette enceinte; on ne pourrait donc que très-
difficilement avoir une idée précise de la nature de celle-ci, à
partir de l'extrémité nord du mekhemeh, jusqu'à l'angle nord-
ouest où se trouvait placée la tour Antonia. Je terminerai cette
description de cequ'on appelle l'enceinte du Flaram-ech~Chérif,
par un mot qui mérite la plus grande attention. Josèphe1,
parlant du temple à propos du siège de Pompée, s'exprime
ainsi : ïspov "kidivw zseptSô'kof) xapzepws Tzâvv TSTei^iafiévov :
« le hiéron était fortifié d'un péribole en pierre de la plus
« grande puissance. »
Je vais maintenant aborder la question de l'âge, je ne
dirai plus probable , mais certain , de l'appareil de construc-
tion que j'ai, jusqu'ici, désigné sous le nom de grand appa-
reil. J'espère démontrer, avec toute la rigueur de raisonne-
ment exigée pour les démonstrations mathématiques, que
cet appareil doit être en grande partie contemporain de
Salomon, qu'il est l'œuvre des ouvriers de Salomon, et
que j'avais le droit de l'appeler appareil salomonien lorsque
j'ai publié la relation de mon premier voyage en Terre
sainte.
Mais, avant de procéder à cette démonstration rigoureuse,
que la possession des belles photographies de M. Salzmann
et l'étude nouvelle que j'ai faite sur les lieux me permettent
de substituer à des affirmations, loyales sans doute, mais
suspectes d'imagination, aux yeux de ceux dont elles dé-
rangeaient les idées préconçues, je dois poser un axiome, et
1 Ara. Jud. XIV, iv, i.
tome xxvr, irc partie. 3
18 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
signaler un fait qui, au cas présent, a toute la valeur d'un
axiome.
Je dis donc que, lorsque l'on est en face d'une muraille dans
la construction de laquelle il est facile, pour le premier venu,
de reconnaître divers appareils superposés, cette muraille' offre
exactement les mêmes ressources, pour l'appréciation de l'âge
relatif des différents appareils de maçonnerie, qu'une coupe
géologique pour la détermination de l'âge relatif des roches
qui se superposent. En d'autres termes, s'il est évident que la
couche inférieure est plus ancienne que celles qui sont placées
au-dessus d'elle, il n'est pas moins évident que les appareils
différents employés dans la construction d'une muraille sont
classés par ordre chronologique, en remontant de bas en haut,
de telle sorte que la construction la plus ancienne est toujours
en bas et la construction la plus récente au sommet de la mu-
raille. Je sais bien que, de même que, dans une coupe géolo-
gique, on peut parfois constater des infiltrations accidentelles
qui semblent déranger l'ordre chronologique, de même, dans
des constructions exécutées de main d'homme, il peut se pré-
senter des reprises en sous-œuvre capables de tromper l'obser-
vateur qui se presse trop de juger. Mais ce cas est assez rare,
et, d'ailleurs, il ne saurait tromper un instant un œil tant soit
peu exercé.
Le fait que je veux ensuite établir, c'est que le nom d'enceinte
du Haram-ech-Chérif, appliqué aux curieuses murailles que
je viens de décrire, est absolument impropre, et ne rend pas le
moins du monde compte de la nature de cette construction.
En effet, le sol delà plaie-forme du Haram-ech-Chérif, plate-
forme qui n'a pas varié depuis l'existence du temple de Salo-
mon , puisque le sommet arasé du mont Moriah en fait partie
aujourd'hui comme alors, le sol de la plate-forme, dis-je, est
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 19
bien entouré de murailles, mais dont la hauteur ne dépasse
guère 5 ou 6 mètres, si bien que, de la prétendue enceinte du
temple, une hauteur de 1 5 ou 1 6 mètres ne peut recouvrir
qu'un massif. Or, que, dans les diverses catastrophes qui ont
frappé cette plate-forme sacrée, les véritables murs d'enceinte,
c'est-à-dire ceux en saillie sur la plate-forme même, et en cou-
ronnant partout le faîte, aient été renversés jusqu'à la dernière
assise, je le veux bien. Mais que des vainqueurs quelconques
aient eu la bizarre idée de démolir pierre à pierre une mon-
tagne factice, composée de blocs énormes solidement reliés
entre eux et qu'il avait fallu des années pour assembler, je ne
le comprendrai jamais; d'abord parce que c'était une peine
fort inutile, et qu'ensuite, pour achever ce travail de disloca-
tion des assises, il aurait fallu dépenser juste autant de temps
et d'argent que pour les assembler. Détruire un édifice d'un
culte exécré, cela s'est vu de tout temps, lorsque les sectateurs
de ce culte étaient vaincus; mais personne, que je sache, ne
s'est jamais avisé de raser une montagne supportant un édifice
religieux condamné et rasé. Or qu'était la plate-forme du temple
de Salomon? Rien déplus, rien de moins qu'une montagne en
partie naturelle, artificielle en partie. Ce n'est pas moi qui le
dis, c'est l'historien Josèphe, auquel on peut bien reprocher
çà et là quelques exagérations volontaires, quelques erreurs
même, mais qui n'en reste pas moins la source unique des
renseignements les plus curieux et les plus vraisemblables sur
l'histoire de la nation juive.
Avant de poursuivre notre étude, disons un mot touchant
l'enceinte militaire de Jérusalem. Nous lisons dans Josèphe1 :
« La ville était munie d'une triple muraille, sauf sur les côtés où
1 Bell. Jud. tib. V, cap. iv, S î et 2.
3.
20 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
«elle était couverte par des vallées inaccessibles» (là en effet
elle n'avait qu'une seule muraille d'enceinte).
Et plus loin : «Des trois murailles, la plus ancienne était
« inexjmgnable, tant à cause des vallées et de la hauteur delà
«colline sur laquelle elle était construite, que parce que des
« ouvrages de défense y avaient été accumulés avec grand soin
«et avec des dépenses énormes par David, Salomon et leurs
« successeurs. Commençant du côté du nord à la tour Hippicus,
« et s'étendant vers leXvstus, puis rejoignant le sanhédrin, elle
« venait finir au portique occidental du temple. L'autre branche ,
« commençant à la même tour et faisant face à l'occident, s'éten-
« dait par le lieu dit Belhsô jusqu'à la porte des Esséniens,
« puis, faisant face au midi, se dirigeait du côté de la fontaine
« de Siloam, et de là, s'inclinant de nouveau en faisant face à
« l'orient vers l'étang de Salomon et continuant jusqu'au lieu dit
« Ophlas, se reliait au portique oriental du temple. »
Il est inutile de reproduire ici la description que nous fournit
.Tosèphe des deux autres murailles de Jérusalem. Ce qui ressort
pleinement et irréfragablement du passage que je viens de rap-
porter, c'est que Josèphe parle d'une muraille existant à l'époque
même du siège de Titus, et que, pour lui, comme pour toute
la nation juive, comme pour les Romains eux-mêmes, auxquels
était destiné son livre sur la guerre judaïque, c'est-à-dire à
une époque postérieure de près d'un siècle au règne d'Hérode
le Grand, il y avait à Jérusalem une enceinte militaire qui était
l'œuvre de David et de sa descendance.
Le fait estqu'Hérodele Grand trouva les enceintes militaires
de Jérusalem en bon état et n'eut rien à y faire. Au siège de
Pompée, la ville s'était rendue, et le vainqueur s'était bien
gardé de la démanteler. Le temple seul résista, et c'est par le
côté nord, seul point d'attaque possible, qu'il fut pris.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 21
Lorsque Hérode assiégea Antigone, son point d'attaque fut
le même1; les enceintes militaires hors de ce point n'eurent
rien à souffrir.
Reste le siège de Nabuchodonosor, siège à la suite duquel le
temple et le palais furent pillés et brûlés, et la ville rasée2.
Cela implique-t-il que les murailles d'enceinte furent abattues?
Pas le moins du monde. Elles furent simplement démantelées,
et je n'en veux d'autre preuve que le peu de temps qu'il fallut
aux Hébreux pour les remettre en état de défense, c'est-à-dire
pour fermer les brèches que les Babyloniens, par les ordres de
Nabuchodonosor, y avaient ouvertes. En effet, nous lisons dans
Néhémie, vi, i5: « La muraille fut achevée le 1 5 du mois d'éloul,
« en cinquante-deux jours. » On conviendra, j'espère, que, pour
que la muraille d'enceinte'de Jérusalem pût être réparée en
cinquante-deux jours, il fallait qu'elle ne présentât que des
brèches assez facilement réparables. Au reste nous trouvons
la preuve explicite de ce fait dans le verset 1 du chapitre vi de
Néhémie, lequel est ainsi conçu : «Il arriva que, lorsque San-
« balath et Tobie , et Djesm l'Arabe, et le reste de nos ennemis,
«apprirent que j'avais bâti la muraille, et qu'il n'y était pas
«resté de brèche (quoique, jusqu'à ce temps, je n'eusse pas
«placé de battants aux portes), etc. » De là découle un corol-
laire certain; c'est que, si des portions des murailles antiques
de Jérusalem subsistent encore, on y peut retrouver des brèches
fermées avec de la maçonnerie construite par l'ordre de Né-
hémie. Ce corollaire trouvera son application plus loin.
* Ce premier corollaire n'est pas le seul ; en voici un second :
si, dans les murailles actuelles de Jérusalem, il se présente des
parties incontestablement antérieures au siège de Titus, il est
1 Ant. Jad. lib. XIV, cap. xv, § i£; cap. xvi, § î et seq. — ~ Ibid. lib. X,
cap. vm, S 5.
22 MÉMOJRES DE L'ACADÉMIE.
a priori très-permis de chercher à reconnaître s'il y existe des
portions de construction remontant j usqu'à l'époque de David
et des rois ses successeurs. C'est ce que je vais faire, en étu-
diant avec une analyse patiente chacun des points de la soi-
disant enceinte du Haram-ech-Chérif.
Avant tout, essayons de planter quelques jalons sur le che-
min difficile que nous avons à parcourir. Il est évident que, si
nous parvenons à déterminer dune manière précise des por-
tions romaines et hérodiennes dans la bâtisse du monument
que nous allons étudier en détail, nous aurons fait un grand
pas. En effet, tout appareil qui se montrera au-dessus et au-
dessous de ces portions d'âges reconnus, prendra immédiate-
ment un âge relatif incontestable, et nous n'aurons plus, pour
compléter notre appréciation chronologique, qu'à nous laisser
guider par la logique de l'humble bon sens.
Commençons donc par l'appareil romain, que nous devrons
considérer comme postérieur au siège de Titus. A l'angle
nord-est paraît, ainsi que je l'ai dit en décrivant l'enceinte,
un pan de muraille superposé à des assises du grand appareil
fortement endommagées, et sur lesquelles peut-être le temps
seul n'a pas pesé. Il semble effectivement que d'instinct on
puisse reconnaître, sur la face rongée des blocs immenses
qui constituent ces assises, les traces de la rage humaine;
le bélier et l'incendie peuvent avoir passé par là. Le pan de
mur antique qui paraît au-dessus est nettement caractérisé
par la régularité de ses assises. Neuf de ces assises sont en
place, et elles sont formées de petits blocs un peu moins
hauts que larges, mais assez régulièrement taillés. Vers le mi-
lieu de la partie faisant face au nord s'ouvre, au-dessus delà
seconde assise, une fenêtre en plein cintre, d'apparence toute
romaine, et dont la présence exclut immédiatement toute envie
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 23
d'attribuer cette muraille à la période du moyen âge. A l'angle
même; cette muraille forme une légère saillie dont l'arête est
parfaitement tracée. Il y a là une idée d'ornementation exté-
rieure en avant-corps, qui n'est guère romaine, mais qui, au
contraire, est toute orientale, car les exemples de ces saillies
faisant avant-corps, de dimensions trop restreintes pour fournir
des flanquements utiles à la défense, abondent dans les monu-
ments les plus antiques de la Syrie. Si, de plus, on compare
l'appareil de ce pan de muraille à celui des murailles d'Héro-
dium, on trouve, pour ainsi dire, une identité palpable. Le pan
de muraille dont je viens de d'occuper ne peut, avec sa baie
en plein cintre, être que romain ou hérodien. Il surmonte le
grand appareil; celui-ci est donc plus antique.
Passons à la face méridionale de l'enceinte et au point où se
présentent les trois portes en plein cintre aujourd'hui mu-
rées. L'archivolte de gauche est à peu près intacte, elle offre
tous les caractères de la construction romaine et se relie très-
nettement à l'appareil romain qui l'entoure. Les deux autres
archivoltes (celle du centre et celle de droite) ont souffert à
plus d'une époque, et elles présentent des traces de dislocation
fort médiocrement réparée à une époque qui ne peut être qu'a-
rabe ou turque. Les pieds-droits offrent par-ci par-là des blocs
en place appartenant au grand appareil qui, à droite et à
gauche de cette triple porte, se rencontre dans les assises infé-
rieures. Il est évident, au premier coup d'oeil, que ces portes
ont été remaniées nombre de fois, et que l'appareil essentiel-
lement romain qui s'y reconnaît en plus d'un point a été em-
ployé pour rajuster des constructions antérieures en mauvais
état. J'ai parlé de reprises en sous-œuvre contre lesquelles on
doit se tenir en garde, si l'on ne veut pas se laisser induire en
erreur; le pied-droit intermédiaire de droite nous en montre un
24 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
exemple frappant. Ainsi deux blocs à encadrement du grand
appareil sont séparés par deux assises de petits blocs dont l'en-
semble a certainement remplacé un bloc unique, hors de ser-
vice ou arraché par une cause quelconque. Nous nous garde-
rons bien d'en conclure que la masse la plus élevée a été placée
ainsi après que les deux petites assises qu'elle surmonte avaient
été maçonnées.
Au-dessus des archivoltes de la triple porte, se montre un
cordon de pierres de taille fort endommagé, mais dont la
partie supérieure forme un petit plan incliné rachetant le haut
de la muraille, laquelle, à partir de ce point, se trouve ainsi
un peu en retraite sur la surface inférieure.
A partir du cordon que je viens d'indiquer, l'appareil est
fort régulier, quant aux assises. Les blocs sont à bossage irré-
gulier, c'est-à-dire en tout semblables à l'appareil du xie et du
xne siècle si fréquemment employé en France. Mais, comme
cet appareil est identique aussi avec celui de l'Odeum d'Am-
man, je ne me reconnais plus le droit de déclarer ce pan de
la muraille de Jérusalem postérieur à l'époque romaine. Pour
la partie inférieure de la muraille, le doute n'est pas permis,
et nous nous trouvons en face d'une construction évidem-
ment romaine.
Ce qu'il est indispensable de noter, c'est que cette face de
muraille, très-régulière et de très-bonne construction, est ma-
nifestement greffée sur une portion beaucoup plus ancienne,
avec laquelle elle se rajuste très-mal, et qui comporte elle-
même deux échantillons d'appareil n'ayant entre eux aucune
espèce d'analogie.
Encore un mot sur l'appareil romain que je viens de dé-
crire. Deux jours fort étroits, et ayant absolument l'air de meur-
trières, sont coupés dans la maçonnerie romaine que je viens
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 25
de décrire. Leur apparence moderne pourrait jeter un doute
sérieux sur l'âge de cette maçonnerie, si l'on ne trouvait immé-
diatement l'explication de cette anomalie. Ces meurtrières ont
pris la place de deux jours en plein cintre qui ont été murés,
mais dont le profil est resté visible, même sur la photographie
de la face sud de l'angle sud-est. Leur présence, bien loin de
donner tort à ceux qui, comme moi, voudront voir de la ma-
çonnerie romaine dans ce grand pan de muraille, ne fait donc
que confirmer cette opinion.
Il est bien entendu que je ne parlerai pas de l'enceinte pro-
prement dite, c'est-à-dire de la muraille moderne qui couronne
le terre-plein du Haram; elle ne mérite pas qu'on s'en occupe,
tant sa construction est médiocre et dénote à première vue son
origine.
Je viens de parler longuement des parties de maçonnerie
qui peuvent s'attribuer aux Romains. Toutefois, j'ai dû le faire
en exprimant un peu d'incertitude; car il ne m'était pas dé-
montré d'une manière positive qu'il n'y eût pas moyen de faire
remonter l'âge de cet appareil un peu plus haut, c'est-à-dire
au règne d'Hérode. Maintenant je me trouve en mesure d'être
plus net et plus précis, et je vais décrire des portions de bâ-
tisse qu'il n'est pas possible de refuser à Hérode. Si je parviens,
comme je l'espère, à démontrer cette attribution rigoureuse-
ment, la solution de la question s'en trouvera fort avancée,
puisque j'aurai, par la règle de superposition des différents
appareils, établi l'existence de portions de muraille anté-
rieures à l'époque d'Hérode. Cela nous reportera forcément,
ou à la remise en état des murailles de Jérusalem par Nehé-
mie, ou à leur construction primitive par David et sa dynastie.
Et si, comme je crois pouvoir le prouver, nous avons précisé-
ment deux systèmes de construction tout à fait distincts à con-
tome xxvi, ire partie. k
26 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
sidérer comme antérieurs au système d'Hérode, il en résultera
que les deux époques que je viens d'indiquer sont représen-
tées, dans la soi-disant enceinte du Haram-ech-Chérif, par ces
deux systèmes différents.
Voyons donc quelles sont les parties qui appartiennent for-
cément à Hérode. Nous commencerons par la porte Dorée. On
se rappelle que cette porte, actuellement murée, est la seule
entrée antique donnant accès, du côté de l'orient, dans le Ha-
ram-ech-Chérif. Elle se compose de deux larges piliers carrés,
complètement engagés aujourd'hui dans la maçonnerie turque,
et surmontés de chapiteaux formés de deux rangs superposés
de feuilles d'acanthe ou, au moins, d'un végétal assez semblable
à l'acanthe, et dont les folioles aiguës et profondément décou-
pées appartiennent à un style sui generis, qui a évidemment
la prétention de ressembler au corinthien, tout en conservant
son caractère propre.
Le sommet du chapiteau est un peu évidé au centre, et là
il porte une saillie circulaire, copiée également des chapiteaux
des pilastres corinthiens de construction gréco-romaine de
cette époque.
Sur les chapiteaux repose une double archivolte, surchargée
d'ornements, et présentant plusieurs cordons concentriques,
de feuillages, d'entre-lacs et de petits modifions courant au-
dessus de tous les autres. A mon retour de Jérusalem, j'avais
énoncé la conviction que cette porte était d'Hérode le Grand,
et je dois avouer que je n'eus pas le bonheur de faire partager
cette conviction à tout le monde. On se méfiait de mes dessins
et par conséquent de mon opinion. Depuis lors, les belles pho-
tographies de mon ami A. Salzmann sont venues trancher la
difficulté et prouver que j'avais un peu moins d'imagination
que ne m'en attribuaient ceux qui, n'ayant jamais mis le pied
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 27
hors de leur logis, ne pardonnent pas aux autres d'aller cher-
cher, au péril de leur vie, des faits capables de déranger les
théories a priori écloses au fond du cabinet. Ces photographies,
aussi bien que celles que je viens de rapporter moi-même,
démontrent amplement que la porte Dorée ne peut être by-
zantine; elle est donc plus ancienne.
Voyons maintenant ce que nous révèle l'étude, même super-
ficielle, des parties antiques de cette illustre porte.
A première vue, ainsi que je l'ai déjà dit, la pierre paraît
rongée, effritée, et il semble évident que le feu a passé par là.
Les pieds-droits sont mal appareillés, et, à côté de blocs de fort
belle taille, se présentent des rajustages faits avec de petites
pierres, mais certainement contemporains de la construction
primitive. A aucune époque un architecte n'aurait consenti à
laisser en lumière des parties aussi défectueuses; à aucune
époque, sauf bien entendu l'époque turque, qui n'y regarde
pas de si près. Si donc ces pieds-droits sont antiques, et ceci
personne n'oserait le nier, ils ont dû être revêtus de façon
que leurs défauts fussent masqués. Or la photographie nous
montre que des plaques de revêtement se rajustaient à la base
des chapiteaux, qui ont, sur la surface actuelle du pied-droit,
une saillie inexplicable, si l'on n'admet pas l'existence de ces
plaques de revêtement. Ceci posé, on me permettra, j'espère,
de croire et d'affirmer que ces plaques indispensables n'étaient
autres que des plaques d'argent doré, mises en fusion durant
le siège de Titus et lors de l'incendie des portiques. C'est leur
fusion qui a mis la pierre dans l'état de détérioration incroyable
où elle se voit aujourd'hui, état que le temps seul n'aurait
jamais pu produire. Je conclus donc une fois de plus que cette
porte, évidemment brûlée pendant le siège de Titus, fut l'œuvre
des architectes d'Hérode le Grand. Rappelons-nous main-
4-
28 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
tenant qu'en donnant la description des parties de muraille
entre lesquelles la porte Dorée se trouve enclavée, j'ai fait re-
marquer qu'elles présentaient un appareil relativement mo-
derne (eu égard au grand appareil) , et sur l'origine hérodienne
ou romaine duquel je ne me suis pas prononcé. Je puis être
plus explicite maintenant, et je déclare que ces parties de mu-
raille ont fermé les brèches ouvertes par les hélépoles et les
béliers de Titus dans la paroi de revêtement du massif du
Temple. Ces portions de murs datent donc très-probablement
de l'époque où, sous le règne d'Hadrien, Jérusalem devint la
colonie iElia Capitolina.
Passons actuellement à la porte ornée comme la porte Dorée
et placée au-dessous de la mosquée d'El-Aksa. Si la porte Do-
rée est l'œuvre d'Hérode, il en est certainement de même de
la porte d'El-Aksa; mais, ici, la photographie va nous permettre
de trouver un bon argument de plus en faveur de la véritable
origine de ces deux portes de même style.
C'est Justinien, ainsi que nous le savons par Procope, qui a
fait bâtir l'église de Sainte-Marie, remplacée plus tard par la
mosquée d'El-Aksa. Notre porte est énormément en contre-bas
de cette église. Elle n'a donc pas la moindre relation avec elle.
Mais les architectes de Justinien, trouvant debout ce débris
vénérable du temple d'Hérode, l'auront respecté et fait entrer
dans leur plan de reconstruction, en l'enclavant dans la ma-
çonnerie qui devait soutenir la plate-forme sur laquelle ils
voulaient bâtir leur église. Ce qui ne contribue pas peu à me
le faire croire, c'est la présence, dans la maçonnerie qui en-
cadre la porte antique, d'une inscription encastrée, sens
dessus dessous, dans le mur, et qui très-certainement a été
renversée à dessein, et mise là, peut-être, pour constater le
renversement des idées qui en avaient dicté la teneur.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 29
Voici cette inscription :
TITO AEL • HADRIANO
ANTONINO AVG-PIO
P-P-PONTIF-AVGVR.
D-D-
Nul doute que cette inscription n'ait été encastrée clans la
base d'une statue élevée à l'empereur Antonin le Pieux. Krail't
a conclu de sa présence que la porte antique dont je m'oc-
cupe était du temps d'Hadrien. Mais Williams a fait bonne
justice de cette conclusion tirée de la présence d'une inscrip-
tion évidemment déplacée, puisqu'elle est sens dessus dessous,
et il a cru devoir conclure que la porte en question était du
temps de Justinien. J'ai dit tout à l'heure pourquoi je ne puis
admettre cette opinion. Pour moi comme pour le savant Wil-
liams, l'inscription a été mise là à l'époque où Justinien a fait
construire l'église de la Vierge; mais voilà tout. Il n'y a au-
cune analogie entre la nature des appareils employés à la
construction de la porte et celle de l'appareil dans la der-
nière assise duquel est placée l'inscription. Evidemment celle-
ci a été encastrée dans le mur postérieurement à l'existence de
la porte antique. Par suite, il est logique, en admettant que cette
inscription ait été placée là à l'époque de Justinien, de conclure
que la porte inférieure est bien antérieure à cette époque.
Etudions maintenant l'appareil même de la porte et celui
que manifestent toutes les parties de maçonnerie dans les-
quelles cette porte est enclavée. Nous allons voir que cette
étude a son importance, et méritait bien qu'on la fît.
L'examen le plus superficiel est suffisant pour démontrer
que les parties sculptées de cette porte, aujourd'hui visibles
pour tout le monde, se relient à un appareil très-régulier, très-
30 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
beau, comportant de magnifiques blocs sans bossage et parfai-
tement jointoyés. C'est là de la maçonnerie grecque dans toute
la force du terme, et d'une bonne époque. Au-dessus paraît
un pan de muraille fort soigné aussi, mais d'assez petit appa-
reil, faisant partie intégrante des murs extérieurs de l'église
de la Vierge, ou mosquée d'El-Aksa. Là se montre incontesta-
blement le système des architectes de Justinien, et la position
relative démontre, au premier coup d'oeil, l'antériorité de l'ap-
pareil contemporain de la porte elle-même, lequel, par consé-
quent, ne peut être que romain ou hérodien; or, comme il n'a
pas le moindre rapport avec l'appareil romain des trois portes
cintrées étudiées plus haut, il faut bien qu'il soit d'Hérode,
ainsi que l'indiquait déjà l'ornementation végétale de la porte
elle-même.
Cette porte est murée, et ne présente qu'une baie carrée
munie d'un grillage, et ouvrant sur les galeries souterraines
ou substructions de la mosquée d'El-Aksa. La maçonnerie qui
a bouché cette porte est d'apparence relativement moderne et
offre une certaine analogie avec celle du mur d'El-Aksa. Elle
est moins bonne néanmoins et doit être un peu plus ré-
cente.
Quant au mur du jardin d'El-Aksa, lequel recoupe la porte
en deux, il est fort délabré, de construction plus que mé-
diocre et probablement contemporaine de la transformation
de l'église de Justinien en mosquée. Immédiatement à l'angle
de jonction de ce mur arabe avec la muraille antique, s'ouvrait
jadis une porte ogivale à double archivolte, murée plus tard,
et probablement par les croisés. J'admettrais assez volontiers
que la porte antique a été condamnée et bouchée sous Justi-
nien, ou tout au moins par les musulmans, lorsque ceux-ci
bâtirent une enceinte au jardin d'El-Aksa et ouvrirent la baie
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHER1F. 31
ogivale que les croisés s'empressèrent de boucher à leur tour,
lorsqu'ils devinrent maîtres de Jérusalem.
Quoi qu'il en soit, nous avons autour de la porte essentiel-
lement hérodienne d'El-Aksa un bon échantillon de l'appareil
hérodien, appareil qu'il est impossible de confondre avec tous
ceux que nous avons passés en revue jusqu'ici.
Voyons maintenant ce que nous offre l'angle sud-ouest de
l'enceinte sacrée.
Toute la partie du mur méridional que l'on peut voir du
fond du Tyropœon, à partir de l'angle sud-ouest de l'enceinte
jusqu'aux bâtiments d'El-Aksa, comporte, sur une hauteur de
dix assises parfaitement conservées, le grand appareil à assises
en retraite et à encadrement en bossage que nous avons déjà
décrit tant de fois. Au-dessus s'élève un pan de mur de petit
appareil très-régulier, mais à bossages grossiers et non retaillés.
Ou cet appareil est des premiers temps de la période musul-
mane , ou il est de l'époque des croisades. Neuf baies sont per-
cées dans ce pan de muraille. Sept d'entre elles sont également
espacées à partir des dépendances de la mosquée d'El-Aksa.
Les cinq premières sont rectangulaires, d'une hauteur double
de leur largeur, et surmontées d'un petit jour en segment de
cercle ou lunule vide fort étroite. La sixième baie est une petite
fenêtre formée de deux baies accouplées et cintrées, séparées
par un meneau ou une colonnette. Celle-ci est une fenêtre
chrétienne ouverte probablement à l'époque des croisades. La
septième baie est identique de forme avec les cinq premières,
aussi bien que la huitième. L'intervalle entre la septième et la
huitième fenêtre est double de celui qui sépare les fenêtres
précédentes. Enfin la dernière baie, qui est aussi rectangu-
laire, est percée dans la maçonnerie qui a fermé une large baie
ogivale percée postérieurement à la construction de la mu-
32 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
raille. L'ogive, dont le profil se reconnaît à merveille, porte
une petite meurtrière à son sommet. Toute la portion de mur
dans laquelle sont percées les fenêtres irrégulières que je viens
de décrire paraît avoir été remaniée. Je dois ajouter qu'un
cordon, formé d'un tore fort délabré, sépare la portion de
grand appareil de la muraille musulmane ou des croisades.
En passant à l'inspection de la face ouest, on reconnaît à
merveille la superposition d'appareils très-distincts, et qu'il est
bon d'examiner en détail. Toute la base proprement dite de
la muraille présente le gros appareil avec tous les caractères
que nous avons signalés à l'angle sud-est. Trois assises sont en
place et n'ont jamais été dérangées, sur une longueur de
12 mètres, à partir de laquelle commence l'amorce de pont
dont j'ai déjà parlé, et sur le compte de laquelle je vais revenir
avec détail. A l'aisselle même de cette arche est resté en place
un bloc d'une quatrième assise. Immédiatement en contact
avec ce pont et du côté du nord, on voit en place deux assises
de plus du grand appareil, mais sur une largeur de 6 à 7 mè-
tres seulement. Quatre assises sont apparentes, les inférieures
étant enterrées sous les amas de débris de toute nature qui,
en ce point, encombrent les approches de l'enceinte sacrée.
Ce qu'il importe de noter en passant, c'est que les voussoirs
antiques dont se compose ce magnifique débris d'arche se
relient parfaitement et se sont toujours reliés au grand appa-
reil, avec lequel ils font corps. Les rangs de voussoirs en
place sont au nombre de trois , dont les deux inférieurs seuls
sont complets, le rang supérieur ayant perdu un voussoir
intermédiaire de 5 mètres de longueur, lequel a été remplacé
par de la maçonnerie d'assez médiocre appareil, se reliant à
la face générale du mur d'enceinte.
Avant d'aller plus loin, occupons-nous du pont antique qui
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 33
traversait le Tyropœon, et dont nous trouvons un magnifique
fragment. La largeur du pont est de i5m,5o. La voûte, en arc
de cercle, commence au-dessus d'une assise de blocs de gros
appareil, placée en saillie de l\h centimètres sur la face du
mur. Ce qui reste de l'intrados de la voûte a une hauteur ver-
ticale de k mètres, jusqu'à la naissance du joint normal à la
surface de l'intrados. Cette même naissance du joint est en
saillie de im,5o sur la surface extérieure du mur d'enceinte,
à laquelle la partie inférieure de la courbe génératrice de la
voûté est à peu près tangente. Ayant déterminé la corde du
voussoir inférieur, qui est admirablement conservé, et la corde
de l'ensemble des deux voussoirs supérieurs, rien n'est plus
aisé que de trouver le centre, le rayon, et par suite le dia-
mètre de la voûte. Le rayon du cercle générateur est de 8m,35,
et le centre est placé à 85 centimètres au-dessous du plan
dans lequel se trouve la saillie qui recoupe l'arête inférieure
de la voûte. L'arc générateur n'est donc pas une demi-circon-
férence entière, et le pont avait à peine i6m,70 d'ouverture.
Par suite, la flèche de la voûte avait 7m,5o au-dessus du plan
de naissance. Il n'y a rien là d'exorbitant, et, avec un tablier
d'un mètre seulement d'épaisseur, la voie desservie par ce pont
devait aboutir, sans rampe aucune, sur le plateau opposé,,
plateau qui, même avec les remblais qui l'encombrent, n'est
guère aujourd'hui que d'une vingtaine de pieds au-dessus du
fond du Tyropœon.
Je n'hésite pas à dire que, si les dimensions d'un pareil
pont sont imposantes et dénotent des connaissances fort déve-
loppées chez l'architecte qui l'a conçu, elles n'ont absolument
rien qui puisse faire révoquer en doute l'existence d'un pont
qui devait avoir deux arches, et reliait en ce point le plateau
de Moriah ou du temple au plateau de Sion ou du palais. Ce
tome xxvi, i™ partie. 5
34 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
fait a été mis hors de contestation par un savant et habile
explorateur de l'antique Jérusalem, M. Ermete Pierotti, à l'a-
mitié duquel je dois de très-intéressants détails sur les résul-
tats des fouilles qu'il a pratiquées, pendant huit années consé-
cutives, dans la ville sainte. Il a recherché, de l'autre côté du
Tyropœon, les traces de l'autre culée du pont dont nous nous
occupons, et il en a retrouvé l'encastrement nettement déter-
miné et taillé dans le roc même qui forme le flanc opposé du
ravin.
Voyons maintenant ce qu'était ce pont et comment il en
est question dans les écrits de Flavius Josèphe. Celui-ci ne nous
ayant donné avec des détails suffisants que la description du
temple d'Hérode , en négligeant de décrire tous les autres mo-
numents de la cité sainte, monuments qu'il se contente de citer
en passant, quand son récit l'exige, il n'y a rien d'étonnant à
ce qu'il ne se soit pas appesanti sur les détails de construction
d'un édifice que connaissait parfaitement toute la population
de Jérusalem. Josèphe parle à plusieurs reprises du pont qui
reliait le plateau du temple au Xystus. Le Xystus était une
sorte de place publique où se tenaient les assemblées de la
nation; à l'ouest du Xystus était établi le palais des Asmonéens.
Voici maintenant les différents passages dans lesquels il est
question du pont.
Pendant le siège de Pompée, les partisans dAristobule se
réfugièrent dans le temple, décidés à s'y défendre jusqu'à la
dernière extrémité ; « ils coupèrent, avant de s'enfermer, le pont
« qui réunissait le temple à la ville : » xal rrjv avvdnlovaav
dit' avrov Tri isôlet yé(pvp<xv ditonô^ avres x. t. À. '.
Le même fait est raconté ainsi dans un autre passage : ntxi
■xr\v teivovctuv dit avrov yétpvpav eîs rriv tsô'kiv é'KO^av2,
1 Bell Jnd. I, vu, a. — ' Ant. Jud. XIV, iv, 2.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 35
« et ils coupèrent le pont qui conduisait du temple à la ville. »
Le même paragraphe contient encore le passage suivant : « Car
«la partie du temple qui regardait la ville était inaccessible,
« maintenant qu'on avait coupé le pont qui communiquait
« avec la partie occupée par Pompée. »
kmppwyei yàp koù rà tspbs rrjv gsôXiv, tïjs yetpvpas àvoc-
reTpa^évrjs è<p' ou Sirjye Ilofnnjios.
Sous le règne de Néron, Gessius Florus ayant été nommé
procurateur de la Judée, des plaintes s'élevèrent contre son
administration, qui était devenue odieuse à la nation juive. A
cette occasion, Agrippa fit un discours devant le peuple réuni
au Xystus , afin de le détourner de déclarer la guerre aux Ro-
mains. Voici comment la chose est racontée par Josèphe :
«Le peuple ayant été convoqué au Xystus, Agrippa, après
« avoir fait placer sa sœur Bérénice dans un lieu en vue de
«l'assemblée, sur le palais des Asmonéens (ce palais, qui do-
« minait le Xystus, était situé à l'extrémité même de la ville
« haute, et un pont reliait le temple au Xystus), s'exprima en
« ces termes, etc. i »
Plus loin, nous lisons encore, à propos du siège de Titus :
«Il (Titus) s'arrêta à l'occident de l'enceinte extérieure du
« temple; là étaient des portes donnant sur le Xystus et un
« pont qui reliait la ville haute au temple; ce pont était alors
« placé entre les tyrans et César : Kou yé(pvp<x Gwàiflovcrai
« tw ispœ ty\v âvw -srdÀw aurr? to'ts f/,e<7î7 twv Tvpdvvwv îjv xal
« toû Kaio-apos2. »
Plus loin encore 3 nous trouvons ceci : « La troupe des auxi-
« liaires et tout le reste étaient placés vers le Xystus, et, à partir
« delà, vers le pontet la tour de Simon, tour que ce chef avait
1 Bell Jud. II, xvi, 3. — 2 Ibid. VI, vi, 2. — 3 Ibid. VI, vm, i.
5.
36 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
«fait construire, pendant qu'il faisait la guerre à Jean, pour
« lui servir de place d'armes. » Il ne sera pas inutile de rap-
peler à quel moment cette tour fut construite; Josèphe nous
l'apprend ' en racontant que Simon était posté à l'extérieur du
temple, et Jean avec ses partisans à l'intérieur. Celui-ci fit
construire quatre hautes tours pour résister mieux à son en-
nemi : l'une à l'angle nord-est de l'enceinte dû temple, l'autre
dominant le Xystus, la troisième à l'autre angle dominant la
ville basse (c'est-à-dire vers l'angle nord-ouest de l'enceinte),
et enfin la quatrième sur le sommet des Pastophories. Ce fut
alors que Simon, pour éviter d'être dominé de trop haut par
la tour que Jean fit placer probablement à l'entrée du pont,
construisit, de son côté, et vers l'autre extrémité, la tour que
Josèphe appelle tour de Simon.
J'ai cité tous les passages où il est question du pont qui re-
liait le temple au Xystus, et il n'en est pas un seul qui ne
s'accorde parfaitement avec la position de l'arche ruinée dans
laquelle le révérend Robinson a eu, le premier, le mérite de
reconnaître le pont mentionné par Josèphe.
Pour moi, ce pont est de la plus haute antiquité, et, quoi
qu'on en puisse dire, je me crois en droit d'affirmer qu'il est
de beaucoup antérieur au règne d'Hérode.
Mais il vaut mieux le prouver que i' affirmer, et c'est ce que
je vais m'efforcer de faire.
A l'angle sud-ouest de l'enceinte, et sur la face occidentale,
j'ai déjà dit que la base du mur était construite en très-gros
appareil se reliant parfaitement à l'amorce du pont antique.
Immédiatement au-dessus des assises de gros appareil se montre
un magnifique pan de mur très-bien conservé, et qui empiète,
1 Bell. Jud.lV.ix, 12.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 37
sur la rangée supérieure des voussoirs en place, d'un bon
quart de la largeur primitive du pont. L'appareil de ce pan
de mur est identique avec le bel appareil dans lequel la porte
hérodienne d'El-Aksa est enclavée, et qui est l'œuvre des
mêmes ouvriers. Notre pan de mur, qui recouvre une partie
de l'ancien pont, est donc aussi de l'époque d'Hérode, ainsi
qu'une partie de la muraille superposée aux assises de gros
appareil, et qui se voit à 6 ou 7 mètres à gauche du pont.
Celui-ci a donc été coupé, modifié, si l'on veut, avant le règne
d'Hérode, puisque, à cette époque, un quart de sa largeur était
déjà condamné. Or nous venons de voir que le pont qui reliait
le temple au Xystus fut coupé lors du siège de Pompée; rien
donc de plus naturel que la présence de l'appareil hérodien
au-dessus d'une extrémité du pont détruit. N'oublions pas que
ce pont avait plus de i5 mètres de largeur, et qu'il n'y a rien
d'étonnant à ce qu'après sa destruction on ait réduit cette lar-
geur, en le reconstruisant probablement en bois.
C'est en l'année 63 avant J. C. que les partisans d'Aristobule
coupèrent le pont du Xystus, et c'est en l'an 37 seulement
qu'Hérode devint maître de Jérusalem. Ce ne fut même qu'en
l'an 17 avant J. C. que les travaux de reconstruction du temple
furent commencés. Il a donc pu s'écouler quarante-six ans entre
la destruction du pont et la bâtisse du pan de mur hérodien
que je viens de décrire. Celui-ci est surmonté, exactement
comme la face méridionale adjacente de gros appareil, d'une
muraille de petit appareil avec bossage grossier, quejecrois du
temps des croisades ou de peu antérieure. Une seule fenêtre
rectangulaire, surmontée d'une étroite lunule vide, comme les
fenêtres analogues de la face méridionale, était percée dans
cette muraille supérieure : elle est aujourd'hui bouchée. En
résumé, la face occidentale de l'angle sud-ouest de l'enceinte
38 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
nous montre quatre assises de voussoirs d'un pont appartenant
à l'époque du grand appareil, reliées parfaitement, à droite et à
gauche, à des assises en place de ce grand appareil, lesquelles
sont, ainsi qu'une partie du pontlui-même, surmontées d'un mur
d'Hérode , surmonté à son tour d'un mur arabe ou des croisades.
Puisque Néhémie n'a employé que cinquante-deux jours à
fermer et à remettre en état toute l'enceinte de Jérusalem, il
serait insensé, on en conviendra, de lui attribuer les construc-
tions colossales que surmonte l'appareil hérodien.
Nous venons de voir que la largeur du pont qui reliait le
temple au Xystus fut notablement réduite après le siège de
Pompée. A ce sujet, il est véritablement curieux d'étudier les
différents appareils de maçonnerie qui se présentent, au-des-
sus de la largeur primitive du pont, dans le mur d'enceinte du
Haram-ech-Chérif tel qu'il existe aujourd'hui. Au-dessus des
quatre premiers mètres comptés à partir de l'extrémité sud,
nous trouvons l'appareil hérodien surmonté de l'appareil des
croisades sur toute la hauteur de la muraille. Vers le centre
du pont primitif, on reconnaît une brèche de 4 mètres, à
très-peu près, fermée jusqu'au sommet du mur par une ma-
çonnerie de très-petit et très-médiocre appareil, qui forme une
grande tache verticale sur la muraille d'enceinte. Cette tache
empiète un peu sur la surface laissée libre par le voussoir
arraché dont j'ai parlé. Celui-ci a dû évidemment donner
passage à une voie de 5 mètres environ de largeur, fermée
à son tour en appareil un peu meilleur et un peu plus ancien
que celui qui a été employé pour boucher la longue brèche
verticale que je viens de décrire. Enfin, au sommet du mur
qui surmonte toute la portion de gauche du pont primitif, se
montre une construction arabe de très-petit appareil, et qui
fait partie de la mosquée dite des Moghrabins.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 39
C'est maintenant le moment de revenir sur nos pas et d'é-
tudier un fragment de muraille qui est digne, je le crois, de
toute notre attention. A la face méridionale de l'angle sud-est
de l'enceinte, je l'ai déjà dit, toutes les assises de grand appa-
reil sont en place, et elles sont fort mal rajustées avec la ma-
gnifique muraille romaine dans laquelle s'ouvraient les trois
portes cintrées maintenant condamnées. Ce défaut de raccord
tient certainement à ce que, de ce côté aussi, il y eut primiti-
vement, comme à la face orientale du même angle, une saillie
formant un avant-corps de l'angle entier. Cette arête avait déjà
disparu dès l'époque romaine, puisque la construction qui ap-
partient à cette période est en retraite sur les parties voisines
de l'angle même, tandis qu'elle se raccorde parfaitement avec
la face générale du mur méridional. Mais nous devons remar-
quer que cet avant-corps, si peu saillant du reste, avait été
réparé déjà bien avant les Romains, puisqu'un fragment de
mur d'un appareil tout particulier, et se rajustant aux assises
de grand appareil, fait lui-même saillie sur la face romaine.
Les assises de cet antique fragment se composent de boutisses
et de panneresses régulièrement alternées, mais dans un état de
détérioration qui contraste fortement avec la belle conservation
des blocs de la construction romaine voisine, et des blocs des
fragments hérodiens que nous avons reconnus plus haut. Nous
avons donc ici un appareil plus ancien que l'appareil romain
et que l'appareil hérodien , mais plus récent que le grand ap-
pareil. Cela est indubitable.
Tout ceci posé, j'arrive aux conclusions qui découlent
nécessairement des observations minutieuses que j'ai, trop
longuement peut-être, consignées dans ce travail. Je ne
saurais toutefois le regretter, puisque ces observations seules
pouvaient me permettre de formuler nettement une opi-
40 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
nion qu'il serait, je crois, difficile de contredire aujour-
d'hui.
Les constructions arabes et turques se montrent exclusive-
ment au couronnement de la grande enceinte formant l'en-
ceinte proprement dite du Haram-ech-Chérif. Au-dessous de
ces constructions médiocres et relativement modernes, l'appa-
reil des croisades se rencontre nettement au-dessus du mur
romain dans lequel était percée la triple porte du sud : à
l'angle sud-ouest, au-dessus de la face sud du grand appareil,
et au-dessus de la face ouest d'appareil hérodien. L'appareil
byzantin de Justinien se montre au-dessus de la porte d'El-
Aksa dans le mur de l'église de Sainte-Marie, devenue la mos-
quée d'El-Aksa. L'appareil romain se reconnaît à l'angle nord-
est d'abord, puis aux grandes brèches avoisinant la porte Dorée
et autour de la triple porte en plein cintre de la face méridio-
nale. A l'appareil romain se montre subordonné l'appareil hé-
rodien que l'on reconnaît autour de la porte d'El-Aksa, et
au-dessus du pont qui reliait le temple au Xystus.
Enfin , au-dessous de tous ces systèmes successifs de construc-
tion, on trouve un fragment d'appareil tout à fait distinct, plus
ancien que l'appareil hérodien, intermédiaire entre l'appareil
romain et le grand appareil, à la face sud de l'avant-corps du
sud-est. C'est un échantillon de la reconstruction de Néhémie.
Reste le grand appareil sur lequel repose le tout, et qui, ne
pouvant être rapporté à Néhémie, dont l'œuvre de réparation
n'employa qu'un temps fort court (52 jours en tout), doit être
forcément attribué à Salomon , et, en quelques parties, à ses suc-
cesseurs immédiats. Je résumerai ainsi les caractères essentiels
de ce système de construction, auquel je me crois en droit de
restituer maintenant, d'une manière générale, le nom d'appa-
reil salomonien : Assises de blocs considérables, en retraite les
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 41
unes sur les autres de plusieurs centimètres, de manière à ré-
partir le fruit des murailles sur ces retraites successives; blocs
ornés d'un encadrement élégamment repiqué, jointoyés avec
un soin extrême, et portant fréquemment, à leur surface exté-
rieure, des saillies destinées à faciliter la manœuvre de masses
aussi considérables; assises horizontales ajustées avec un soin
qui ne laisse rien à désirer. Quant aux joints verticaux, négli-
gence absolue de la règle, relativement moderne, qui veut
que l'on dispose les blocs superposés, joint sur plein. Cette re-
marque seule suffirait pour faire reporter à la plus haute an-
tiquité l'appareil dans lequel une semblable incorrection se ma-
nifeste.
DEUXIÈME PARTIE.
Il est temps de passer à la discussion des textes qui concer-
nent le Haram-ech-Chérif, et, je crois pouvoir l'affirmer d'a-
vance, nous allons voir ces textes, dont aucun, dans aucune
de ses parties, ne sera volontairement passé sous silence, con-
courir, sans exception, à corroborer la thèse qui vient d'être
développée si laborieusement par les arguments positifs et
techniques.
Maintenant que j'ai revu et étudié à loisir ce vénérable
monument; maintenant que j'ai pu le visiter, l'examinera l'in-
térieur comme à l'extérieur, je me sens fort à l'aise pour dire
à mes contradicteurs : non, je ne m'étais pas trompé. C'est
vous qui vous trompez, de très-bonne foi, j'en suis convaincu;
mais la bonne foi et la loyauté des appréciations ne sont pas
des caractères suffisants pour rendre ces appréciations irré-
futables. Je vais donc aborder sur de nouveaux frais l'étude
de l'enceinte du Haram-ech-Chérif de Jérusalem, et cette fois
tome xxvi, ir0 partie. 6
42 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
en discutant tous les textes qui le concernent. Je dis tous,
parce que je ne me permettrai pas d'élaguer d'un passage que
j'invoquerai les lambeaux qui me gêneront, afin de n'en pré-
senter que ceux qui me donneraient raison.
Pris en masse, les textes, sans en rien distraire, doivent
me donner gain de cause, ou ils doivent m'infliger un dé-
menti absolu. Or, moi aussi, j'ai la prétention d'être assez loyal
pour ne rien passer volontairement sous silence, dans cette
discussion historique et philologique qui, considérée en elle-
même, est une des plus intéressantes que présente l'étude de
l'archéologie.
J'ai donné plus haut la description détaillée des parties
distinctes, quant à l'appareil, qui constituent ce vénérable mo-
nument, et je constate que nous sommes tous d'accord sur
l'âge relatif de ces différentes parties, car ce n'est que sur les
dates plus ou moins précises de chacune d'elles que le débat
est engagé.
Je vais donc commencer par reprendre un à un tous les
textes de l'historien Josèphe, textes qui, je ne saurais trop le
dire, doivent être, ainsi qu'il est très-facile de le démontrer,
tenus en suspicion, dès qu'ils impliquent des chiffres de di-
mensions, tandis que nous n'avons guère le droit de les
traiter avec le même dédain , aussitôt que nous ne leur deman-
dons plus que des faits historiques. Chacun de ces textes sera
suivi d'un commentaire analytique, à l'aide duquel je pré-
tends établir une série de faits positifs, et assez positifs pour
que tout le monde soit condamné à s'incliner devant leur au-
torité.
Ceci entendu, procédons par ordre.
Le premier passage que nous devons emprunter à Josèphe
est celui où il rapporte la description donnée par Hécatée
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉFUF. 43
d'Abdère [Contra Apionem, 1. I, c. xxn); il y est dit: « Qu'au mi-
ce lieu de la ville se voit un péribole de pierre, ayant cinq piè-
ce thres de longueur, sur cent coudées de largeur, et présen-
ce tant des doubles portes. » Le plèthre est la sixième partie
du stade. Prenons le stade olympique de i85 mètres; cinq
sixièmes de stade nous donnent 1 53 mètres de longueur pour
l'enceinte décrite par Hécatée. Cette enceinte a cent coudées
de largeur, soit 52m,5o. Evidemment nous ne pouvons dire
que ces mesures s'appliquent à l'enceinte du Haram-ech-Chérif
que nous connaissons. Que représentent-elles donc?. Héca-
tée a pris soin de nous en instruire. «Dans cette enceinte,
ee ajoute-t-il, est un. autel carré, construit en pierres blanches
ce non taillées, dont les côtés ont vingt coudées de longueur,
ce et qui est élevé de dix coudées. Près de cet autel est un
« grand édifice qui contient un autel et un chandelier, d'or
ce tous les deux, et du poids de deux talents.» Hécatée était
contemporain d'Alexandre; il parle donc forcément du temple
de Zorobabel. Contentons-nous, quant à présent., de cette in-
dication; mais constatons que ces dimensions sont beaucoup
plus petites que celles de la plate-forme de rocher sur la-
quelle était le temple, et qui aujourd'hui supporte la Qoub-
bet-es-Sakhrah. Or, comme cette plate-forme n'a pu changer
ni de dimensions, ni de place, puisqu'elle est en grande partie
taillée dans le roc (lequel est à nu, dans toute la partie nord) ,
nous sommes, dès ce moment, conduits à présumer qu'Héca-
tée n'a voulu parler là que de l'enceinte proprement dite du
temple, c'est-à-dire de celle dans laquelle il n'était pas per-
mis aux Gentils de pénétrer.
Maintenant, venons aux témoignages directs et personnels
que nous fournissent les œuvres de Josèphe; et, pour mettre
de l'ordre dans nos recherches, commençons par tous les
6.
44 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
passages qui concernent l'œuvre de Salomon , et qui se trou-
vent disséminés dans les deux écrits sur les Antiquités judaï-
ques et sur la Guerre des Juifs. Le premier de tous est le sui-
vant : « Alors il (David) remit devant tout le monde à Salomon
«le tracé et l'ordonnance du temple à construire, ceux aussi
« des fondements des maisons et des constructions supé-
« rieures, etc. etc. ] » (&eue\io)v xai oïxwv uai v-ne.pûwv') .
Tout avait donc été préparé par David pour son fils, et
l'Ecriture est ainsi confirmée par le récit de Josèphe, confir-
mation dont, au reste, elle n'avait pas besoin.
Voici maintenant le passage relatif à la préparation des
matériaux : « Il leur ordonna de tailler de grands blocs des-
« tinés à entrer dans les fondations du temple (vaov); après
«les avoir d'abord ajustés et reliés dans la montagne (la car-
« rière), ils devaient ainsi les amener dans la ville. » 11 est évi-
dent qu'il n'est pas possible de prendre à la lettre les expres-
sions dont se sert ici Josèphe, erui^TJcram-as et àpfxôcnxvTtxs,
«les ayant reliés et ajustés2. » Autant vaudrait dire qu'on avait
eu l'idée de construire les murailles dans la carrière et de les
transplanter ensuite tout d'une pièce sur le terrain. C'est tout
simplement une assertion ridicule, que Josèphe a peut-être
transmise aux autres telle qu'il l'avait reçue lui-même. En
tout cas, on ne la fera accepter, j'imagine, ni par un archi-
tecte, ni par un ingénieur quelconque. Mais peut-être Josèphe
a-t-il voulu dire seulement qu'avant de sortir de la carrière
les blocs étaient appareillés. Pour ma part, je le crois.
Tout le chapitre m du livre VIII des Antiquités judaïques
est consacré à la description du temple proprement dit et de
ses accessoires, tels que la mer d'airain, les dix bassins, l'au-
1 Ani. Jud. VII, xiv, 10. — % Ant. Jud. VIII, xi, 9.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 45
tel, les colonnes Iakin et Beaz, etc. etc. Tout cela est fort
curieux, fort intéressant, mais doit trouver sa place dans
un autre travail, puisque, cette fois, je ne veux analyser que
les passages relatifs à l'extérieur du temple. A ce titre, le
paragraphe 9 de ce même chapitre mérite pourtant que nous
nous y arrêtions. J'y lis ceci: « Il (le roi Salomon) construisit
«autour du naos une enceinte, que nous appelons giswn dans
« notre langue maternelle et qui se nomme en grec &piyxos
«(mur de clôture); elle était haute de trois coudées (im,575)
«et destinée à défendre au peuple l'entrée dans le hiéron,
« cette entrée étant réservée aux prêtres seuls. A l'extérieur
« de cette enceinte, il construisit un hiéron de forme carrée,
« orné de portiques grands et larges, munis de portes élevées,
«faisant face aux quatre vents, et fermées par des battants
«dorés. Tout individu du peuple, observateur dos lois et à
« l'état de pureté, était libre d'entrer dans ce hiéron. » Josèphe
malheureusement n'avait aucune idée des dimensions réelles
de ce hiéron extérieur, puisqu'il ne s'est pas hasardé à nous
les transmettre. En revanche, il ajoute immédiatement ceci:
« On ne peut dire, et à peine pourrait-on* croire, en le voyant,
« combien il rendit admirable ce hiéron extérieur. En effet,
«ayant comblé de terres accumulées de grandes vallées, dont
«il était difficile de mesurer de l'œil la profondeur immense,
«etayant élevé ce massif à la hauteur de 4oo coudées, il par-
« vint à lui donner la même hauteur qu'avait le sommet de la
«montagne sur lequel le temple (ô vaos) était construit. C'est
«pour cette raison que la plate-forme hypèthre du hiéron
«extérieur (to ët-wdsv iepov) était au niveau du sol même
«du naos. Il l'entoura [zs£pi^oc(jL§dvet S'ccùto) de portiques
«doubles, soutenus par des colonnes de pierre du pays s'é-
« levant jusqu'au faîte; elles supportaient un toit lambrissé
46 ' MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
« de cèdre. Toutes les portes de cet autre hiéron étaient d'ar-
« gent '. »
De cette description il ressort plusieurs faits qu'il est bon
de préciser; mais, avant tout, prenons note de celui-ci : Josèphe
se sert constamment du mot raos pour désigner le temple
proprement dit, la maison, comme l'appelle l'Ecriture sainte.
Il donne le nom de hiéron hypèthre et de hiéron extérieur à l'es-
planade garnie d'édifices sacrés, y compris le thrinkos; enfin
il donne encore ce nom de hiéron extérieur à l'ensemble des
portiques.
Je demande, de mon côté, la permission d'adopter une fois
pour toutes des noms pour ces différentes parties du temple.
Comme Josèphe, j'appellerai toujours le temple naos; la pre-
mière enceinte d'édifices sacrés comprenant le gision ou thrin-
kos, je l'appellerai le hiéron, et c'est à l'ensemble des portiques
entourant le tout que je réserverai spécialement le nom de
hiéron extérieur. Ceci posé, examinons le passage que je viens
de reproduire.
Et d'abord, si Josèphe n'est pas un imposteur, nous avons
le droit de conclure de ce récit :
i° Que Salomon n'a pas accumulé les terres formant le
novau du massif supportant le naos et le hiéron, sur le flanc
d'une seule vallée, mais bien sur celui de toutes les vallées au-
dessus desquelles devait s'élever ce massif, afin de former la
plate-forme quadrangulaire amenée au niveau du sommet
même du mont Moriah.
2° Que les portiques doubles renfermant le hiéron fu-
rent construits par Salomon sur les quatre faces de ce hié-
ron.
' Ant. Jud. VIII, m, 9.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. hl
3° Que le hiéron était hypèthre et au même niveau que le
naos.
Quant aux quatre cents coudées que Josèphe donne à la
hauteur du massif de la plate-forme supportant tous les édi-
fices sacrés, je n'ai qu'un mot à en dire : chiffre de Josèphe!
et, comme tel, bon. à oublier le plus vite possible. Veut-on , en
effet, savoir la différence de niveau qu'il y a entre le fond de
roc du Cédron et la plate-forme du temple? C'est moins de
100 mètres, tandis que les quatre cents coudées de Josèphe
nous donneraient 210 mètres, c'est-à-dire beaucoup plus du
double. Cet historien aurait-il par hasard adopté constamment
Yamah ou coudée de om,52 5 pour les mesures en plan, et le
djamed pour les mesures de hauteur? Il n'y aurait rien d'im-
possible à cela, et, dans le cas présent, les quatre cents cou-
dées indiquées par lui nous donneraient io5 mètres seule-
ment, ce qui se rapprocherait mieux de la réalité.
« Tous ces travaux furent achevés en sept ans l. »
Poursuivons. Au livre XV, chap. xi, § 3, nous lisons ceci, à
propos des constructions d'Hérode :
«Ayant arraché les anciens fondements, et en ayant jeté
«d'autres, il construisit sur ceux-ci le naos [rov vaov), qui
« avait cent coudées de longueur et vingt coudées de hauteur de
«plus (que primitivement?) etc. »
Josèphe ne parle que des fondations du naos , celles-ci ont
donc été les seules fondations remaniées par Hérode.
«En outre, il (Hérode) entoura le naos de vastes portiques
« [zsepie\dpi€(x,ve Se koù alocùç (leyialais tov vqlov), en ayant
« en tout égard aux règles de la juste proportion, et en dépas-
« sant les dépenses primitives, de sorte qu'il semblait qu'aucun
1 Ant. Jud. VIII, îv, 1.
48 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
« autre n'eût avant lui décoré le naos. Deux de ces portiques
« s'appuyaient sur la grande muraille [â(x(pw S'ijo-txv (isydXov
« Tetypvs) , et cette muraille constituait l'œuvre la plus gigan-
« tesque dont les hommes aient jamais entendu parler» Une
« colline rocheuse et difficile allait en s' élevant peu à peu et
« doucement jusqu'à son sommet, à l'orient de la ville. Salomon,
«qui régna le premier sur nous, obéissant à l'inspiration de
« Dieu , couvrit tout ce qui entourait le sommet de cette colline
« de constructions énormes, et, de plus, il l'entoura par le bas,
«en commençant par le pied de la colline [dira tvs pt'^s),
«que contournait au vent d'Afrique une vallée très-profonde
« [fjv fiadeïa, Tzepideï Ç>dpay% xarà At'éa), d'une muraille faite
«de grands blocs reliés entre eux par du plomb, enfermant
«toujours quelque partie de la région intérieure, et s' élevant
«successivement, de telle façon que la grandeur de la cons-
« truction et la hauteur du massif quadrangulaire ainsi formé
«étaient immenses; de manière aussi qu'on pouvait juger de
«la taille des pierres employées, par ce qui en paraissait à la
«surface, et qu'à l'intérieur ces pierres, reliées par des liga-
« tures de fer, formaient un massif à tout jamais inébranlable
« (dxivyTOVs T&j tzavrl y^pôvw). L'ouvrage ayant été continué
« ainsi jusqu'à ce qu'il rejoignît le sommet de la colline, lors-
« qu'on eut un peu aplani ce sommet et rempli les cavités ren-
« fermées à l'intérieur de la muraille, il (c'est toujours de Sa-
« lomon qu'il est question) amena le tout au niveau des parties
a de la surface qui étaient en saillie, et fit une esplanade. Tout
«cela formait le péribole ayant un circuit de quatre stades,
« chaque angle embrassant une longueur d'un stade. (Toûto Se
« r\v to zsdv izepiSoXos, Terldpwv alaSîwv idv hvkXov ëywv,
« èxdcrliiç ywvias alaSiov [lijxoç diroXafiSctvovervs.) A l'inté-
* rieur de cet espace, le sommet même fut entouré d'une autre
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH CHÉRIF. 49
« muraille de pierre, soutenant, du côté de l'orient, un double
«portique ayant la même longueur que cette muraille, faisant
«face aux portes du naos, qui s'élevait au milieu de cette en-
« ceinte. [ÈvSorépw Se toutou xal TS&p' ccvttjv iyjv ccxpav âXXo
« rsïypç âvw XiBivov tseptdsï, Ttarà [ièv èœav pàyjv iaop,y]Xt) tw
« Tefysi, aloàv ëyoav SiivXrjv, èv [léuw tov vew tstu^xo'tos,
« âÇiopwerixv eh tocs &vpas avrov.) Plusieurs des anciens rois
«ornèrent ce portique. Autour du hiéron étaient attachées
« partout les dépouilles des barbares, et le roi Hérode consacra
«tous ces trophées, en y ajoutant tous ceux qu'il avait rem-
« portés sur les Arabes. »
Ou Josèphe ne savait pas exprimer ses pensées (ce dont,
soit dit en passant, on n'a pas encore songé à l'accuser), ou
du passage qui précède résultent les faits suivants, qui étaient
des vérités pour lui :
]° Autour du naos, Salomon construisit des portiques. Qui
dit autour ne dit pas devant; il y avait donc dans l'œuvre de
Salomon un portique de l'est, un portique du sud, un por-
tique de l'ouest et un portique du nord.
2° Salomon enveloppa le mont Moriah d'une construction
commencée au pied de ce mont, et s'élevant jusqu'au niveau
du sommet. Cette construction est spécialement indiquée comme
ayant garni la face sud du mont (onro rrjs pîÇys . . . narà Àtëa)
où courait une profonde vallée. A quoi bon parler de celle-ci ex-
clusivement, si Salomon n'y avait pas construit son mur de sou-
tènement? A quoi bon parler de cette vallée, si le mur du sud
construit par Salomon était en arrière de celui qui existe aujour-
d'hui, et qui est posé sur le roc, ainsi que mes dernières fouilles
l'ont prouvé, puisque c'est celui-là qui couronne l'escarpement
sud du Moriah, et qu'en le reportant en arrière il n'y avait plus
d'ombre de raison de s'occuper de la vallée placée au-dessous?
tome xxvi, ire partie. 7
50 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
3° La construction de Salomon formait un massif quadran-
gulaire (xad to tyos TSTpocywvov ysyevyfiévris) ; je dis qua-
drangulaire parce que tsipàywvoç signifie tètragone, et que
si un tètragone peut être un carré, il ne s'ensuit pas le moins
du monde qu'un tètragone soit forcément un carré.
h° Pour Josèphe, le soutènement construit par Salomon
constituait un massif à jamais inébranlable (dxivriTovs tu>
tsclvti ygôvw). Il ne se serait pas servi de cette expression, s'il
était vrai que ce massif, sans l'ombre de raison, eût été dé-
rangé et reconstruit par Hérode, et cela par simple amour de
la dépense, puisqu'il était à tout jamais inébranlable: en d'au-
tres termes, il est certain que, pour Josèphe, le massif de Salo-
mon n'avait pas été ébranlé parla main de l'homme, plus que
par l'action du temps. Ce fait, en le supposant réel, se serait
passé environ quatre-vingts ans avant l'époque où Josèphe écri-
vait : comment faurait-il ignoré, et s'il ne l'ignorait pas, com-
ment i'aurait-il passé sous silence, lui qui décrivait si com-
plaisamment les travaux, ordonnés par Hérode?
5° Des ligatures de fer reliaient à l'intérieur les blocs du
massif de Salomon; ces ligatures de fer, j'en ai retrouvé et
rapporté un échantillon qui est oxydé jusqu'au cœur, malgré
l'épaisseur du métal.
6° Salomon nivela la plate-forme de son massif relié au
sommet du mont Moriah.
7° Tout ce péribole, cette enceinte avait un circuit de quatre
stades, chacun des angles embrassant une longueur d'un stade.
Nous voici en face de chiffres, et nous savons ce qu'ils valent
dans les écrits de Josèphe. Celui-ci se rendait-il bien compte
de ce qu'il écrivait là? Vraiment on pourrait croire le contraire,
en trouvant cette expression incompréhensible, géométrique-
ment parlant : imx&lrjç ywvhxç r/la,8iov (ifjxos àiroÀaju.é'avotio'rjs.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 51
Je ne sais pas en effet ce que c'est qu'un angle qui a un stade
de longueur. Il faut donc deviner que l'historien a voulu dire
que chaque côté de chaque angle avait un stade de longueur. _
8° Un autre mur de pierre, rejeté à l'intérieur de la plate-
forme et bâti au sommet du Moriah, formait une autre enceinte
au milieu de laquelle était le naos. C'était contre cet autre mur
intérieur que s'appuyait à l'est un double portique qui avait
la même longueur que le mur auquel il était adossé, et faisait
face aux portes du naos.
9° Ce portique fut successivement orné par plusieurs des
rois de l'ancien empire.
î o° Autour du hiéron, c'est-à-dire de l'ensemble des quatre
portiques construits par Salomon, étaient suspendus les tro-
phées remportés sur les nations barbares. Le roi Hérode les
consacra de nouveau, en y ajoutant ceux qu'il avait enlevés
aux Arabes.
ii° Les deux portiques qui s'appuyaient directement sur
la grande muraille de Salomon étaient des portiques construits
par Hérode. Ceci est très-clairement exprimé par Josèphe, qui
profite de l'occasion que lui fournit la mention qu'il en fait
pour décrire la grande muraille de Salomon.
Jusqu'ici je ne vois pas trop comment on me prouvera que
je ne suis pas dans le vrai, en attribuant à Salomon ce que
l'on tient à mettre au compte d'Hérode. Mais il y a bien
d'autres textes encore dans Josèphe; ce sont peut-être ceux-là
qui me donneront tort. Interrogeons-les donc à leur tour, et
d'abord finissons-en avec le livre des Antiquités judaïques.
Nous y lisons encore ceci 1 :
«A cette époque la construction du hiéron était terminée.
1 XX, ix, 7.
52 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
« Le peuple voyait les ouvriers qui y avaient été employés re-
« tomber dans l'oisiveté, au nombre de plus de dix-huit mille
* hommes, et il pensait que ces hommes devaient avoir besoin
« d'un salaire, eux qui précédemment gagnaient leur vie dans
«les travaux qu'ils exécutaient au hiéron; on ne voulait pas
«avoir d'argent en réserve de crainte des Romains, et, d'un
« autre côté, on se préoccupait du sort des ouvriers et l'on dé-
« sirait dépenser les sommes du trésor à leur profit, car celui
« qui faisait une heure de travail seulement dans la journée en
« touchait aussitôt le salaire; on supplia donc le roi et on s'ef-
« força de lui persuader d'entreprendre la restauration du por-
« tique oriental. En effet, ce portique du hiéron extérieur do-
« minait une vallée profonde, et, s'appuyant sur les murs de
« quatre cents coudées ( reTpuxocrtwv iznr/wv tous ■zoiyovs
« ëyovGOL) , était construit en pierres tétragonales (èx. Xidwv
« reTptxywvwv) et d'une entière blancheur (la longueur de cha-
« cune de ces pierres était de vingt coudées, et la hauteur de
« six); et c'était l'œuvre du roi Salomon, le premier qui cons-
« truisit tout l'ensemble du biéron. Le roi (à qui Claudius
«César avait confié le soin du hiéron) ayant réfléchi que la
«démolition d'un édifice quelconque était chose aisée, tandis
«que sa construction était difficile, surtout lorsqu'il s'agissait
« d'une œuvre comme ce portique; réfléchissant aussi qu'il
«faudrait et beaucoup de temps et beaucoup d'argent, refusa
« d'accéder à cette demande; mais il consentit à faire paver la
«ville avec de la pierre blancbe. »
i° Quel est le roi dont il s'agit ici? C'est Agrippa II, qui
n'avait qu'une autorité religieuse à Jérusalem. C'est donc bien
postérieurement au règne d'Hérode qu'il faut placer ls fait in-
dubitable que nous raconte Joseph e. Hérode n'avait donc pas
touché au mur de soutènement, ni au portique salomonien
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 53
placé à l'est du temple. Nous en avons deux preuves de plus
dans l'Évangile de saint Jean (x, 22), où nous lisons : uai
TseptsTTcirei à ïrjcrovs èv ry aloôi rov SoXofAWvos, et dans les
Actes des Apôtres (ni, 11), où il est encore dit : ènl ry crloâL
Ti] xtxXovpévri HoXo(jlwvos. Si Jésus se promenait dans le por-
tique de Salomon, c'est apparemment que ce portique était
encore debout à cette époque. On m'objectera probablement
que ce portique n'avait conservé du temps de Salomon que
son nom. Mais le texte de Josèpbe condamnerait irrésistible-
ment cette objection malheureuse.
20 L'expression rerpdywvos , appliquée ici à des pierres qui
avaient vingt coudées de longueur et six de hauteur, nous
montre quel sens Josèphe attachait à ce mot, et prouve que
j'ai eu raison de ne pas admettre que le massif tétragonal de
Salomon, décrit par Josèphe, fût nécessairement un carré; je
sais bien qu'on me dira que chaque côté de ce massif avait un
stade de longueur, mais c'est là un chiffre de Josèphe. J'en
fais peu de cas, et j'ai donné de bonnes raisons pour justifier
mes soupçons constants sur les chiffres de cet écrivain.
3° Il est encore question ici du mur de quatre cents cou-
dées construit par Salomon sur le côté oriental du temple. Jo-
sèphe s'en tenait, on le voit, aux mesures les plus impossibles,
une fois qu'il les avait mises dans sa tête et dans ses écrits;
cela nous prouve que Josèphe n'avait pas le moindre sentiment
des nombres. On me permettra, j'imagine, de conclure du
texte qui précède que, vers 64 de 1ère chrétienne, c'est-à-dire
six ans avant le siège de Titus, le mur salomonien oriental,
auquel Hérode n'avait pas touché soixante ans auparavant,
était encore en assez bon état pour qu'on ne songeât pas à de-
mander à Agrippa II de le rebâtir, mais bien de relever le por-
tique qu'il soutenait [ëitsiBov ibv (SaOTÀe'a tvv dvajo'kiKvv
54 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
rfloàv dveyéïpat). Je le demande, si ce portique et la muraille
qui le supportait eussent été d'Hérode, quelle nécessité y eût-il
eu, après soixante ans d'existence, de les reconstruire?
4° Le portique oriental , dit portique de Salomon, faisait partie
du hiéron extérieur, et dominait la profonde vallée du Cédron.
Ce ne fut donc qu'en 70, quand Titus vint assiéger et ruiner
Jérusalem , que le grand mur oriental de Salomon fut réelle-
ment remanié, mais à coups de bélier et d'hélépole.
Voudrait-on maintenant m' expliquer comment ce mur de
l'est, qui n'avait pas bougé sous Hérode, se trouve si bien relié
avec le mur du sud qu'Hérode a refait, dit-on, et de telle sorte
que les mêmes blocs parementent à la fois la face est et la
face sud, à l'angle sud-est du Haram-ech-Chérif? Il est vrai
qu'on pourra essayer de se tirer de là en affirmant que toute la
muraille sud actuelle est l'œuvre d'Hérode, et qu'enfin la mu-
raille sud de Salomon, dont il n'existe pas de trace, était bien
en deçà et notablement rapprochée du sommet du mont Mo-
riah; qu'enfin l'angle sud-est est également d'Hérode. Mais cet
angle, qui cube plusieurs centaines de mètres en une masse
compacte formée de blocs immenses, valait bien la peine que
Josèphe nous apprît qu'Hérode l'avait construit, beaucoup
moins d'un siècle avant l'époque où il écrivait.
Du reste, nous discuterons cela en continuant notre analyse
des textes; mais, en attendant, je répéterai : prenez garde!
Salomon a construit son massif à partir du pied du Moriah,
dit Josèphe; moi je dis qu'il n'a pas été aussi maladroit et qu'il
a profité du terrain le mieux qu'il a pu, en englobant dans
son massif toutes les parties du Moriah qui s'y prêtaient. Le
roc que j'ai retrouvé sous l'assise que j'appelle salomonienne ,
et que vous appelez hèrodienne, ce roc que vous vous attendiez
à me voir chercher si profondément au pied du Haram-ech-
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 55
Chérif, ce roc enfin, traversé par les canaux souterrains que
vous vous condamnez aussi à attribuera Hérode, ce bienheu-
reux roc est là pour me donner brutalement raison. Si le por-
tique sud de Salomon était bien en deçà du mur actuel, ce
portique dominait, à l'extérieur dubiéron, le plateau naturel
du mont Moriah. Voilà une conclusion que je défie d'éluder.
Maintenant continuons; nous en avons fini avec le livre des
Antiquités judaïques, passons à celui qui raconte la guerre
des juifs.
Au livre V, cb. v, par. 1 , nous lisons ceci : « Le hiéron , comme
«je l'ai dit, était bâti sur le dos d'une colline dominante (èirè
*\6(pov xapTepov); lorsque l'on commença à l'élever, à peine
« y avait-il assez de terrain plat au sommet pour recevoir le
«naos et l'autel. De tous les côtés, en effet, la colline était
« abrupte et déclive. Mais le roi Salomon , le même qui cons-
«truisitle naos, ayant construit aussi un mur du côté de l'o-
« rient, un seul portique fut élevé sur le massif (sît, èTédy
« [ihx aloà, tw •/m(iolti). Des autres côtés le temple n'était pas
« couvert {xcù waxa ye Ta Xontà fxépri yvçivos à vaos 7jv) ; mais,
«à mesure que le temps s'avançait, comme le peuple ajoutait
«toujours quelque chose au massif, la surface de la colline,
« ayant été aplanie, fut agrandie. Abattant aussi le mur septen-
« trional, on prit tout le terrain qu'occupa dans la suite le pé-
« ribole du hiéron entier. (&.i<xxô-^<xvTes §è xcù to Tzpoadpx-viov
« Tsïyos TOcrovTov TSpotjéXa&ov baov vmepov èTre^ev à tov
(i'ZsavTOs izpov xsepî€o'kos.) Mais ayant entouré la colline à
«partir du pied (êx pîÇys) d'une muraille en trois parties
« i^p^XV) ' et ayant travaillé à cette œuvre plus qu'on ne pou-
«vait l'espérer (à cette œuvre furent dépensés et un temps
«considérable [de longs âges, (laxpoi aiwves], et tous les tré-
«sors des caisses sacrées qu'avaient remplies les tributs en-
56 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
« voyés à Dieu de tous les pays du monde) , les périboles su-
« périeurs et le hiéron inférieur furent achevés (tous ts olvw
« tsepiêôXovs xai to xcctw ispov dfx^eSeîfjaxvTo) . Les parties les
« plus basses de ce hiéron inférieur furent élevées jusqu'à trois
«cents coudées, et en certains points à une hauteur plus
« grande encore. Cependant toute la hauteur des fondements
« n'était pas visible; car, en beaucoup de points [èni -nroÀù me
« paraît signifier cela plutôt que en grande partie), on avait rem-
« blayé les vallées pour aplanir les abords de la ville (ep/wa-av
« Tas (pdpayyccs, dmcrovv BovXâfievoi tous (jlsvwirovs toû
« âr/lews). Les pierres de la construction avaient une grandeur
«de quarante coudées [reacnxpaxovTOcn^eis to (léyedos).
« L'abondance de l'argent (dépensé) et la libéralité du peuple
« faisaient avancer les constructions plus qu'on ne pourrait le
« dire, et ce qu'il n'était pas possible d'espérer achever, la per-
« sévérance et la longueur du temps l'achevèrent. »
Enumérons les faits qui découlent de ce passage :
i° Salomon a construit le naos, et le seul mur de soutène-
ment faisant face à l'orient, mur sur lequel il a établi un seul
portiaue, bâti sur le massif qu'il avait créé.
2° Salomon ne bâtit que ce seul portique de l'est, puisque,
vers les trois autres points cardinaux, le temple était nu ou
découvert (yvfivds yv).
3° A partir de Salomon, les travaux du temple et de ses dé-
pendances continuèrent toujours; toujours on ajoutait à l'é-
tendue de la plate-forme moitié naturelle, moitié factice, qui
supportait le tout; elle fut aplanie et agrandie [dvicxovfxevos ô
\â(pos rjvpvvsTo). De quel côté? Est-ce du côté du sud, ainsi
qu'on le prétend pour les besoins de la cause? Pas précisé-
ment, car Josèphe, à cette hypothèse, répond ceci : Aiajcd-
ipames Se koli to 'znpocrdpxTiov Teïyos togovtov zspocré'Xaëov
MAÇONNERIE DU HA.RAM-ECH-CHÉRIF. 57
baov vcrlspov èittïytv à tov 'zsclvios iepov ^ep(§oXos. À qui
fera-t-on ciboire que c'est du côté du sud que le péribole du
hiéron a été agrandi à une époque quelconque, quand Josèphe
dit aussi explicitement que c'est du côté du nord?
4° Dans ce passage, il semble que ce ne soit plus à Salo-
mon que Josèphe attribue la construction du mur de soutène-
ment, sur trois des faces du massif artificiel destiné à soutenir
le temple; c'est le peuple juif qui, en une longue suite d'an-
nées (jxajcpoi aiôôves) et à force d'argent, aurait construit et
les périboles d'en haut, et le hiéron inférieur.
5° Le mur de soutènement fut élevé jusqu'à trois cents
coudées, et quelquefois plus. On ne le voyait pas tout entier,
parce que les vallées avaient été comblées en certains points,
afin d'aplanir les abords de la ville.
6° Les pierres employées avaient quarante coudées de gran-
deur. Voilà une étrange expression. Josèphe est plus précis que
cela ordinairement.
Ce passage, rapproché du passage parallèle tiré des Anti-
quités judaïques , VIII, m, et que j'ai rapporté plus haut, pré-
sente une série de contradictions apparentes telles, que je suis
tenté de croire que si l'un des deux est sûrement de Josèphe,
l'autre pourrait bien n'être qu'une interpolation provenant
d'une main étrangère. Ainsi, ce que Salomon a fait, d'après le
premier passage, c'est le peuple qui l'accomplit dans le second;
Salomon entoure le naos d'un hiéron de portiques splendides
faisant face aux quatre vents du ciel; ici, Salomon n'a construit
qu'un portique à l'est. A coup sûr Salomon, s'il a voulu faire
un massif artificiel capable de supporter le temple et tous les
édifices sacrés, a dû donner des murailles de soutènement
suffisantes à ce massif. Le premier passage le dit formellement;
celui-ci prétend que ce mur de soutènement, élevé sur trois
tome xxvi, iT" partie. 8
58 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
côtés (xp (£})), n'a été fait qu'à la longue et par le peuple juif.
Salomon n'aurait construit que la face de l'est; il l'aurait donc
construite en l'air, comme une quille, sans empâtements au
sud ni au nord, afin de le relier au terrain et de lui donner la
force nécessaire pour résister à la poussée des terres accumu-
lées derrière lui. Cela ne supporte pas l'examen. Dans le pre-
mier passage, les murs de soutènement ont quatre cents cou-
dées de hauteur; daus le second ils n'en ont plus que trois
cents. Dans le premier j)assage, quand Josèphe parle des di-
mensions magnifiques des blocs employés, il désigne les di-
mensions de vingt coudées de longueur sur six de hauteur;
dans le second passage, il s'agit de pierres de quarante cou-
dées de grandeur, et cette expression inintelligible est presque
indigne de Josèphe.
Comment maintenant faire coïncider tous ces faits discor-
dants, s'ils ont été écrits par la même plume? En vérité, je ne
le sais pas; il faut donc faire son choix, accepter pour vrais
ceux qui sont répétés dans les deux passages, et, ceux-là une
fois déterminés, rejeter sans regret tous ceux qui sont en op-
position avec eux. La logique, d'ailleurs, cette fois comme tou-
jours, doit être le fil conducteur, et il faut obéir^à ses injonc-
tions, sous peine de faire fausse route et d'arriver à des résultats
qui ne peuvent se défendre qu'à l'aide d'hypothèses hasardées
qu'il faut entasser les unes sur les autres.
Au livre I de la Guerre judaïque, xxi, i, Josèphe nous dit
encore : « L'année xv de son règne, il (Hérode) restaura le naos,
« et il entoura d'un mur le terrain qui s'étendait autour de ce
« naos, terrain qui devint double de ce qu'il était auparavant,
« et cela à l'aide de dépenses énormes et d'une munificence sans
« égale (aÙTôV ts ibv vabv èirscrKevacre ncd t7\v tsepi olvtov
« dv£T£i)(j(jo(,To yûsç&v, zfjs ovfjrjs SmXarTÎfXv) . La preuve de ce
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 59
« fait étaient les grands portiques édifiés autour du hiéron , et
« la forteresse établie au nord de ce hiéron. Il construisit les
«portiques à partir des fondations; quant à la forteresse, à
«l'aide de larges dépenses, il la restaura de façon qu'elle ne
«fût en rien inférieure aux demeures royales [as fièv yàp
« âvœKoSô^crsv en &s[ie\iwv, to Se èirecrKevaae zsXovrco Sa-tyi-
« Xéï, jcax oùSèv twv BacriXstwv ëXocrlov). »
Analysons encore ce passage :
i° Hérode restaura [èmcrxevacrs) le naos.
2° Il entoura d'une muraille l'esplanade qui entourait le
naos; ce terrain fut doublé.
3° Il construisit les grands portiques formant l'enceinte du
hiéron, à partir des fondations.
4° H restaura la forteresse, qu'il nomma Antonia, et qu'il fit
digne d'être prise pour un palais.
Déjà dans les Antiquités judaïques , XV, xi, 1, Josèphe, racon-
tant comment l'idée était venue à Hérode de rebâtir le temple,
nous dit que le plan de ce monarque était de restaurer le
naos, et de faire le péribole plus grand et de lui donner la
plus magnifique hauteur [tov vewv tov Qsov Si' ixvtov xccto.-
(TKevdfjacrdou, peiÇa ie tov izepfâoAov xai ixobs tyos d&OTups-
TrécfltZTOv èyeipstv).
Dans ce passage il est bien clair qu'il ne s'agit encore que
du naos proprement dit et des portiques du hiéron. Il est
donc en parfaite concordance avec le précédent. Il faut être
singulièrement préoccupé pour voir dans le péribole du naos,
placé au-dessus de la plate-forme artificielle qui soutenait le
naos et les portiques constituant le péribole, pour voir, dis-je,
l'ensemble des murs de soutènement de cette plate-forme, que
l'on essaie de désigner sous le nom d'enceinte extérieure du
temple, kvziziyimxio veut dire : il a relevé les murailles; les
8.
60 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
murailles de quoi? de l'espace qui entourait le naos (rrçy trrepi
ocvtov -/copccv). Inutile d'insister sur ce point; le comprendre
autrement que je ne le fais, c'est commettre une confusion
inadmissible.
On suppose que le nouveau plan adopté par Hérode pour
la reconstruction de son hiéron relégua le temple à une extré-
mité de ce hiéron. Jamais je ne consentirai à admettre qu'Hé-
rode ait accepté et fait exécuter une conception architecturale
aussi boiteuse, aussi maladroite, aussi disgracieuse. C'est là
encore une hypothèse toute gratuite que rien ne justifie, pas
même le passage de la Mischna qui est invoqué en faveur de
cette thèse. Examinons donc ce passage :
mran po î"? 'jè> ovnn po on • hdn oikd ocn hs hdk nixo vnn nvi non in
• a-won po raiyiD pssn po rô ^i1?^
« La montagne de la maison (du temple) avait cinq cents
«coudées sur cinq cents coudées; sa plus grande dimension
« était au sud, sa seconde à l'orient, sa troisième au nord, et
« sa plus petite à l'occident. »
Pour celui qui a écrit ce passage, l'esplanade du temple était
un carré de cinq cents coudées de côté. Gela suffit pour nous
amener à n'en pas faire grand cas. Quant au reste, prenez le
plan du Haram-ech-Chérif, tel qu'il est à l'heure présente, et la
vérité de la quadruple assertion Talmudique vous sautera aux
yeux. Oui, maintenant, comme quand ce passage a été écrit,
la partie méridionale est plus grande que l'espace analogue du
côté de l'orient; celui-ci est plus grand que l'espace du nord;
et le plus petit des quatre est bien celui de l'occident. C'est
toujours l'exacte vérité.
Maintenant, de ce que ce passage de la Mischna constate que
l'espace compris entre la plate-forme proprement dite du temple
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 61
et le mur du sud était plus grand que l'espace compris entre
cette même plate-forme et la limite septentrionale du Haram-
ech-Chérif, comme il l'est encore aujourd'hui, on prétendrait
conclure que l'agrandissement a eu lieu vers le sud; on dé-
clare même que cela le montre clairement. Etrange illusion!
Mais si l'on rapproche cette indication du passage de Josèphe
où il est dit que ce fut en abattant le mur septentrional (&a-
xô^clvtss to tspocrdpxTiov rétros) que l'on gagna du ter-
rain, que devient cette prétendue démonstration? Elle s'éva-
nouit.
On ajoute que «la limite septentrionale marquée par la
« tour Baris ou Antonia ne fut pas déplacée. » Cela est certes
bien évident, puisque c'est le dernier agrandissement de l'es-
planade du temple qui a donné Antonia pour limite septen-
trionale à cette esplanade; c'est pour arriver jusque-là, c'est-à-
dire jusqu'au pied du roc que surmontait Antonia, que l'on
a gagné du terrain vers le nord, en abattant le mur d'enceinte
du nord. Est-ce assez clair? A qui fera-t-on croire que c'est
précisément le contraire qui a eu lieu? A d'autres, c'est possible,
mais je déclare que ce ne sera pas à moi.
On ajoute encore que « pour exécuter ses projets d'agran-
« dissements, Hérode fit démolir jusqu'au sol et refaire les an-
« ciennes terrasses et les portiques qui les couronnaient. »
Les portiques et leurs fondations, oui, mais les terrasses, où
trouve-t-on dans le membre de phrase as [ièv yàp âvwxo-
S6(irj(7sv èx Ssfjis'klwv un mot qui autorise à les ajouter? Je
ne le devine pas, et je rejette hardiment cette addition des
terrasses.
« Seulement, dit-on encore, il fit respecter et enclaver dans
«ses constructions le portique oriental, dit de Salomon, et
« son beau mur de soutènement. C'est là le seul morceau du
62 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
« temple antérieur qu'il semble avoir conservé. Tout le reste
«fut détruit pour renaître rajeuni et agrandi.» A cela je n'ai
que peu de mots à répondre, c'est toujours (juod est demonstran-
dum. On a perpétuellement confondu, dans cette appréciation
des œuvres d'Hérode, ce qui était en haut avec ce qui était en
bas de la plate-forme du mont Moriah.
Qu'on me permette quelques mots encore. La figure géo-
métrique donnée à l'appui de la théorie que je combats, ma-
thématiquement parlant, est fausse de tout point, non pas
quant au jeu de la superficie des deux parallélogrammes que
l'on fait se succéder, mais quant à la situation de la plate-
forme proprement dite du temple; celle-ci n'a pas changé de
place, le roc est resté sur sa base, la sakhrah aussi, et tout
près de celle-ci étaient les statues équestres d'Hadrien et d'An-
tonin, dressées sur l'emplacement même du Saint des Saints
(ce sont saint Jérôme et le pèlerin de Bordeaux qui nous
l'apprennent). Dès lors il faut renoncer à la pensée de faire
concorder cette figure géométrique avec ce que présente le
terrain lui-même. Il n'y a donc point à s'y arrêter plus long-
temps, puisque du centre de la sakhrah au mur méridional,
il y a 260 mètres, et du même point à la limite septentrio-
nale actuelle, 2 32 mètres. La différence n'est pas si grande,
qu'on ne puisse dire que la sakhrah est à peu près au milieu
de l'enceinte actuelle du Haram-ech-Chérif, dans le sens
nord-sud, bien entendu, puisque dans le sens est-ouest ce
même centre de la sakhrah est à 200 mètres juste du mur
oriental et à 110 mètres seulement du mur occidental. Ce sont
précisément ces mesures qui justifient pleinement les asser-
tions contenues dans la phrase empruntée à la Mischna, phrase
que j'ai reproduite plus haut, et dont on a tiré des conclu-
sions qui reposent sur une base imaginaire.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉR1F. 63
Maintenant, résumons; j'ai fait voir, je le crois, que le mur
de soutènement méridional n'avait pas plus été dérangé par
Hérode que le mur oriental.
S'il en est ainsi, que devient l'impossibilité de retrouver,
dans les faces du mur actuel, des assises mises en place par
les ouvriers de Salomon ? Elle aussi s'évanouit. Et si , dans ces
constructions vénérables, les plus anciennes, à en juger par
leur position respective, les plus anciennes, de l'avis de tout
Je monde, même de mes contradicteurs, ont des caractères qui
ne ressemblent en rien aux caractères des constructions qu'il
faut indubitablement attribuer à Hérode ou à son époque,
telles que celles qu'on retrouve à Hérodium, comme à Mas-
sada, comme à Césarée et comme à Machaeronte, ainsi que le
prouvent les belles photographies de M. le duc de Luynes,
qu'en conclure? Que ces premières assises du Haram-ech-
Chérif sont les restes des murs de soutènement qui faisaient
l'admiration de Josèphe, et que Josèphe considérait comme
l'œuvre de Salomon, lui qui écrivait quatre-vingts ans à
peine après les restaurations d'Hérode. Ce n'est certes pas
moi qui me montrerai plus sceptique que Josèphe; et comme,
en définitive, il n'y a pas une seule raison plausible pour
attribuer ces gigantesques assises à un autre qu'à Salomon,
je persisterai à croire qu'elles sont bien de lui, et qu'on ne
parviendra jamais à démontrer le contraire.
Il est un dernier passage de Josèphe que je ne puis passer
sous silence, c'est celui où il est question de la prophétie pré-
disant la prise de Jérusalem et du temple, après que le hiéron
serait devenu tétragonal. Le voici :
« Celui qui réfléchira à ces choses comprendra certaine-
« ment que Dieu s'occupe des hommes, et quil prend tous
«les moyens pour leur montrer ce qui peut être salutaire au
64 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
« genre humain; que quand ils succombent, c'est par suite de
« leur démence et du mal qu'ils font volontairement. Ainsi les
«juifs, après avoir détruit Antonia, rendirent le hiéron tétra-
« gonal, lorsque dans les prophéties il était écrit que la ville et
« le naos seraient pris après que le hiéron serait devenu tétrago-
« nal [dvaysypix(j,fX£vov èv toïs Xoyiois ëypwrzs akwcrsaBcu ?i]v
« gsôXiv xoù tov vaov, èmiSàv tb lepov yévijTou T£Tpd.yœvovl.) »
Il ne me reste plus, pour justifier en quelque sorte a priori
la possibilité de retrouver debout encore des restes du temple
primitif de Jérusalem, qu'à mentionner deux témoignages
auxquels je laisse mes lecteurs parfaitement libres de ne pas
accorder l'importance que je leur accorde moi-même.
La traduction syriaque d'un livre perdu d'Eusèbe, écrit
vers l'an 320 et intitulé Theophania, a été retrouvée, retra-
duite en anglais et publiée, il y a quelques années, par Sa-
muel Lee. Le chapitre xvm du livre IV, pages 2^5, 2^8,
traite de la destruction du temple de Jérusalem, et j'y lis
ceci :
« Jésus-Christ a dit que non-seulement la ville serait dé-
« truite, mais encore la maison qui est dans ses murs, c'est-à-
« dire le temple qu'il ne voulait plus appeler le sien, ni celui
« de Dieu, mais le leur seulement. Il prophétisa qu'il ne serait
« désolé dans aucun autre sens que dans celui de perdre cette
« protection providentielle qui s'exerçait autrefois sur lui. Ainsi
« il dit : Votre maison sera désolée. Et c'est avec raison que
« nous nous étonnons de l'accomplissement de cette prophé-
tie, puisque dans aucun temps ce lieu ne subit une désoîa-
« tion pareille, pas même au temps où ses fondations furent
« rasées par les Babyloniens. »
1 Bell. Jud.Vl,\, U.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉRIF. 65
Puis, un peu plus bas :
« La vue des lieux donne seule la mesure si complète dans
«laquelle cette prédiction s'est accomplie. La durée de cet
« abandon n'a pas été seulement du double de soixante et dix
«ans, comme au temps des Babyloniens, mais plus de quatre
«fois ce temps, confirmant ainsi le jugement prononcé par
« Notre-Seigneur. »
Plus bas encore :
«De plus, l'Écriture nous apprend que toute la construc-
« tion et l'extrême ornementation du temple méritaient d'être
«considérées comme prodigieuses, et en témoignage de cette
«vérité, quelques vestiges de ces anciennes décorations ont été res-
«pectés par le temps. Mais le plus grand de tous les miracles
« est la prophétie du Sauveur, qui déclara à ceux qui s'émer-
« veillaient de cette construction du temple, qu'il ne resterait
« pas pierre sur pierre de cet objet de leur admiration. »
« Il était juste que ce lieu encourût une destruction et une
«désolation extrêmes, à cause de l'audace de ses habitants,
« et parce qu'il était habité par des hommes impies. Et selon
« cette prédiction, le temple tout entier et ses murailles, aussi
« bien que ces constructions ornées et magnifiques qui étaient
«dedans et dont la beauté surpasse toute description, ont
« souffert la désolation depuis ce temps jusqu'au nôtre; avec
«le temps aussi cette désolation augmente, et une si grande
« puissance de destruction est sortie de cette parole, que dans
« bien des endroits on ne découvre même plus aucun vestige
« des fondations. Cette vérité, chacun peut s'en assurer de ses
« propres yeux, et si quelqu'un dit que plusieurs de ces côns-
« tructions existent encore, nous pouvons nous attendre à les voir
« disparaître, car leur ruine augmente chaque jour. La parole
« prophétique s'accomplit par un pouvoir invisible. »
tome xxvi, vr0 partie. 9
m MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Il est bien clair que de la teneur de cet important passage
il est permis de conclure qu'à l'époque où Eusèbe l'écrivait,
il restait encore debout certaines parties du temple détruit
par les Romains, et témoignant, par leur ornementation, de
la splendeur de l'édifice sacré.
Parmi les œuvres d'Aurelius Prudentius Clemens (publiées
à Parme en 1788), je trouve le diptychon écrit vers l'an 3g/i,
où le quatrain XXXI, intitulé Pinna templi, est ainsi conçu :
Excidio templi veteris stat pinna superstes:
Structus enim lapide ex illo manet angulus, usque
In saeclum saecli, quem sprerunt sedificantes.
Nunc capul est templi, et laterum compago duorum.
Dans d'autres manuscrits on lit, mais à tort, lapidam au
lieu de laterum.
Ce quatrain nous montre ce que l'on pensait, vers 3 g4 , de
l'angle sud-est de l'enceinte ancienne du temple.
Déjà en 333, le pèlerin de Bordeaux avait à ce propos écrit
les paroles suivantes : « Ibi est angulus turris excelsissimae ubi
« Dominus ascendit et dixit ei is qui tentabat eum Ibi
«est et lapis angularis magnus de quo dictum est: Lapidem
« quem reprobaverunt sedificantes. Item ad caput anguli, et
« sub pinna turris ipsius, sunt cubicula plurima ubi Salomon
«palatium habebat. Ibi etiam constat cubiculus in quo sedit
« et sapientiam descripsit. Ipse vero cubiculus uno lapide est
« tectus. »
Vers l'an 4oo, saint Jérôme, écrivant son commentaire In
Sophoniœ Proph. cap. 1 ', s'exprime ainsi :
« Ululant super cineres sanctuarii et super altare destruc-
1 Éd. de Martianay, 1. 111, col. 1 655.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 67
«tum, et super civitates quondam munitas, et super excelsos
«angulos templi, de quibus quondam Jacobum fratrem Do-
« mini praecipitaverunt. »
Le même saint Jérôme, au chapitre xxiv du Commentaire de
saint Matthieu1, dit encore :
« Simpliciores fratres, inter ruinas templi et altaris, sive in
«portarum exitibus quœ Siloë ducunt, rubra saxa mons-
« trantes, Zachariae sanguine putant esse polluta. Non condem-
« namus errorem qui de odio Judaeorum et fidei pietate des-
« cendit. »
Il y avait donc déjà, vers l'an 4oo, des frères qui servaient
de guides aux pèlerins et qui leur transmettaient des tradi-
tions apocryphes. Mais ce qui est précieux dans le passage
que je viens de transcrire, c'est qu'il y est manifestement
question de la triple porte murée, au pied de laquelle j'ai
fait des fouilles si intéressantes.
J'ai dit plus haut que saint Jérôme parlait de l'emplacement
du Saint des Saints; voici les deux passages que j'ai invoqués :
« Ubi quondam erat templum et religio Dei, ibi Hadriani
« statua et Jovis idolum collocatum est2. »
« Aut de Hadriani equestri statua quae in ipso Sancto Sanc-
« torum loco usque in praesentem diem stetit 3. »
Quant au pèlerin de Bordeaux, voici ce qu'il dit :
« Sunt ibi et excepturia magna aquae subterranese , et piscinae
« magno opère aedificatae, et in aede ipsa ubi templum fuit, quod
« Salomon aedificavit, in marmore ante aram, sanguinem Za-
« charias ibi dicas hodie fusum. Etiam parent vestigia clavorum
« militum qui eum occiderunt, in totam aream, ut putes in
« cera fixum esse. Sunt ibi et statuae duae Adriani. Est et non
' Éd. de Martianay, t. ÏV, col. n3. — a Tome III, col. 25. — 3 Tome IV, col. n5.
9-
68 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
« longe de statuis lapis pertusus, ad quem veniunt Judeei sin-
« gulis annis, et unguent eura, et lamentant se cum gemitu
« et vestimenta sua scindunt, et sic recedunt. »
Concluons encore une fois. Toutes les constructions que
j'ai, à la suite de mon premier voyage, attribuées à Salomon
et à ses successeurs immédiats de la dynastie de Juda, j'en
maintiens plus que jamais l'attribution.
Pour compléter ce travail, je ne puis me dispenser de dire
quelques mots de plus sur la porte Dorée et sur la porte sous
El-Aksa; car ces deux monuments se relient entièrement à
l'enceinte extérieure du Haram-ech-Chérif.
Voilà deux constructions sur le compte desquelles les avis
sont encore partagés. Les uns, et je me hâte de dire que je
suis du nombre, se refusent obstinément à y voir une œuvre
byzantine, les autres y reconnaissent l'art de Justinien. La
question vaut bien la peine qu'on s'y arrête un instant. Je ne
le ferai pas en détail, cet examen devant naturellement trouver
sa place ailleurs; je n'en parlerai qu'en gros, et n'en dirai que
ce que je croirai suffisant pour justifier l'opinion que je par-
tage et que je veux défendre.
La décoration extérieure de la porte Dorée et celle de la
porte sous El-Aksa sont toutes deux de la même époque. Cela
ne fait plus question pour personne. Mais quelle est cette
époque? Là seulement est le nœud. Tâchons donc d'apprécier
sans parti pris le style de ces deux monuments.
Ce sont de vrais placages décoratifs; voilà encore un point
que l'on ne contestera pas, je pense. Le fait saute aux yeux.
Cela est si vrai, qu'à la porte sous El-Aksa, entre le fragment
de corniche et la face de la muraille, on voit le jour.
A la porte Dorée, le fait ne peut se reconnaître à l'extérieur;
à l'intérieur, c'est différent; il n'est pas moins évident qu'à la
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 69
porte sous El-Aksa, mais il se manifeste d'une autre façon.
Si, en effet, vous considérez de face les deux arcs surbaissés
formant archivolte de la double baie, vous n'êtes frappé que
d'une chose, c'est de ce surbaissement excessif, qui fait qu'au
premier coup d'œil on serait tenté de croire que les archi-
voltes demi-circulaires de l'extérieur ne rentrent pas dans la
même conception qui a engendré les archivoltes de l'intérieur;
mais cette illusion cesse aussitôt qu'on étudie le détail de l'or-
nementation des unes et des autres. Elle est une; elle est sortie
du même cerveau, delà main des mêmes artistes.
Cela fait, tournez à droite et regardez ]a façade latérale du
monument : toute incertitude s'évanouit à l'instant. Ces arcs
sont un placage et rien de plus, et encore un placage fort
maladroitement ajusté. La preuve de ce fait est facile à donner,
la voici : La face de retour de la corniche vient se loger dans
l'aisselle d'un pilastre carré à surface unie, formant un second
ordre au-dessus d'une corniche d'une simplicité extrême, qui
ne se relie pas le moins du monde avec la première, et qui
comporte des moulures dont l'ensemble n'a rien de commun
avec ce que nous montre l'architecture classique. L'aisselle
qui reçoit la corniche d'applique est indiquée par une amorce
projetée par la corniche primitive bien au-dessous de la mou-
lure inférieure de l'autre. Entre les parties des deux systèmes
il n'y a pas, je le répète, l'ombre de liaison, même intention-
nelle, et nous sommes là en présence de deux époques bien
distinctes, et qui n'ont absolument rien de commun. La cor-
niche antique est supportée par des pilastres engagés dont le
corps présente des encadrements sculptés, du même style que
l'entablement, et dont le chapiteau n'a jamais été qu'épannelé.
A l'intérieur de l'édifice, nous retrouvons exactement tous les
motifs de la partie antique extérieure; mais là les moulures
70 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
simples ont été complètement transformées par l'application
d'une ornementation outrée, semblable à celle des archivoltes
extérieures. Evidemment , à une certaine époque , on a surchargé
à l'intérieur ce que l'on trouvait trop simple, en y appliquant,
à l'aide d'une ornementation outrée, je le répète, le cachet
d'un autre art et d'un autre âge. J'ai déjà trouvé ailleurs l'occa-
sion de dire que cet intérieur de la porte Dorée a été profon-
dément remanié, et que le système de décoration excessive qui
frappe dans toutes les parties rajustées à l'extérieur lui a été
appliqué sans merci. Les fûts monolithes des deux colonnes
soutenant les coupoles surbaissées du plafond n'ont été faits
ni pour les chapiteaux qu'ils supportent aujourd'hui, ni pour
les bases sur lesquelles ils reposent. Quant à ces chapiteaux
sur lesquels on a supposé que des croix auraient pu être sculp-
tées, ils n'en ont jamais porté, les moulages qui sont déposés
au Louvre le prouvent incontestablement.
Dans la décoration des archivoltes d'applique on a vu je ne
sais quel cordon d'oves dégénérées, à la place d'un cordon
d'oves assez pures qui y sont et qui y ont toujours été; la pho-
tographie en fait foi. Aux dessins j'oppose mes photographies,
et le soleil dessine franchement ce qui existe, il n'a pas de
parti pris :
solem quis dicere falsum
Audeat ?
Cette ornementation comporte d'élégants cordons de petits
modillons; et les mêmes cordons existaient dans l'ornementa-
tion en stuc du palais d'Hérode à Massada. Mon ami, M. Guil-
laume Rey, m'en a rapporté un très-précieux fragment qui le
prouve. Quant à la ciselure sèche et vive des rinceaux de feuil-
lage, un autre fragment de Massada, et de marbre cette fois,
présente exactement la même.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉR1F. 71
Mon ami, M. de Vogué, a pensé que la présence des colonnes
engagées, là et en d'autres parties souterraines du Haram-ech-
Chérif, était un indice palpable d'un âge relativement moderne,
l'emploi des colonnes engagées pouvant au plus remonter à
l'époque d'Hérode.
À la théorie architecturale qui s'appuyerait sur un principe
pareil, je n'ai qu'un mot à répondre : il souffre tant d'excep-
tions, qu'il est inadmissible. En voici la preuve. En Egypte,
on voit des colonnes engagées dans une chapelle du temps de
Ramsès II, taillée dans les rochers du Djebel Selseleh, et con-
sacrée à Hapi-Moou, le dieu Nil. Voilà qui est de i5oo ans
peut-être antérieur à Hérode; à Athènes, il y a des colonnes
engagées au délicieux temple de Minerve Poliade; à Bassae,
au temple d'Apollon Epicourios, il y a des colonnes engagées;
au Medrecen, que l'on regarde, sans raison probante, comme
le tombeau de Massinissa, toutes les colonnes sont engagées;
en Assyrie, il y a des colonnes engagées à Khorsabad, dans
les dépendances du harem fouillé par M. V. Place l. Or le pa-
lais de Khorsabad a été bâti par Sargon en 710 avant Jésus-
Christ, pour remplacer le palais de Ninive, détruit depuis la
prise de cette ville, en 788. Nous voilà donc encore bien loin
d'Hérode. Mais il y a plus : s'il n'était pas possible de faire
remonter l'usage des colonnes engagées qui se trouvent dans
les substructions du Haram-ech-Chérif, plus loin que l'é-
poque d'Hérode, comment expliquer la présence de colonnes
absolument identiques à Aaraq-el-Emyr, puisqu'il n'y a pas
moyen, même en faisant ce monument le plus récent pos-
1 Voici ce qu'en dit mon ami M. J. Op- « basse Chaldée ( Warka et Mugheïr) , sauf
pert {Expédition de Mésopotamie, tome I, «l'introduction de la demi-colonne, ou
p. 352) : «Les systèmes de ces ornements « plutôt d'un demi-pilier rond. »
« ne se distinguaient pas de ceux de la
72 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
sible, de le faire descendre au delà de 176 ans avant le règne
d'Hérode?
A la porte sous El-Aksa, j'ai pu constater encore quelques
faits matériels que je ne puis passer sous silence. Au-dessus
de l'archivolte encadrée, plaquée contre le mur antique, règne
une petite corniche rectiligne, exactement semblable aux mou-
lures supérieures des archivoltes surbaissées de la porte Dorée.
Elle surmonte un arc en décharge d'un très-bel appareil,
établi au-dessus d'un linteau monolithe, ces deux dernières
parties formant partie intégrante de la muraille primitive. A
droite du dernier claveau de l'arc en décharge, commence
immédiatement un rhabillage de maçonnerie dont l'appareil
est des plus médiocres, et la première pierre de ce rhabillage
n'est autre chose que l'inscription retournée, qui était vraisem-
blablement encastrée dans la base de la statue équestre d'An-
tonin, dressée sur l'emplacement du Saint des Saints. Peut-on
affirmer que la pierre de cette inscription ait été entaillée pour
livrer passage au cordon ornementé que j'ai décrit il n'y a
qu'un instant? Peut-on admettre que ce cordon ait été mis
en place quand l'inscription y était déjà? Rien ne prouve
que l'inscription ait été retaillée pour laisser passer un cor-
don orné postérieur, plutôt que pour s'ajuster à ce cordon
préexistant depuis longtemps déjà. H y a mieux : la présence
de l'entaille en question n'est point constatée, et mon auto-
rité, c'est encore la photographie.
Enfin, on a donné à l'archivolte qui encadrait la porte
sous El-Aksa la même ornementation qu'au cordon supé-
rieur. Nouvelle erreur du dessinateur. Le cordon extérieur
de palmettes qu'il a représenté n'a jamais existé; je suis fâ-
ché d'être obligé de le dire, mais ces dessins ont été faits
avec trop de légèreté. Ils sont charmants, mais ils ne sont pas
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 73
la représentation fidèle du monument. Dès lors, quelle va-
leur attacher aux conclusions déduites de leur exactitude sup-
posée ?
Une observation encore, et qui, à mon avis, est essentielle.
Tout à l'heure j'ai parlé du linteau monolithe de la porte
primitive, à laquelle on a substitué plus tard la porte orne-
mentée dans le goût de la porte Dorée. Ce linteau a été brisé,
soit par un' tremblement de terre, soit par toute autre cause
(ce n'est certainement pas la charge qu'il supportait, puis-
qu'il est cassé obliquement, en sens inverse de la poussée). Or
l'archivolte d'applique n'est pas rompue; elle a donc été mise
en j)lace postérieurement à l'époque où la porte à linteau mo-
nolithe était de service depuis longtemps, et menaçait déjà
ruine.
Maintenant, quel est l'âge de ces appliques qui se voient
aujourd'hui à la porte Dorée et à la porte sous El-Aksa? Plus
que jamais, je suis convaincu que ces monuments sont du
temps d'Hérode. A quelle autre époque, en effet, auraient-ils
pu être ciselés? Interrogeons l'histoire, et établissons une série
de dates.
AVANT JÉSUS-CHRIST.
1 020 à 980. Salomon construit le temple.
588. Nabucbodonosor incendie et pille le temple.
5i5. Le temple est reconstruit après la captivité.
332. Alexandre vient à Jérusalem.
176. Avènement d'Antiochus IV, le profanateur du temple.
63. Pompée prend Jérusalem.
3g. Hérode s'empare de Jérusalem.
22. Hérode bâtit le nouveau temple.
h. Hérode meurt.
tome xxvi, ire partie. *io
74 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
APRÈS JÉSUS-CHRIST.
70. Titus prend et détruit Jérusalem.
1 3 1 . Révolte des Juifs contre Hadrien.
006 à 33y. Règne de Constantin. ,
326. Hélène bâtit la basilique du Saint-Sépulcre.
362. Tentative de Julien l'Apostat pour relever le temple.
532. Justinien bâtit un hôpital et l'église de la Présentation.
6 1 /i. Chosroës met Jérusalem à sac.
629. Victoire d'Héraclius et exaltation de la Croix.
63/i. Omar prend Jérusalem par capitulation.
688. Abd-el-Malek fait construire la Coubbet-es-Sakhrab.
Hadrien fonda sur le Saint des Saints le temple de Jupiter
Capitolin, et on y plaça sa propre statue. Jérusalem perdit
alors son nom, pour s'appeler Colonia JElia Capitolina. En 4oo,
les statues équestres d'Hadrien et d'Antonin étaient encore
debout à leur place sur le Saint des Saints, au point où le pè-
lerin de Bordeaux les avait vues en 333, lorsque déjà la ba-
silique constantinienne du Saint- Sépulcre était achevée. On
n'avait donc rien construit en fait de monument chrétien sur
l'emplacement du temple des Juifs. Cet abandon tint certai-
nement à ce qu'Hélène voulut respecter la prophétie touchant
le temple. Ce qui est sûr, c'est qu'Eutychius, dans ses Annaies
(Oxford, 1 656, tome II, p. 186 et suivantes), ledit expressé-
ment; et Eutychius écrivait vers 940. Lorsque Julien l'Apostat
essaya de procéder à la reconstruction du temple, apparem-
ment l'édicule de Jupiter Capitolin avait déjà été renversé par
Tordre d'Hélène. Celle-ci, toutefois, avait respecté les statues
des prédécesseurs de son fils; Julien les respecta aussi, puisque
saint Jérôme en parle, vers 4oo, comme étant à leur place.
En 532, Justinien bâtit l'église de la Présentation et un hô-
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF, 75
pital. L'église était là où se voit aujourd'hui la mosquée d'El-
Aksa, et elle était certainement orientée. Il en reste quelques
fragments, et ceux-ci n'ont absolument aucun rapport d'orne-
mentation avec la porte Dorée et la porte sous El-Aksa. En 6 1 4,
Chosroës dévasta Jérusalem. Croit-on que l'église de Justinien
fut respectée? Quinze ans après, Héraclius fit son entrée à Jé-
rusalem, portant sur ses épaules la croix qu'il avait reprise au
roi des Perses. Il ne s'écoula que cinq ans entre cet événement
et la capitulation qui mit Jérusalem entre les mains d'Omar.
A son entrée dans la ville sainte, l'enclos sacré du temple de
Salomon était un dépôt d'immondices l, et le khalife , pour faire
sa prière sur la sakhrah, dut nettoyer celle-ci de ses mains,
et se faire aider par ses officiers, qui emportèrent au loin , dans
leurs manteaux, les ordures qui couvraient la sainte roche. Je
le demande, au milieu de tous ces événements, quand la porte
Dorée et la porte sous El-Aksa ont-elles pu recevoir l'ornemen-
tation qui les distingue ? C'est sous Hadrien ou sous Justi-
nien. Sous Justinien , cela me semble impossible; jamais, je le
crois, sous Justinien on n'a employé l'art que nous retrouvons
ici. Reste donc Hadrien. Seulement, si l'on peut à la rigueur
voir dans ces monuments des échantillons de l'art romain du
temps d'Hadrien, il faut dire que cet art est interprété par des
artistes de Jérusalem. Toutefois, je ne crois guère à cette ori-
gine. Partout où les Piomains ont bâti, ils ont constamment,
1 Saint Jérôme est fort explicite sur ce « quae a condilore appellatur Elia , et in
fait, car voici ce que nous lisons dans « habitaculum transierit noctuarum , etc. »
ses écrits [Comm. in Isaiam, cap. lxv, t. III, Il est difficile de s'exprimer plus nette-
col. 476) : « Et superfluum est ea seimone ment. Remarquons, en passant, que ce
« disserere quae oculis pateant, quum om- n'est pas Hadrien qui a pu couvrir d'orne-
« nia desiderabilia eorum versa sint in ments des portes conduisant à un dépôt
« mundo : et templum in toto orbe celé- d'immondices.
« bralum in sterquilinium urbis novœ,
10.
76 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
sauf en Egypte, résisté à la tentation de faire de l'art qui ne
fût pas exclusivement romain.
Je reviens donc, malgré moi si l'on veut, à ma première
opinion, et je me vois forcé de la maintenir; ces monuments,
à mes yeux, sont d'Hérode, et je ne consentirai à leur attri-
buer une autre origine que lorsqu'on m'aura donné quelque
raison décisive pour changer d'opinion.
J'ai cité, à propos de l'angle sud-est de l'enceinte du Haram
ech-Chérif, un quatrain de Prudentius. En voici un autre du
même écrivain, et qui peut concerner la porte Dorée:
XLVl. POBTA SPECIOSA.
Porta manet templi, speciosam quam vocilarunl,
Egregium Salomonis opus; sed majus in illa
Chrisli opus emicuit, nam claudus surgere jussus
Ore Pétri , stupuil luxatos currere gressus.
Ne l'oublions pas, ces vers ont été écrits dans le voisinage
de l'année 3()4. Mais est-ce bien de la porte Dorée qu'il s'agit?
Dans les actes des Apôtres, où la guérison miraculeuse du boi-
teux de naissance est racontée (III, versets 2 et 10), nous
trouvons les expressions trrpos ttjv Svptxv tov lepov tyjv Xsyo-
[lévriv Ùpatav, et, ènî rf ùpccig, ■stuÀï? tov lepov. Il s'agit in-
contestablement d'une porte du biéron, et d'une porte exté-
rieure, parce qu'il n'était pas permis à un homme infirme ou
difforme d'entrer dans l'enceinte sacrée du temple. Que le
boiteux fût porté tous les jours à la porte Dorée, pour deman-
der l'aumône aux passants, cela est fort possible, probable
même, parce que rien n'a changé dans ce pays et que c'est
toujours aux portes extérieures de la ville que les mendiants
et les lépreux exercent leur triste métier. Jamais je n'en ai vu
un seul aux différentes portes du Haram-ech-Chérif. En tout
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHÉR1F. 77
cas, à l'époque où écrivait Prudentius, cet auteur savait,
sinon par lui-même, au moins par le rapport des pèlerins,
qu'une porta speciosa, porte du temple, existait à Jérusalem,
et que la tradition chrétienne la regardait, à cette époque,
comme étant à la fois l'œuvre de Salomon et le théâtre du
miracle opéré sur le boiteux de naissance, par saint Pierre et
par saint Jean. La tradition pouvait être à moitié vraie, à
moitié fausse.
Heureusement nous avons mieux que cela, et les évangiles
apocryphes, tout apocryphes qu'ils sont, ont une date bien
constatée qui rend très-précieux les renseignements topogra-
phiques qui s'y trouvent insérés. Or ces évangiles parlent plu-
sieurs fois de la porte Dorée.
Dans le Pseudo-Matthœi evangelium, intitulé, De Orta Beatœ
Mariœ et infantia Salvatoris1, je lis ceci : «Qui cum spatio tri-
« ginta dierum morando revertentes jam prope essent, ecce
« Angélus Domini stanti Annae et oranti apparuit, dicens ei :
« vade ad portam quae dicitur porta Auraea, et occurre viro tuo
«in via, quia hodie ad te veniet. Illa ergo festinanter perrexit
« ad eum cum puellis suis, et deprecando Dominum, stans in
«porta, diu exspectabat eum. Quae cum nimia expectatione
«deficeret, elevans oculos vidit procul Joachim venientem
« cum pecoribus, etc. etc. »
Dans l'évangile de Nativitale Mariœ^, je lis encore : « Et hoc
« tibi eorum quae annuntio signum erit, cum perveneris ad
« Auream in Hierosolymis portam, habebis ibi obviam Annam
« uxorem tuam, quae de tuae repressionis tardatione modo
« sollicita, tune in adspectu tuo gaudebit. » — Et au chapitre
suivant (page 109) : « Itaquesurge, ascende Hierusalem et cum
1 Ed. Tischendorf, Leipsig, i853, ch. v, p. 5g. — ! Chap. m, p. 108.
78 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
« perveneris ad portam quae Aurea, pro eo quod deaurata est,
« vocatur, ibi pro signo virum tuum, pro cujus incolumitatis
« statu sollicita es, obvium habebis. »
Ces passages prouvent à tout le moins qu'au moment où
les évangiles apocryphes ont été écrits, la porte Dorée existait,
qu'elle était une porte extérieure de la ville, et que son nom
lui venait de ce que ses battants probablement étaient dorés.
Ce n'est pas tout encore. Si le pèlerin de Bordeaux ne nous
parle pas de la porte Dorée, en revanche, Antonin de Plai-
sance mentionne la porta speciosa, de telle façon qu'il est évi-
dent qu'à l'époque où son itinéraire fut écrit, c'est-à-dire vers
670, la porte Dorée existait, et passait pour avoir fait partie
du temple. C'est en 532 que Justinien bâtit son église de la
Présentation, c'est-à-dire trente -huit ans avant le voyage d' An-
tonin martyr. A qui fera-t-on jamais croire que celui-ci ait
admis qu'une porte bâtie depuis trente-huit ans tout au plus
avait fait partie du temple détruit par Titus? A personne,
j'imagine. Au reste, voici le passage d'Antonin (XVII) : «De
« Gethsemani ascendimus ad portam Hierosolymae per gradus
« multos. In dextera parte portas est olivetum et ficulnea, in
« qua Judas laqueo se suspendit, cujus talea stat munita pe-
«tris; porta civitatis, quae cohaeret portas speciosae1, quae fuit
«templi, cujus liminare et tabulatio stat. » Donc, en 570, les
archivoltes de la porte Dorée stabant, subsistaient, comme au-
jourd'hui qu'on les a empâtées dans une construction mo-
derne, puisque le toit qu'elles supportaient était en place
[tabulatio), ainsi que le seuil de la porte [liminare). Il n'en
faut pas plus, on me l'accordera, j'espère, pour démontrer
que j'ai eu raison de ne pas vouloir admettre que cette porte
fût de travail byzantin, et probablement l'œuvre de Justinien.
1 Porta speciosa, c'est évidemment ÏÙpala ■ssiï.r) des Actes des apôtres.
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 79
Cette fois encore je conclus :
La porte Dorée et la porte sous El-Aksa sont des portes bien
plus anciennes que les parties surchargées d'ornements qui
leur ont été appliquées après coup. Celles-ci sont de l'époque
d'Hérode, très-probablement; mais, en tout cas, il ne serait
pas possible, si l'on se refusait obstinément à y voir du style
hérodien, de les faire descendre plus bas que l'époque à la-
quelle Hadrien érigea Jérusalem en colonie sous le nom
diMlia Capitolina, et fit élever le temple de Jupiter Capitolin
sur l'emplacement du Saint des Saints. Comme nous avons
une perspective de ce temple sur les monnaies coloniales de
Jérusalem, et comme il est d'un style très-simple, comparati-
vement à la porte Dorée, je maintiens celle-ci et sa congé-
nère parmi les reconstructions d'Hérode.
EXPLICATION DES PLANCHES.
PLANCHE I.
Double baie à balcon en encorbellement, située sur la face est du Haram-
ech-Chérif, et faisant face au mont des Oliviers. C'est en ce point que les
récits talmudiques placent le pont par lequel le bouc émissaire était chassé
vers le désert. A l'intérieur, dans les substructions , on trouve, correspon-
dant à cette double baie, les traces d'une double porte analogue à la porte
sous El-Aksa. (Voir pages 8 et suivantes.)
PLANCHE IL
Face sud de l'angle sud-est du Haram-ech-Chérif. On y reconnaît facile-
80 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
ment l'appareil salomonien, celui de Néhémie et celui des Romains. (Voir
page 10.)
PLANCHE III.
Moulure antique faisant partie du chambranle de gauche de la baie occi-
dentale de la triple porte aujourd'hui murée, et qui donnait accès dans
l'intérieur de l'enceinte sacrée, entre l'angle sud-est et la double porte sous
El-Aksa. (Voir page 1 i .)
PLANCHE IV.
Pied de la triple porte du sud, et restes du perron primitif, mis au jour
par mes fouilles. (Voir page 1 1.) Sous ce perron passait l'aqueduc destiné
à évacuer les eaux de lavage du pavé sacré, et découvert dons les mêmes
fouilles.
PLANCHE V.
Portion de la muraille de Manassès, construite pour couvrir le quartier
nommé Ophel. (Voir page 1 2.)
PLANCHE VI.
Vue générale delà face occidentale du Haram-ech-Chérif, avec le Heit-el-
Morharby (sanctuaire des Juifs), et le Mekemeh (BOYAH), s'appuyant per-
pendiculairement sur la muraille sainte. (Voir pages 1 k et suivantes.)
PLANCHE VIL
Restes du pont qui reliait, par-dessus le Xystus, l'enceinte du temple à
l'escarpement oriental de Sion. (Voir pages 38 et suivantes.)
PLANCHE VIII.
Escarpe sud diL roc sur lequel était établie la tour Antonia; vue prise à
l'intérieur du Haram-ech-Chérif, angle nord-ouest. (Voir page 61.) L'em-
placement d'Antonia est occupé aujourd'hui parle Serai, demeure du pacha
gouverneur de Jérusalem.
PLANCHE IX.
Porte Dorée; vue prise de l'intérieur du Haram-ech-Chérif, pour montrer
MAÇONNERIE DU HARAM-ECH-CHERIF. 81
l'existence de deux systèmes d'architecture , caractérisant deux époques
tout à fait distinctes, pour la construction de cet édifice. (Voir page 69.)
PLANCHE X.
Ornementation de la porte Dorée : archivolte surbaissée de droite (angle
sud-ouest de l'édifice). (Voir page 70.)
PLANCHE XI.
Vue extérieure de la porte sous El-Aksa avec appareils salomonien, hé-
rodien et moderne. (Voir page 72.) La pierre portant l'inscription d'An-
tonin est celle qui s'appuie immédiatement contre la partie supérieure du
dernier claveau de la voûte en décharge.
to.me xxvi, irc partie.
MÉMOIRE
SDR
LES MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR,
PAR M. DE SAULCY.
L'éditeur John Murray a publié à Londres, en 1 844 , le
Journal des voyages de MM. Charles-Léonard Irby et James
Mangles, commandants de la marine royale britannique. Les
résultats de ces voyages, exécutés dans le courant des années
1817 et 1818, en Egypte, en Arabie, en Syrie et dans la Terre
Sainte, ne furent d'abord connus du public que par les lettres
des deux courageux officiers, dont un choix fut imprimé, à
un très-petit nombre d'exemplaires, en 1820. Mais ce recueil
intéressant fut accueilli avec tant d'estime, et recherché avec
tant d'empressement, que les auteurs se décidèrent enfin à
publier le récit de leurs explorations, sous la forme de journal
et sous un titre plus explicite *. C'est dans ce livre, d'ailleurs
assez rare et qui pourtant devrait faire partie du bagage de
tous les voyageurs en Terre Sainte, que nous trouvons la
1 Ce livre est intitulé : Travels in Egypt and tkrough the counlry east of ihe Jordan,
and Nubia, Syria, and the Holy Land, in- London , John Murray, Albemarle-Streel,
clading a joarney round the Dead Sea, i844-
11 .
84 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
première mention des merveilleux monuments d'Aâraq-el-
Emyr '. Voici le passage qui les concerne :
«i3 juin 1818. — Nous quittâmes Hesbon en passant
«un ruisseau qui, s'il était suivi, irait probablement aboutir
«aux étangs. Nous prîmes alors la route de Szalt (Salth),
«et, après quatre heures de marche, nous arrivâmes à une
«localité nommée par les habitants du pays Arrag-el-Emyr
« ( Aâraq-el-Emyr). Là sont les ruines d'un édifice cons-
« truiten pierres très-grandes, dont quelques-unes ont jusqu'à
«vingt pieds de long, et si larges qu'une seule pierre
« constitue l'épaisseur de la muraille. Cette ruine est située
« sur une plate-forme carrée ou terrasse, d'une certaine éten-
« due, avec un ruisseau au-dessous. A cause de la situation de
« cet édifice et à cause de la présence de grauds animaux
« sculptés en bas-reliefs sur les murailles, M. Banks pensa que
« c'était le palais d'Hyrcan, lequel, suivant Josèphe, ayant été
«rejeté de l'autre côté du Jourdain par son frère Alexandre,
« roi de Jérusalem'2, bâtit dans le voisinage un palais entouré
«de jardins suspendus, dont les traces sont encore visibles. Il
« y a là plusieurs grottes artificielles creusées dans un grand
« escarpement perpendiculaire si tué près de la ruine. Quelques-
« unes de ces grottes sont disposées en véritables écuries dans
« lesquelles existent encore des mangeoires suffisantes pour
« trente ou quarante chevaux, avec des trous taillés dans le roc
« afin de fixer les licous. Quelques autres sont des salles et de
« petites chambres à coucher, destinées probablement à des
« serviteurs et à des gens de la maison. Il y a deux rangées de
« ces chambres; la supérieure est munie d'une sorte de balcon
« en saillie devant la face des appartements. H y a une grande
' Chap. vin, p. 1 46. sion de personnages qui a élé commise
1 Je ne m'explique pas l'étrange confu- dans ce passage.
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 85
« salle, de très-belles proportions, avec quelques caractères hé-
« breux inscrits sur la porte; une sorte de levée donne accès
« au tout. ,
«Nous consacrâmes à ce lieu tout le reste de la journée, et
« nous allâmes passer la nuit dans un campement voisin. Sur
« la hauteur, immédiatement au-dessus du palais, sont les restes
a d'un petit temple très-ruiné. »
Depuis le passage à Aâraq-el-Emyr de MM. Irby et Mangles,
ces curieux monuments n'avaient plus été visités par aucun
Européen. Dans l'été de 1862, mes amis MM. Waddington
et de Vogué, stimulés par le récit que je viens de rapporter,
se décidèrent à faire une pointe de l'autre côté du Jourdain,
afin de rechercher les ruines indiquées par les deux intrépides
vovageurs anglais; ils les retrouvèrent en effet assez facile-
ment, grâce à la protection des cheïkhs Adouân, qu'ils prirent
pour guides et pour escorte.
Une communication des plus intéressantes, faite à ce sujet
par M. de Vogué à l'Académie des inscriptions et belles-lettres,
m'inspira le plus vif désir de visiter à mon tour ces restes
importants, et ce désir n'entra pas pour peu de chose dans ma
résolution de parcourir de nouveau la Terre Sainte. Depuis
mon retour en France, les observations de M. de Vogué sur les
monuments d' Aâraq-el-Emyr ont été publiées dans son magni-
fique ouvrage sur le Temple de Jérusalem, et par extrait dans
la Revue arekéoloqique (n° de juillet 1 864 , pages 52 et sui-
vantes). Me trouvant en désaccord complet avec le savant
voyageur, sur la destination et l'origine de ces monuments,
j'ai cru de mon devoir de rassembler dans le présent mémoire
les résultats de mes investigations personnelles, avec l'espé-
rance que je ferais passer ma conviction dans l'esprit de mes
lecteurs. Comme je n'ai pas d'autre désir que celui de con-
86 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
tribuer de tout mon pouvoir à faire ressortir de l'examen des
faits matériels la vérité, seul but que doit s'efforcer d'atteindre
un voyageur loyal et sans parti pris, je m'abstiendrai de toute
discussion des opinions émises par mon savant ami, et je me
contenterai de grouper les faits reconnus par moi, à côté de
ceux qu'il a constatés lui-même. De la sorte, les archéologues,
en comparant les uns et les autres, et en les coordonnant,
seront eux-mêmes juges de la question et libres d'adopter, en
parfaite connaissance de cause, soit les conclusions de M. de
Vogué, soit les miennes, dont j'accepte et entends conserver
tout seul la responsabilité absolue.
J'entre donc en matière sans plus ample préambule.
Le 6 novembre i863, je quittais Jérusalem en compagnie
de MM. Auguste Salzmann, Mauss, architecte de Sainte-Anne,
Gélis, capitaine d'état-major, bien connu par ses beaux tra-
vaux topographiques, et de quelques autres amis désireux de
partager les chances de mon voyage d'exploration en Ammo-
nitide. Nous campâmes ce jour-là à proximité d'Er-Riha, triste
hameau qui a remplacé l'illustre Jéricho.
Le lendemain, au point du jour, nous levions le camp, et
nous nous acheminions vers Aâraq-el-Emyr où nous n'arrivâmes
qu'assez tard. Nos bagages, escortés par une troupe d'Adouân.
dont les cheikhs Qablan et Abd-el-Aziz nous accompagnaient,
nous avaient devancés, et en mettant pied à terre nous trou-
vâmes nos tentes parfaitement installées.
D'Er-Riha au gué du Jourdain, nommé Makhâdet-el-Rhora-
nieh, il y a 8,4oo mètres. Du gué aux ruines nommées En-
Naslah, et tout proche le hameau de Kefreïn, il y a 11,600 m.
De Kefreïn, au point où Ion quitte l'Ouad-el-Bahal pour
gravir les hauteurs dominant à l'ouest lOuad-Syr et le site
d'Aâraq-el-Emyr, il y a 8,900 mètres. Enfin, de ce point à
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 87
Aâraq-el-Emyr, il y a encore 8,600 mètres. La course d'Ër-
Riha à Aâraq-el-Emyr est donc de 37,5oo mètres, c'est-à-dire
d'un peu plus de 9 lieues kilométriques.
DISPOSITION GÉNÉRALE DES RUINES.
Lorsque l'on a atteint la crête de la montagne qui forme
le flanc gauche de l'Ouad-Syr, on peut embrasser d'un coup_
d'œil l'ensemble de l'intéressante localité qui a reçu le nom
d' Aâraq-el-Emyr « les Roches de l'Emyr. » Nous pouvons la dé-
crire minutieusement aujourd'hui, grâce au levé et aux nivel-
lements opérés avec le plus grand soin par M. le capitaine
Gélis dans les journées du 7 au 10 novembre 1 863.
La totalité des ruines occupe un véritable fond d'enton-
noir dominé de trois côtés.
La route du Rhôr, ou bassin du Jourdain et de la mer
Morte, vient aboutir à la naissance d'un barrage horizontal de
10 mètres de largeur, revêtu de murs en gros blocs sur les
deux, flancs, et qui, après avoir couru de l'ouest à l'est 6° nord,
sur une longueur de 190 mètres, se relève vers le nord-est
6° sud, sur une longueur de 80 mètres, et rebrousse brus-
quement ensuite au nord-ouest 1 8° nord, sur une longueur
de 100 mètres, pour atteindre une porte monumentale faisant
face à peu près au sud-est, et offrant un développement de
1 6 mètres.
Le flanc gauche de ce barrage sert, ainsi que je le disais
il n'y a qu'un instant, de revêtement à une dépression de
1 5 mètres de profondeur, qui contourne, sur trois de ses côtés
seulement, une plate-forme servant d'assiette à un vaste mo-
nument ruiné. Sur son côté ouest, cette dépression qui jadis
a dû être remplie d'eau, et qui se nomme aujourd'hui Meydan-
88 MÉMOffiES DE L'ACADÉMIE.
el-Aâbed, est revêtue d'une contrescarpe de blocs énormes sur
une longueur de i4o mètres, avec retour à angle droit de
20 mètres à l'extrémité nord de cette branche de contrescarpe.
Le monument ruiné qui couronne la plate-forme constituant
une véritable presqu'île se nomme Qasr-el-Aâbed. L'isthme qui
relie cette plate-forme au barrage servant d'avenue a plus Je
10 mètres de largeur horizontale.
La cote de nivellement de l'assiette du Qasr-el-Aâbed est
455 mètres. En d'autres termes, ce point est à 455 mètres
au-dessus du niveau de la Méditerranée. Directement, au
sud de la première branche du barrage, est une dépres-
sion dont la cote n'est plus que de 402 mètres, et dont le
point le plus bas est. à 69 mètres de distance horizontale
de l'axe du barrage. De ce même axe au centre du Qasr-el-
Aâbed, il y a juste 100 mètres. La largeur totale de l'isthme,
talus compris, est de 42 mètres. A l'ouest du Qasr-el-Aâbed,
et à 35 mètres de la face orientale de celui-ci, commence
une levée de pierrailles, large de 3 à 4 mètres, se dirigeant
d'abord vers le nord-est sur une longueur de 60 mètres et
s'étendant ensuite directement du sud au nord sur une lon-
gueur de 420 mètres. Arrivée en ce point, la jetée s'infléchit
au nord-nord-ouest sur une longueur de 5o mètres. Là elle
est recoupée à angle droit par la route de Salth. Je dis la
route, mais c'est un sentier en fort mauvais état qu'il faut
entendre. A partir de ce point de croisement, la jetée conti-
nue, sur une longueur de i5o mètres, en s' élevant graduelle-
ment jusqu'au niveau d'une grande galerie horizontale creusée
dans le flanc des rochers qui dominent au nord tout le fond
du site d'Aâraq-el-Emyr.
Ce qui est fort digne de remarque, c'est l'existence, sur
toute la longueur de cette jetée, de blocs de pierre, très-
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 89
grossièrement taillés, accouplés et percés d'un trou rond. Ces
couples de blocs sont assez régulièrement plantés à 1 5 ou
18 mètres de distance les uns des autres. Dix-neuf de ces
groupes de pierres trouées sont encore en place, et c'est sur-
tout avant d'atteindre le chemin de Salth, vers le nord, qu'ils
sont le mieux conservés; car là on en compte onze couples
formant une série non interrompue.
A 1 85 mètres, à partir du point où la levée se dirige vers
le nord , on voit , à 2 mètres et à droite de celle-ci , un bloc
immense enterré, parfaitement taillé et équarri, de 5 mètres de
longueur sur 2 mètres 5o cent, de largeur. Est-ce une plate-
forme disposée exprès ? Est-ce un bloc destiné à un autre usage
et resté en route ? Je l'ignore.
Vis-à-vis ce bloc, et à 5o mètres à l'ouest, courent parallè-
lement deux revêtements maçonnés, espacés de 22 mètres, et
dirigés au nord i5° ouest. Le plus rapproché de la jetée a
81 mètres de développement, et le plus éloigné 1 10 mètres.
A l'extrémité inférieure de cette plus grande branche de mu-
raille commence un canal-aqueduc, construit en gros blocs et
courant à l'ouest 200 sud, sur une longueur de 5 2 mètres. C'est
très-certainement cet aqueduc qui allait sous terre emprunter
à la partie supérieure du Nahr-Syr l'eau qui devait alimenter
l'étang enveloppant sur trois de ses faces le plateau servant,
d'assiette au Qasr-el-Aâbed. A l'extrémité ouest de ce tronçon
d'aqueduc commence un nouveau mur de revêtement, dont la
direction forme un angle de 20 à très-peu près avec les deux
murailles précédemment décrites. Sa longueur est de 60 mètres,
et sur son extrémité nord s'appuie un édifice ruiné de
16 mètres de longueur sur k de largeur. Tout à proximité de
celui-ci se montrent à l'ouest les ruines d'un petit édicule rec-
tangulaire de 4 mètres sur 3 mètres de côté. Une plate-forme
tome axvi, irG partie. 12
90 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
horizontale se trouve comprise entre l'aqueduc et les deux
murs de revêtement les plus éloignés à l'ouest. Sa longueur
moyenne est de 100 mètres et sa largeur moyenne de 52. Sa
cote de nivellement est 472- H y a donc 17 mètres de diffé-
rence de niveau entre l'extrémité ouest de l'aqueduc et le
terre-plein du Qasr-el-Aâbed , qui se trouve ainsi dominé con-
sidérablement au nord et à l'ouest, et cela à beaucoup moins
de 200 mètres de distance, tandis qu'il domine à son tour le
terrain placé au sud.
A 34o mètres au nord du Qasr-el-Aâbed, commence une
grande terrasse horizontale triangulaire qui a été artificielle-
ment nivelée et qui est entourée d'une muraille continue de
revêtement. Les trois faces de ce triangle ont les dimensions
très-approximatives suivantes : la face sud, 3oo mètres; la
face nord, 375 mètres, et la face est, 33o mètres. Celle-ci
s'appuie à sa pointe sud sur un escarpement de roches, pa-
rallèles au Nahr-Syr qui occupe le fond dune vallée profon-
dément encaissée. Les bords de cette petite rivière sont cou-
verts d'un épais fourré de roseaux, de lauriers-roses, de
sycomores et de chênes, au milieu duquel l'eau la plus abon-
dante et la plus limpide coule de cascatelle en cascatelle, avec
un délicieux murmure. Le chemin qui, d'Aâraq-el-Emyr, con-
duit à Amman, l'ancienne Rabbat-Ammon, traverse le Nahr-
Syr à peu près vis-à-vis le sommet méridional du triangle que
j'ai décrit il n'y a qu'un instant; au point où le chemin coupe
la rivière, la cote de nivellement de celle-ci est 336. Comme
la cote générale de la grande terrasse est 496 , il y a 1 60 mètres
de différence entre les niveaux de ces deux points.
Sur la face est de la grande esplanade triangulaire, s'appuie
une sorte d'acropole entourée de murailles et élevée de
10 mètres au-dessus du niveau général de l'esplanade. Au
MONUMENTS D'AÀRAQ-EL-EMYR. 91
sud et à l'est, l'enceinte couronne un escarpement de roches,
et, à l'angle sud-est, dans ces roches se voient entaillés un
escalier et une sorte de guérite. Tout l'intérieur de l'enceinte
est couvert de décombres provenant d'habitations ruinées.
Cette acropole est formée de trois grandes bandes trapézoïdales
séparées par des murailles, et s'étendant du sud au nord.
L'enceinte générale forme un polygone ayant les dimensions
suivantes : face sud, 68 mètres; face est, 121 mètres; face
nord, 124 mètres; face ouest, formée d'une ligne brisée en
crémaillère à un seul saillant, 1 10 mètres.
Dans le trapèze intermédiaire, à 85 mètres de la face sud
de l'enceinte, se trouve un bassin ou piscine circulaire de
5 mètres de diamètre.
Sur la face est, et à 75 mètres en arrière de l'angle sud-
est de l'enceinte, s'appuie un petit édifice rectangulaire cons-
truit en très-gros blocs, comme le Qasr-el-Aàbed. Il n a que
5 mètres de longueur sur 3 de largeur.
à partir de l'angle nord-est de l'enceinte de l'acropole,
la muraille se continue sur une longueur de i3o mètres;
et en dehors de cette muraille, c'est-à-dire sur le flanc même
de l'Ouad-Syr, se montre une large bande d'habitations an-
tiques en ruines; c'était un véritable suburbium. A l'extrémité
sud de cette bande, c'est-à-dire contre l'angle nord-est de
l'acropole, on voit encore les restes d'un monument circulaire
construit en très-gros blocs et de 5 mètres de diamètre.
A l'ouest de la muraille prolongée règne une esplanade
trapézoïdale, élevée de 5 mètres seulement au-dessus du ni-
veau général de la grande terrasse, et dépourvue de ruines.
C'est probablement l'assiette d'un jardin. Elle est revêtue d'une
muraille, dont la branche nord forme une sorte d'avenue de
10 mètres de largeur avec le mur de revêtement de la grande
12 .
92 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
terrasse. Cette avenue se termine à lest à un grand escalier
appuyé au double étage de rochers garnissant tout le fond de
la vallée d'Aâraq-el-Emyr. Mais comme cet escalier aboutit à
une coupure verticale de 20 mètres de largeur, pratiquée dans
la grande corniche formant le sol de l'étage supérieur, et n'a
plus par conséquent de raison d'être, il en résulte forcément
que cette coupure a été faite postérieurement à la construction
de l'escalier en question. Plus loin il nous sera facile, l'histoire
à la main, de nous rendre compte de ce fait curieux.
Il* ne nous reste plus qu'à décrire à grands traits le double
étage des cavernes percées dans la muraille verticale de ro-
chers qui forme comme une sorte d'anvphithéâtre au fond de
la vallée d'Aâraq-el-Emyr. L'étage inférieur, dont le pied est
à une hauteur moyenne de 3o mètres au-dessus du niveau
général de la grande terrasse, rachète celle-ci par un talus
assez roide couvert sur toute sa partie occidentale de roches
éboulées, arrachées par quelque tremblement de terre aux
lianes de la montagne. Deux grandes excavations s'ouvrent
à 5o mètres l'une de l'autre par des baies taillées de main
d'homme, dont la largeur est plus considérable à la partie
inférieure qu'à la partie supérieure de la porte; celle-ci est
munie d'une sorte d'encadrement ciselé dans la masse.
Pour arriver à l'étage supérieur, on suit le sentier qui con-
tinue la levée dont j'ai donné plus haut la description , et qui
relie ainsi le Qasr-el-Acâbed aux souterrains percés dans cet
étage supérieur. Ce sentier passe à travers les roches éboulées,
dont l'une n'est évidemment qu'un fragment de vestibule
garni sur toute sa hauteur de trous destinés à recevoir des
lampes , et non à servir de pigeonnier comme on serait tenté
de le croire en n'y regardant qu'en passant, et sans avoir vu
le dispositif d'illuminations absolument identique qui se re-
MONUMENTS DAÂRAQ-EL-EMYR. 93
trouve à Tibneh dans le vestibule du tombeau de Josué '. Ce
fragment du reste est fortement incliné, de sorte que les
rangées de lampadaires le sont également, et ce fait seul
prouve que ce débris curieux est loin d'être à sa place pri-
mitive.
La levée ou voie sacrée, car je n'hésite pas à lui donner ce
nom, aboutit en droite ligne à une immense galerie ou balcon
qui court devant tout cet étage de souterrains. Cette galerie a
396 mètres de développement depuis son extrémité occiden-
tale jusqu'à la grande coupure. Sa largeur moyenne est de
3 mètres. Une seule grotte est ouverte à gauche du point d'ar-
rivée du sentier, toutes les autres l'étant sur la droite. Ces
dernières sont au nombre de huit. Six d'entre elles ont des
portes de plus de 2m,5o de largeur, et trois de ces portes, dont
l'une surtout est parfaitement conservée, ont au moins 5 mètres
de largeur et autant de hauteur. L'une de ces grandes exca-
vations est une véritable écurie que je décrirai plus loin en
détail. A droite de deux des entrées se lit une inscription
sémitique de cinq lettres ainsi figurées :
et se lisant :
irons
Araqïah.
Une autre caverne paraît avoir été une grande salle de réu-
nion; une autre enfin se compose de petites salles taillées à
des niveaux différents, et ayant pu servir d'habitation.
Au-dessus de la crête des rochers à pic, la montagne s'élève
1 Les trous sont loin d'avoir la profondeur voulue pour recevoir des nids de pigeon.
94 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
en talus rapide, mais continu, couvert de broussailles et de
chênes, jusqu'à son point culminant, dont la cote de nivelle-
ment est 635. Il y a donc i3o mètres de différence entre le
niveau de ce sommet et celui de la grande terrasse.
Voilà quel est l'aspect général d'Aâraq-el-Emyr, contemplé
du point où la route du Rhôr atteint la crête des montagnes
dominant le site à l'ouest. Tout ce fond de vallée est verdoyant.
De magnifiques herbages le tapissent, et partout s'élèvent des
buissons de doum, arbrisseau très-épineux, dont les petites
baies sont assez agréables à manger. Le fond de l'Ouad-Syr est
planté de beaux arbres formant un épais massif de verdure
sous lequel roule le Nahr-Syr. Tous les flancs sont garnis
d'assez beaux chênes, malheureusement clair-semés, grâce à
l'incurie des Arabes, qui abattent ou brûlent sur pied un arbre
entier, rien que pour se chauffer.
La masse imposante du Qasr-el-Aâbed, dont les blocs gigan-
tesques ont contracté une belle patine noire, tranche forte-
ment sur ce beau tapis de verdure.
En résumé, le site d'Aâraq-el-Emyr occupe un véritable
fond d'entonnoir, pmpre sans doute à l'assiette d'un sanc-
tuaire, mais absolument impropre à l'établissement d'une
forteresse tant soit peu tenable. Cela est si vrai, que, lorsque
le capitaine Gélis et moi nous arrivâmes en vue de ces ruines,
nous ne pûmes nous empêcher de sourire en pensant à l'in-
tention malencontreuse prêtée par Joseph e à un homme de
sens, de se créer là une citadelle, (Sàptf layypdv. Voilà une
idée qu'il sera toujours impossible de faire accepter à des
gens du métier, dès qu'ils auront vu une fois, même de loin,
cette localité intéressante.
Nous pouvons maintenant procéder à l'étude détaillée des
ruines, et de cette étude ressortira, avec une évidence impos-
MONUMENTS DAÀRAQ-EL-EMYR. 95
sible à nier, tout ce qu'a de ridicule et d'inadmissible la des-
cription de Joseph e.
Nous commencerons naturellement par le Qasr-ei-Aàbed
ou Palais de l'Esclave noir.
C'est un grand parallélogramme, orienté nord et sud, offrant
les dimensions suivantes : les grands côtés est et ouest ont
38 mètres de développement; les faces nord et sud n'en ont
que 19. En d'autres termes, la longueur de l'édifice est double
de sa largeur.
La grande face orientale est de toutes la mieux conservée,
et l'on peut sans faire de fouilles la reconnaître et en repro-
duire parfaitement le tracé. A partir de l'angle nord-est, la
muraille était pleine sur une longueur de i3m,4o; puis, sur
une longueur de i8Ql,4o, elle comportait sept baies d'un
mètre de largeur et six trumeaux de im,9o chacun. Ces baies,
n'étant pas munies de feuillures, ont dû rester constamment
ouvertes. Enfin la muraille pleine reprenait sur une lon-
gueur de 6m,2o.
L'épaisseur de la muraille est de om,go, les blocs qui la
constituent ayant justement cette épaisseur.
Les deux extrémités nord et sud sont seules restées en place
sur presque toute leur hauteur, tout le reste ayant été ren-
versé probablement par un ou plusieurs tremblements de
terre.
Voici les dimensions des assises de ces deux portions in-
tactes de la muraille. A l'angle nord-est, l'assise inférieure est
formée de deux blocs juxtaposés, de 5m,2 5 et 4m,25 de lon-
gueur. La hauteur du premier est de 2m,4i et celle du
second de 2m,2 8 seulement, ce qui fait que le joint inférieur
au niveau du sol étant rectiligne, le joint supérieur présente
un ressaut de 1 3 centimètres. L'assise suivante est de niveau
96 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
à la partie supérieure, et elle se compose de trois blocs, dont
le plus élevé a im,65 de hauteur, les deux autres étant dimi-
nués de i3 centimètres pour s'assembler avec le premier bloc
inférieur.
La troisième assise est formée de trois blocs de 5o centi-
mètres de hauteur, et elle est ornée d'un cordon de denticules
de 70 millimètres de face, avec 4o à 45 millimètres de creux.
Enfin, au-dessus de cette troisième assise, paraissent deux
grands blocs de 3 mètres et 2m,3o de longueur sur 2m,o8 de
hauteur, présentant en bas-relief l'image de deux grands lions
marchant au nord. Ou bien ces sculptures n'ont été qu'ébau-,
chées, ce qui me paraît plus probable, ou bien elles ont été
mutilées.
On comprendra que des blocs de cette énorme dimension,
et placés de champ les uns sur les autres, avec une faible
épaisseur relative de om,o,o, aient été dans un équilibre assez
instable pour qu'une secousse de tremblement de terre, même
assez faible , ait à peu près tout renversé. Il est bon de remar-
quer cependant que les constructeurs de cet édifice avaient
pensé en assurer la stabilité en garnissant les joints de tenons
et de mortaises propres à relier les blocs entre eux. Mais le
fait a prouvé que cette garantie était insuffisante.
Des petites baies en meurtrières sont entaillées, l'une dans
le premier bloc de l'assise inférieure vers l'extrémité sud de
son arête supérieure; une deuxième contre l'arête supérieure
du premier bloc de la seconde assise; une troisième enfin
entre les pattes de derrière du second lion. Plus loin nous
verrons la destination de ces petites baies.
Les blocs de la seconde assise sont ornés d'un encadrement
destiné évidemment à l'ornementation de la paroi générale
de la muraille, et non des joints des blocs, puisque la ligne
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 97
formée par cet encadrement est continue, tandis que les blocs
juxtaposés sont de hauteurs différentes. Enfin, à l'assise infé-
rieure, les deux blocs présentent également des lignes d'enca-
drement accompagnant les joints verticaux.
A l'angle sud -est nous retrouvons exactement la même or-
nementation qu'à l'extrémité opposée, c'est-à-dire que la mu-
raille comporte le même cordon de denticules et la même
Irise sculptée en bas-relief sur laquelle paraissent encore deux
lions ébauchés ou mutilés, mais faisant face au sud, c'est-à-dire
tournant le dos à ceux du nord.
-*v^W
Voici quelles sont les dimensions des blocs composant cette
partie de la muraille orientale. L'assise inférieure est presque
enterrée. La suivante, qui correspond à l'assise inférieure de
l'extrémité opposée, a 2m,4g de hauteur. Le seul bloc en place
tome xxvi, impartie. i3
98 MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
a 5m,33 de longueur. L'encadrement qui l'orne n'est pas régu-
lier; le long des joints verticaux il a 1 4 centimètres de lar-
geur et 6 seulement le long des joints horizontaux. Ce bloc
forme le côté gauche de la dernière baie ou fenêtre d'un
mètre de large. L'autre chambranle de cette fenêtre est formé
par un bloc à encadrement et qui n'a que im,oi de largeur.
Un bloc de l'assise suivante sert de linteau à cette baie rectan-
gulaire. Ce linteau, comme tout le reste de l'assise, a im,45 de
hauteur; deux blocs seulement composent cette assise, et celui
de gauche a été recoupé à son extrémité supérieure, sur une
longueur de om,7 5, pour s'ajuster à un bloc de l'assise infé-
rieure, lequel était plus haut que les blocs juxtaposés. Il en
résulte que là encore le joint horizontal n'était pas rectiligne,
mais offrait un ressaut. Ce fait, à mon humble avis, est un
indice d'assez grande antiquité.
Au-dessus de l'assise formant linteau de la baie que je viens
de décrire, court le bandeau orné du cordon de denticules
(ici il a o™,43 seulement de hauteur). Au-dessus encore sont
en place deux blocs offrant chacun l'image d'un lion et de
dimensions semblables à ceux de l'extrémité opposée. Les
abords de cet angle du monument sont encombrés partout de
blocs énormes, éboulés à l'extérieur comme à l'intérieur.
Toute la face sud, formée d'un petit nombre de blocs im-
menses qui la fermaient complètement, semble s'être renversée
d'un seul coup. Ces blocs, en effet, sont couchés à côté les
uns des autres, et leur situation ne permet pas d'admettre que
cette extrémité de l'édifice ait jamais été ouverte.
Il nous a été possible de reconnaître dans ce chaos de blocs
deux petits pavillons rectangulaires de 4 mètres de longueur
parallèles à l'axe, et de 3m,6o seulement de largeur. Des portes
de im,io, avec ébrasement portant leur largeur à ira,20, y
MONUMENTS DAÂRAQ-EL-EMYR. 99
donnaient accès. Ces portes ne sont pas percées à des distances
égales de la muraille des longues faces. Ainsi, au pavillon sud-
est, la porte s'ouvre à om,4o de la face du mur oriental,
tandis qu'au pavillon sud-ouest elle s'ouvre à om,rjo du grand
mur occidental. Entre ces deux pavillons existait une grande
salle de 8 mètres de largeur sur 4 mètres de profondeur.
Toute la longue face occidentale, sauf les deux extrémités,
est aujourd'hui complètement rasée, et l'on n'y reconnaît plus
les trumeaux séparant les baies percées symétriquement devant
celles qui existent sur la face orientale. Il est clair que de ce
côté le monument a beaucoup plus souffert que de l'autre.
Passons maintenant à la description de la face nord. Là
était un magnifique vestibule, dont les énormes débris sont
accumulés les uns sur les autres, mais de façon heureuse-
ment à permettre de se glisser à travers les blocs éboulés, et
de reconnaître avec certitude la disposition générale de cette
partie de l'édifice.
La face extérieure se composait de deux murs de 6m,4o de
développement, ornés aux angles de cordons d'un mètre de
face, et en saillie de o™,o5; des colonnes engagées garnissaient
les extrémités intérieures de ces deux murs, et avec deux co-
lonnes isolées intermédiaires formaient l'entrée d'un véritable
vestibule ouvert; l'entraxe des colonnes était à très-peu près
de 2 mètres, et ces colonnes avaient om,8 de diamètre.
Le vestibule avait 5m,4o de profondeur et 6m,6o de largeur
dans œuvre. En face des deux colonnes libres se trouvaient au
fond deux massifs carrés de î mètre de côté, formant avec le
prolongement du mur de fond trois portes de i mètre de lar-
geur, ouvrant sur une grande nef de même largeur que le ves-
tibule. A droite et à gauche de celui-ci, s'ouvraient deux
chambres de 4m,5o de largeur, servant de cage à un escalier à
i3.
100 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
paliers qui s'appuyait sur un noyau central de im,6o de côté.
Les marches de cet escalier, dont les encastrements existent
parfaitement conservés sur la face intérieure de la grande mu-
raille orientale, avaient im,/io de largeur. Très-certainement
ces escaliers conduisaient à deux galeries supérieures, et les
petites baies en meurtrière percées à travers les grands blocs
de l'angle nord-est étaient destinées à éclairer cet escalier. Pour
conduire à celui-ci, deux portes d'un mètre de largeur s'ou-
vraient dans les murs latéraux du vestibule et à om,-jo du fond.
Maintenant que j'ai décrit minutieusement tout ce qui reste
visible et bien reconnaissable dans l'état actuel du Qasr-el-
Aâbed, occupons-nous des débris sculptes que nous avons
trouvés au milieu des ruines. Les trois faces nord, est et sud
sont encombrées de blocs relativement très-petits, d'un ton
gris, qui tranche au premier coup d'oeil sur la couleur noire
foncée des grands blocs du monument primitif. Ces petits
blocs se reconnaissent immédiatement pour être des débris
des blocs primitifs, que l'on a débités et retaillés fort grossiè-
rement, afin d'élever dans l'intérieur du monument ruiné une
construction fort médiocre, dont on reconnaît encore quelques
murs de refend arrasés, et qui a dû être élevée sans soin et
pour ainsi dire en hâte. Nous dirons plus loin ce que fut cette
construction secondaire, et véritablement méprisable en com-
paraison de l'autre.
J'arrive enfin aux débris sculptés dans l'étude desquels nous
allons puiser les éléments de notre conviction sur la destina-
tion première du Qasr-el-Aâbed.
Dans les décombres du vestibule nous avons trouvé des
tambours et des chapiteaux des colonnes libres, puis des blocs
taillés carrément et très-considérables garnis sur l'une de leurs
faces de demi-fûts de colonnes engagées.
MONUMENTS DAÂRAQ-EL-EMYR. 101
Au delà du vestibule, et à l'intérieur du monument, se sont
présentés à nous deux chapiteaux très-étranges, offrant aux
angles des bustes épannelés d'animaux, et. entre deux de ces
bustes un épannelage montrant une sorte de tête allongée et
deux ailes, dont l'ensemble a beaucoup d'analogie avec les
chérubins conventionnels de l'ornementation toute moderne
des églises catholiques.
Les colonnes engagées du vestibule étaient surmontées de
beaux chapiteaux à feuilles d'eau, le long desquels s'élevait
un pilastre plat avec chapiteau formé de simples moulures
superposées.
Un fragment de frise à triglyphes s'est aussi retrouvé dans
les ruines du vestibule.
Parmi les blocs de la construction secondaire, nous avons
retrouvé, toujours à l'intérieur du monument, un fragment de
frise épannelé avec bucranes, guirlandes et disques. Puis des
bases de colonnes de dimensions moitié moindres que celles
des colonnes isolées du vestibule. Mais ce qui nous a surtout
intéressés, en achevant de nous révéler l'existence des galeries
102
MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
supérieures latérales, c'est la présence d'un certain nombre
de gros blocs équarris, terminés à leurs deux extrémités par
des demi-fûts de colonnes engagées tout à fait dissemblables,
car l'une de ces colonnes était munie de cannelures partant
de l'aisselle de feuilles d'acanthe , tandis que l'autre était
lisse. D'autres blocs analogues comportaient deux demi-cha-
piteaux tout aussi différents entre eux que les fûts que je
viens de décrire. Les chapiteaux correspondants au fût cannelé
étaient véritablement d'un goût exquis, et je n'ai pas résisté
au plaisir d'en rapporter un en France. Il est aujourd'hui au
Louvre.
Ces colonnes accouplées gisent un peu partout, autour du
Qasr-el-Aâbed, parmi l'immense quantité de blocs qui en jon-
chent tous les abords.
Enfin, à droite de l'angle sud-ouest, nous avons reconnu la
tête, malheureusement fort usée, d'un lion colossal de ronde
bosse, coiffé en sphinx. A côté se trouvait un fragment de sa
crinière, puis un fragment d'aile que j'ai rapporté.
MONUMENTS DAÂRAQ-EL-EMYR. 103
Enfin, de l'autre côté du monument, j'ai eu le bonheur de
retrouver la patte de ce lion colossal, que j'ai également rap-
portée.
La description détaillée de tous ces fragments me mènerait
beaucoup trop loin, et deviendrait d'ailleurs fastidieuse. Je me
contente donc d'en reproduire les figures, prises avec le soin
le plus minutieux.
Ai-je besoin maintenant de disserter longuement pour prou-
ver que le Qasr-el-Aâbed ne fut pas une citadelle, mais bien
un édifice religieux, un véritable temple? Je le crois si peu
que je m'en dispense sans le moindre scrupule.
Passons à la description de la porte monumentale qui était
placée sur la grande avenue et à l'orient du temple.
Cette porte, qui avait 3m,68 de largeur, s'ouvrait dans la
lace d'un petit monument bâti en blocs magnifiques, mais
104 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE,
aujourd'hui presque entièrement ruiné. Elle était encadrée
par un filet carré de i 5 centimètres et de 4 centimètres de
saillie sur la face extérieure de la muraille; de la joue de la
porte à la naissance de ce filet, il y a 62 centimètres de dis-
tance sur la face extérieure. Cette joue à l'intérieur delà porte
a d'un côté 5o et de l'autre 02 centimètres de développement.
Puis se présente une retraite de il\ centimètres à gauche et de
■2i seulement à droite. Nouvelles irrégularités qui témoignent
de l'antiquité de cette construction. La face intérieure de la
porte, à partir de la retraite, est de 2m,77, lesquels, ajoutés aux
5o centimètres de développement de la joue, nous donnent
3m,2 7 pour l'épaisseur du monument.
Les assises correspondantes de chaque côté de la baie ne
sont pas régulières. Ainsi, à partir du haut, la même assise
a d'un côté im,i4 et de l'autre im,o5 seulement; la suivante
ora,5o et om,53; puis on\oo et om,84; et enfin om5o et om,4y.
Je ne puis rien dire de l'assise inférieure parce qu'elle est à
demi enterrée, et que des fouilles seules pourraient en faire
reconnaître la hauteur exacte. Je n'hésite pas à voir encore
autant d'indices d'antiquité dans les irrégularités que je viens
de signaler, et qu'un architecte grec n'aurait pas commises.
Quant aux blocs employés, ils ont des dimensions horizon-
tales très-considérables. Ainsi, le côté gauche de la porte, tel
qu'il se présente aujourd'hui, a pour l'assise supérieure un
seul bloc de 2m,35 de longueur. Le filet encadrant la baie a été
enlevé sur la masse, et à gauche de ce filet le même bloc porte
deux bossages, tandis qu'il ne s'en montre pas au delà du
cadre, c'est-à-dire autour de la porte proprement dite. A l'as-
sise immédiatement inférieure, deux blocs pris à gauche du
filet sont également recouverts chacun de deux bossages ac-
couplés. Me permettra-t-on de conclure de la présence de ce
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 105
double bossage, sur la face d'un seul et même bloc, que c'était
à titre d'ornement qu'il était employé? Si ce n'eût été qu'une
simple trace de négligence ou d'épannelage, on n'en eût cer-
tainement laissé qu'un seul, ne fût-ce que par économie de
temps et de travail.
La troisième assise à partir du haut est, à droite comme à
gauche, formée d'un seul bloc sans bossage, ayant d'un côté
3m,2 7, et de l'autre 3m,2o de longueur.
A l'assise qui suit, les bossages reparaissent, mais sans plus
de symétrie qu'à la partie supérieure du monument.
Celui-ci était couronné par une belle corniche, dont nous
avons eu le bonheur de pouvoir déblayer un fragment, afin d'en
étudier à fond les détails. Elle se compose d'un tore ou boudin
surmonté d'une ligne d'oves séparée, par un étroit listel, d'un
cavet égyptien orné de belles palmettes. La hauteur totale de
cette corniche est de om,8i . Du reste, la figure de ce fragment
suppléera à ce que cette description succincte a d'insuffisant.
Parmi les blocs éboulés, nous en avons remarqué un qui
semble avoir porté une figure humaine en bas-relief; mais elle
est tellement mutilée qu'il serait impossible de rien avancer de
précis sur son compte. Le dessin, cette fois encore, suppléera
à l'insuffisance de la description.
Quoi qu'il en soit, il est certain que cette belle porte est
contemporaine du temple lui-même, et qu'elle a fait partie
intégrante du sanctuaire d'Aâraq-el-Emyr.
Ainsi que je l'ai noté déjà, sous cette porte passait une voie
se dirigeant vers le vestibule de l'édifice principal. Cette voie
venait recouper à peu près perpendiculairement la levée de
pierraille conduisant de la plate-forme du temple à l'étage su-
périeur des cavernes. Comme les talus coupés ainsi dans la
masse compacte de pierraille constituant la levée en question
tome xxvi, iro partie. i4
106 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
sont parfaitement apparents, il en résulte forcément que la
voie d'accès passant sous la porte monumentale, et naturelle-
ment cette porte elle-même, sont postérieures, et peut-être de
beaucoup, à la construction de la levée.
Passons maintenant à la description des souterrains princi-
paux, et commençons par celui qui a servi décurie. L'entrée
a 2m,75 de largeur. La grotte entière a 6 mètres de largeur
moyenne et 28 mètres de profondeur totale; c'est la plus pro-
fonde de toutes.
Sur toute la façade gauche, le rocher a été taillé en man-
geoires destinées à alimenter des animaux. Chaque place est
munie d'un anneau propre à attacher un licou, et ménagé
dans la masse. Devant elle, la bête avait deux trous carrés
de 4o centimètres de côté; l'un servait évidemment à y placer
l'orge, et l'autre faisait fonction d'auge à eau. La largeur de
chacune de ces sortes de stalles est d'un peu plus d'un mètre,
ce qui semble bien médiocre pour des chevaux. Il y en a vingt-
trois sur ce côté gauche, et les trois dernières n'ont qu'une
seule mangeoire.
La même disposition se retrouve sur le côté droit; mais là
on ne compte que seize stalles, dont la dernière n'a qu'une
seule mangeoire. Il y a donc en tout trente-neuf stalles dans
cette écurie.
Une autre grotte, dont l'entrée n'a que om,8o de largeur, est
à trois étages. Au-dessus de la porte d'entrée est percée une
petite fenêtre. La première pièce a iom,2o de profondeur sur
4m,5o de largeur. Elle donne accès, à 7 mètres de l'entrée, dans
deux chambres placées l'une à droite, l'autre à gauche. Celles-ci
ont, la première, 4m,8ode côté; la seconde, 8 mètres de lon-
gueur sur 4n\8o de largeur. Tout au fond , et à l'angle de droite
de la première chambre, s'ouvre un corridor d'un mètre de
MONUMENTS DAÂRAQ-EL-EMYR. 107
largeur et de 2m,ao de longueur, conduisant à une petite
chambre carrée, de 2 mètres de côté.
De la première grande salle on descend à une chambre in-
férieure très-irrégulièrement taillée, et qui n'a peut-être été
qu'une citerne. A 7m,3o à gauche de l'entrée de cette exca-
vation, s'en ouvre une autre de même largeur, conduisant à
une chambre isolée de taille irrégulière, et n'ayant que 3m,3o
de largeur.
Enfin, une troisième grotte est beaucoup plus intéressante
par le soin avec lequel elle a été ciselée. On y accède par une
porte carrée de 2m,3o de largeur, avec ébrasement portant la
largeur à 2m,6o. L'épaisseur de la roche traversée par cette
baie est de 3°\6o. La hauteur de la porte est de 3m,6o égale-
ment. A 1 mètre au-dessus est percée une fenêtre de 2 mètres
de hauteur sur im,2o de largeur. Cette fenêtre est munie d'un
double encadrement rachetant par un petit plan incliné la sur-
face extérieure du rocher. C'est à droite de cette porte que se
lit une des deux inscriptions dont j'ai parlé plus haut.
La salle dans laquelle on pénètre a ses faces parfaitement
dressées. Elle a 18 mètres de profondeur sur iom,io de lar-
geur. Les parois en sont verticales jusqu'à la hauteur de
7 mètres. Là règne sur tout le pourtour un évidement en quart
de rond de 4o centimètres de hauteur, surmonté d'un évide-
ment semblable, mais de im,3o de hauteur. Les arêtes en sont
vives et en très-bon état.
A l'extérieur, trois grands anneaux ont été taillés dans la
masse pour servir de points d'attache à quelque tenture faisant
apparemment fonction de véranda.
Je n'ajouterai plus rien à la description détaillée de ces
étranges excavations, pour ne pas abuser de la patience de
mes lecteurs. Ainsi que je l'ai déjà dit, les figures que je donne
i4.
10S MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
suppléeront amplement à des descriptions que la multiplicité
des chiffres cités rendrait infailliblement fastidieuses.
Il est temps maintenant d'examiner le passage de Josèphe
relatif à cet ensemble de monuments antiques. Je traduis :
« A cette époque régnait en Asie Séleucus, surnommé Phi-
« lopator, fils d'Antiochus le Grand. Ce fut alors que mourut
«le père d'Hyrcan, Josèphe, homme bon et magnanime, qui
« avait tiré le peuple juif de la misère et de la faiblesse, et lui
« avait donné une existence plus relevée. Il avait été pendant
« vingt-deux ans le collecteur des impôts de la Syrie, de la Phé-
« nicie et de la Samarie. Dans le même temps mourut l'oncle
«d'Hyrcan, Onias, qui laissa le souverain pontificat à son
« fils Simon '.
« Après la mort de Josèphe, des discussions surgirent parmi
«le peuple, à cause de ses fds. Les aînés ayant déclaré la
« guerre à Hyrcan, qui était le plus jeune, la multitude se di-
« visa et le plus grand nombre prit le parti des aînés, ainsi
«que le grand prêtre Simon, à cause de la parenté. Hyrcan
«se décida alors à ne pas rentrer à Jérusalem; mais, s'étant
«établi de l'autre côté du Jourdain, il fit une guerre conti-
« nuelle aux Arabes , de telle sorte qu'il en tua un grand
«nombre, et en réduisit beaucoup d'autres en captivité. Il
« construisit aussi une forte tour (Bâp«i> ïcr^vpàv) qu'il bâtit
«en pierre blanche, jusqu'au faîte, sculptant dessus des ani-
« maux de très-grande taille. Il l'entoura d'un étang large et
« profond. Sur le flanc de la montagne opposée, il creusa dans
« les rochers proéminents des souterrains de plusieurs stades
« de profondeur. Il y établit des appartements pour les festins,
« pour l'habitation et pour tous les usages de la vie. Il y inlro-
1 Ant. Jud. XII, îv, 10.
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 109
« duisit aussi des eaux courantes en abondance, pour l'agré-
« ment et la décoration de ce palais. Les portes d'entrée ne
« reçurent que la largeur suffisante pour permettre à une seule
« personne d'y passer à la fois, et cela dans un but de sécurité,
« et pour que, dans le cas où il serait assiégé par ses frères, il
« ne courût pas le risque de tomber entre leurs mains. Il cons-
«truisit aussi des palais extérieurs immenses, qu'il orna de
«somptueux jardins; puis, lorsque tout fut achevé, il donna
«à cet endroit le nom de Tyr (Tvpov). Il est situé entre la
« Judée et l'Arabie, au delà du Jourdain, non loin de l'Essebo-
« nitide. Il fut le maître de toute cette contrée pendant sept
« années, temps total du règne de Séleucus en Syrie. A la mort
«de ce roi, son frère Antiochus , surnommé Epiphane, lui
«succéda. A cette même époque, mourut le roi d'Egypte Pto-
«lémée, surnommé aussi Epiphane, laissant deux fils encore
«jeunes, dont l'aîné était surnommé Philométor, et le second
« Physcon. Hyrcan, considérant la grande puissance échue à
«Antiochus, et craignant, s'il était pris par ce monarque,
«d'être livré au supplice, en punition de tout le mal qu'il
« avait fait aux Arabes, se donna la mort. Antiochus alors s'em-
« para de tout ce qui lui avait appartenu ï. »
Nous allons maintenant discuter ce récit curieux et démon-
trer que, sur un fond évident de vérité, Josèphe a tellement
brodé, qu'il devient certain qu'il n'a connu que sur des ouï-dire
d'Arabes les lieux qu'il a la prétention de décrire minutieuse-
ment. N'oublions pas d'ailleurs que c'est deux cent cinquante
ans environ après les événements qu'il a raconté l'histoire
d'Hyrcan.
Commençons par fixer quelques dates indispensables.
' Anl. Jud. XII, iv, 11.
110 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Séleucus IV, Philopator, fils et successeur d'Antiochus III
le Grand, est monté sur le trône en l'an 126 des Séleucides
(187 ans avant J. C). Il fut assassiné par Héliodore, préfet du
trésor, en 1 37 de l'ère des Séleucides. (176 ans avant J. C).
En Egypte, Ptolémée Philométor succéda à son père Pto-
lémée Epiphane en i32 de l'ère des Séleucides (181 avant
J.C.).
La mort de Séleucus ayant eu lieu en 176 avant J. C. il
faut faire remonter jusqu'en 1 83 l'installation d'Hyrcan à
Aâraq-el-Emyr.
Ce n'est qu'en 1 46 de 1ère des Séleucides (167 ans avant
J. C.) que Mathatias, avec ses cinq fils Jean Gaddis, Simon
Thasi, Judas Machabée, Eléazar Abbaron et Jonathan Apphus,
leva l'étendard de la révolte. Il y a donc eu un intervalle de
neuf ans entre la mort d'Hyrcan et le commencement de
l'insurrection des Machabées.
Quel rang occupait Hyrcan dans la nation juive? Le plus
élevé, puisqu'il était allié au grand prêtre Onias Ier.
Si je ne me suis pas trompé en expliquant l'inscription fu-
néraire du tombeau de Saint-Jacques, nous avons la généa-
logie suivante :
I. IADDOUA ou IADDOUS, grand prêtre,
a pour fils :
i° d un premier lit : 2° d un second lit:
Eléazar. II. HONIAH. Iôazer. Jehoddah. Simon. Iokhanan. V. MANASSES, N. épouse de
I grand prêtre. Josèphe, fils
de Tobie.
III. SIMON LE JUSTE, IV. ÉLÉAZAR,
grand prêtre. grand prêtre.
VI. HONIAH ou ONIAS II.
Hyrcan n'était donc pas le neveu d'Onias Ier, ni le cousin
de Simon le Juste, qui prit parti pour ses frères contre lui.
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 111
Nous avons, en effet, pour la famille de Hyrcan, la filiation
suivante
TOBIE.apour fils :
Josèphe , collecteur des impôts de Syrie
pour les Ptolémées.
Il épouse :
en premières noces ,
N. fille d'Onias,
dont il a sept fils.
i N. 2 N. 3 N. k N. 5 N. 6 N. 7 N.
Deux d'entre eux sont tués dans
un combat contre Hyrcan.
en deuxièmes noces,
N. sa nièce,
lille de Solymius,
dont il a
Hyrcan.
Solymics.
N. Deuxième femme de Josèphe
son oncle.
Hyrcan n'était donc pas parent d'Onias le grand prêtre,
tandis que celui-ci était réellement l'oncle des sept frères
aînés de Hyrcan. De la sorte s'explique tout naturellement sa
préférence pour eux.
Ce fut après un combat dans lequel périrent deux de ses
frères aînés, propres neveux du grand prêtre Onias, que Hyr-
can se vit forcé de fuir de Jérusalem et de se réfugier à Aâraq-
el-Emyr avec ses partisans. La réception que les Arabes lui
firent fut évidemment peu cordiale, puisqu'il fut obligé de
guerroyer immédiatement et incessamment contre eux, ainsi
que le constate Josèphe. Ne nous y trompons pas, le seul rôle
que Hyrcan put et dut jouer, pendant les sept années de séjour
qu'il fit au delà du Jourdain, fut celui d'un chef de bandits,
rançonnant les tribus voisines, pillant, leurs troupeaux, et vi-
vant comme un véritable cheïkh de Bédouins, c'est-à-dire au
jour le jour, et de rapines. Cela est si vrai que, lorsqu'il apprit
l'avènement d'Antiochus IV, il ne douta pas que sa vie ne fût
menacée, et aima mieux se donner la mort de sa propre main
112 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
que d'attendre le supplice qu'il sentait avoir mérité et qu'il
ne se croyait pas en mesure d'éviter.
Mais revenons à sept ans en arrière. Voilà Hyrcan s'ins-
lallant de vive force au milieu des Arabes, sans cesse les mena-
çant, sans cesse menacé par eux. Il ne peut faire un pas sans
craindre pour sa vie, ses ennemis étant partout autour de lui.
Aussi que fait-il? Il se construit, au plus vite nécessairement,
une forteresse (Bàp»> lu'/ypàv), dit Josèphe; et voilà qu'à cette
forteresse il applique des sculptures que la loi judaïque déclare
abominables. A-t-il donc abjuré avec tous ses adhérents le ju-
daïsme ? Certes, je ne crains pas de répondre non, car, s'il eût
abjuré, il n'eût rien eu à craindre d'Antiocbus, et, en désertant
la foi de ses pères , il se fût fait probablement un ami de ce
monarque.
Voyons donc ce qu'est celte prétendue forteresse, cette
jSàpts îcryypâ. Comme un fugitif et un envahisseur qu'il est,
et qui a besoin de se mettre immédiatement en défense, Hyr-
can va sans doute se hâter de créer un asile cajDable de soute-
nir un siège; tous les matériaux qu'il aura sous la main lui se-
ront bons, s'ils peuvent couvrir vite et bien son lieu de refuge.
Comment s'y prend-il?
Il s'installe dans un bas-fond, dominé de trois côtés sur
quatre. 11 crée un grand parallélogramme sans flanquements,
mais percé de baies énormes, multiples, et toujours ouvertes.
Il n'emploie que des blocs immenses dont la manœuvre est
pour chacun d'eux un véritable tour de force. Il les empile les
uns sur les autres, en les plaçant de champ, de sorte que le
premier coup de bélier les jettera bas. Tout cela fait une dé-
testable forteresse sans doute; et quel remède le constructeur
trouve-t-il à ces inconvénients? Il taille des colonnes, des bas-
reliefs représentant des lions gigantesques, des corniches à
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 113
moulures multipliées, des cordons de denticules, etc. à l'inté-
rieur et à l'extérieur. Il couvre sa forteresse de sculptures. Il y
installe un énorme lion ailé, de ronde bosse, puis il y établit
des galeries supérieures ornées de colonnes charmantes. On en
conviendra, voilà une étrange citadelle! voilà d'étranges élé-
ments de défense!
Mais il l'a entourée d'un étang vaste et profond, nous dit
Josèphe, et l'a rendue ainsi inaccessible. Eh bien! Josèphe se
trompe. L'étang n'a existé que sur trois côtés de la forteresse;
sur le quatrième on y accédait de plain-pied, fort à l'aise, et
par une belle porte monumentale, construite aussi en blocs
énormes, couverte aussi de sculptures et n'ayant absolument
rien de commun avec un ouvrage de fortification quelconque.
Est-ce tout? Non, pas encore! Hyrcan le fugitif construit
en blocs énormes un aqueduc souterrain qui va chercher fort
loin l'eau du Nahr-Syr pour alimenter l'étang qu'il creuse au-
tour de la forteresse. Il construit d'immenses terrasses qu'il
nivelle avec soin. Il y établit une acropole. Il taille les rochers
qui servent d'escarpe à cette acropole. Il remue la terre par
millions de mètres cubes. Puis, non content de cela, il creuse
les flancs des montagnes; il y ouvre des souterrains de plusieurs
stades, dit Josèphe, et dont le plus grand a tout juste 28 mètres
de profondeur. C'est là qu'il met à refuge la cavalerie de son
armée, et il y a place pour 39 chevaux! Les portes de ces sou-
terrains sont à peine assez larges, dit toujours Josèphe, pour
qu'un seul homme y puisse passer. Quelques-unes de ces
portes ont 5 mètres, les autres 2m,7Ô et 2m,3o de largeur. Puis,
pour embellir son séjour, Hyrcan se ménage dans les rochers
des appareils d'illumination. Et tous ces travaux, qui ont dû
demander des siècles peut-être, et des milliers de bras, tout
cela s'est fait en sept années, et par une poignée de fugitifs
tome xxvi, irn partie. 10
114 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
condamnés à combattre leurs voisins, tout le long de l'année,
sans paix ni trêve !
J'en ai dit assez, je pense, pour qu'il me soit permis main-
tenant d'exposer, sans plus tarder, mes idées sur les monu-
ments d'Aâraq-el-Emyr.
Là fut un sanctuaire des Ammonites; le Qasr-el-Aâbed est
évidemment un édifice religieux, un temple de Qamos ou de
Moloch.
L'idole qui y était adorée, c'était le lion de ronde bosse
dont j'ai trouvé les débris.
Avant que ce temple fût e'ievé, un autre existait, auquel
on venait des grottes, dont l'une servait peut-être d'étableaux
animaux destinés aux sacrifices, parla voie ou levée sur laquelle
étaient plantés, de 1 5 mètres en 1 5 mètres, des blocs bruts, ac-
couplés et percés d'un trou rond. Quelle était la destination
de ces blocs? Je l'ignore. Parmi les grottes il y en avait une
dont le vestibule, aujourd'hui détruit, avait reçu un dispositif
d'illuminations.
Plus tard, lorsque le grand temple fut construit, d'autres
monuments, dus à la même conception, furent érigés, tels que
la porte monumentale et les deux édicules dont j'ai parlé dans
la description générale des lieux.
Que Hyrcan le fugitif se soit établi en ce point , cela ne sau-
rait être douteux. Quelles sont donc les traces réelles de son pas-
sage? Les débris d'une pitoyable construction, qui jonchent
l'intérieur du Qasr-el-Aâbed, et la large coupure qu'il a dû
pratiquer dans le chemin en corniche longeant l'étage supé-
rieur des cavernes, pour qu'on ne pût venir l'y surprendre,
s'il était réduit à s'y réfugier, sa fameuse jSâpts iayypâ. ne lui
offrant pas une sécurité suffisante. Enfin peut-être les habita-
tions de l'acropole, dont les décombres sont entièrement
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 115
semblables à ceux de toutes les localités ruinées de l'Ammo-
nitide, comme du reste de la Syrie.
Maintenant, que dire de l'âge probable du Qasr-el-Aâbed et
de la porte monumentale? A ce sujet, je n'ai que des conjec-
tures à proposer. Cinq années après la destruction de Jérusa-
lem (588 avant J. C.) , Nabuchodonosor dévasta l'Ammonitide.
Peut-être fut-ce alors que le temple d'Aâraq-el-Emyr, lequel
élait encore en voie de construction, fut détruit et abandonné,
avant d'avoir été acbevé. Les tremblements de terre auront fait
le reste. Veut-on rapprocher davantage cette destruction de
l'époque où Hyrcan se réfugia à Aâraq-el-Emyr? Je le veux
bien, mais à la condition qu'on trouvera une date probable,
antérieure, et de beaucoup, à l'apparition d'Hyrcan.
Ainsi, par exemple, j'admettrais assez volontiers que le temple
d'Aâraq-el-Emyr ait été bâti par un satrape des rois Achémé-
nides, et détruit aussitôt après la cbute de cette dynastie de
conquérants. Cette hypothèse en effet rendrait compte de la
manière la plus satisfaisante du style de la grande frise de
lions , et des chapiteaux à bustes d'animaux, si voisins de ceux
du palais de Persépolis.
J'ai dit que la charmante rivière qui roule ses eaux limpides
à l'est d'Aâraq-el-Emyr se nommait Nahr-Syr. Ce nom a cer-
tainement donné lieu à la partie du récit de Josèphe qui veut
que Hyrcan, une fois son palais achevé, l'ait appelé Tyros.
Très-certainement, cette localité, bien avant la venue d'Hyr-
can, se nommait Syr, de même que la Tyr des Grecs s'appe-
lait avant eux Sour, comme elle s'appelle toujours Sour pour
les habitants du pays.
i5.
116 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
EXPLICATION DES PLANCHES.
PLANCHE I.
Plan général d'Aâraq-el-Emyr.
PLANCHE II.
Vue du grand rideau de rochers dans lequel plusieurs grottes ont été
creusées de main d'homme.
PLANCHE III.
Vue de l'angle nord-est du temple.
PLANCHE IV.
Plan du temple.
Détails et fragments d'architecture.
PLANCHE V.
État actuel de la porte monumentale qui donnait accès dans l'enceinte
du temple.
Fragment de la corniche de cette porte.
PLANCHE VI.
Temple. Fragments et détails.
L'une des pierres accouplées, percées d'un trou, et réparties deux par
MONUMENTS D'AÂRAQ-EL-EMYR. 117
deux, de 1 5 mètres en i5 mètres, sur la jetée antique qui conduisait des
grottes au temple.
PLANCHE VII.
Temple. Détails.
Grottes, plans et coupes.
PLANCHE VIII.
Grotte. Plan, coupe, élévation et détails.
Fragment du vestibule d'une grotte sépulcrale, avec appareil d'illumi-
nation.
".-
MEMOIRE
SUR
UNE INSCRIPTION
DECOUVERTE A ORLEANS,
PAR M. LEON RENIER.
Trois ouvriers terrassiers, employés aux travaux du chemin
de fer d'Orléans à Vierzon, avaient trouvé, en i846, au point
où ce chemin de fer traverse le faubourg Saint-Vincent, sur
le bord de la voie romaine qui conduisait d'Orléans à Paris,
une plaque de marbre blanc couverte sur une de ses faces de
grandes et belles lettres latines. Ils la transportèrent dans la
cour d'une maison voisine et l'y laissèrent1. Pendant près de
dix-neuf ans elle resta dans cette cour exposée aux injures du
temps et à d'autres causes de destruction2, et, quoiqu'elle eût
Première ieclure
17 mars;
2e lecture,
3i mars 1 865.
1 Un de ces ouvriers existe encore, et
ii a pu fournir les renseignements les plus
précis sur l'époque et sur le lieu de cette
découverte.
- Il y a quelques années, le proprié-
taire de la maison voulut en faire faire un
caniveau pour recevoir les eaux d'une gout-
tière; un tailleur de pierre fut appelé; il
se mit à l'œuvre, et les mutilations qu'on
remarque à la lettre L de la première
ligne sont l'effet de ses premiers coups de
ciseau. Mais, heureusement, il reconnut
bientôt que la dureté du marbre rendrait
son travail très-difficile, et il y renonça. Je
dois ces renseignements à l'obligeance de
M. Mantellier, président de chambre à la
cour impériale d'Orléans.
120 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
été aperçue par quelques personnes instruites, elle y seraif
encore si, dans ces derniers temps, un antiquaire savant et
zélé, M. le comte de Pibrac, n'eût été informé de son existence.
M. de Pibrac n'eut besoin que de la voir pour en reconnaître
l'importance. Il s'empressa d'en faire l'acquisition, pour la
donner au musée d'Orléans, et il en a envoyé à l'Académie un
excellent estampage1, d'après lequel a été exécutée la gravure
suivante :
En nous adressant cet estampage, M. de Pibrac y a joint
quelques renseignements que je dois d'abord rappeler à l'Aca-
démie.
La plaque de marbre qui porte cette inscription a 7 centi-
mètres d'épaisseur. Elle est brisée à droite et à gauche, de sorte
Il m'en a envoyé depuis une photographie.
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLÉANS. 121
que l'inscription a perdu le commencement et la fin de ses
lignes. Mais elle n'a rien perdu dans le sens de sa hauteur, qui
est de 75 centimètres. Les lettres des trois premières lignes
ont 85 millimètres de hauteur; celles des deux dernières,
70 millimètres seulement.
La première lettre de la première ligne, quoique brisée, se
reconnaît facilement pour un E; la dernière pourrait être un
C ou un G : M. de Pibrac croit que c'est plutôt un G.
La petite boucle que l'on aperçoit avant ia lettre O de la
deuxième ligne ne peut être que la panse d'un P; si c'était
celle d'un R ou d'un B, on verrait au-dessous la queue du R
ou la panse inférieure du B.
La petite courbe qui se voit au commencement de la troi-
sième ligne, avant la lettre S, est la partie inférieure d'un
autre S. •
On aperçoit distinctement au commencement de la qua-
trième ligne, au-dessous du point triangulaire, l'extrémité de
la queue d'un R. La dernière lettre de cette ligne ne peut être
qu'un B ou un E. Ce n'est pas un E, car les deux traits qui se
dirigent vers la droite, en haut et en bas du jambage vertical,
ne sont pas horizontaux, mais s'infléchissent légèrement, le
premier vers le bas, le second vers le haut, et celui du milieu
se bifurque distinctement pour former les deux panses d'un B;
c'est donc un B.
Enfin on distingue avant la lettre O de la dernière ligne
la partie supérieure d'un V.
Ces renseignements sont parfaitement exacts, ainsi qu'il est
facile de s'en assurer en examinant attentivement l'estampage,
ou la gravure qui le reproduit. J'ajouterai que l'on remarque
dans cette inscription deux accents bien caractérisés, un sur
la lettre A de la deuxième ligne , l'autre sur la lettre E de la qua-
tome xxvi, ire partie. 16
122
MÉMOIRES DE L'ACADEMIE.
trième \ circonstance qui, jointe à la forme des lettres, notam-
ment de la lettre O, qui est presque ronde, permet d'en faire
remonter la date au milieu du premier siècle de notre ère.
La première ligne se compose de la fin d'un nom de famille
ELIVS, et du commencement d'un surnom MAC ou MAC
Le nom de famille pourrait être Aelius, Aurclius ou Corné-
lius -. Je ne pense pas que ce soit un des deux premiers. Ils se
rencontrent en effet très-rarement, surtout dans les provinces,
avant l'époque des Antonins. Le troisième, au contraire, devint
très-commun dès le temps de Sylla. Des provinces entières
furent alors peuplées de Cornélius. On en rencontre beaucoup
dans la Narbonnaise, et je puis en citer un dans une ville voi-
sine d'Orléans, à Auxerre3, qui, au milieu du premier siècle
de notre ère, laisait encore partie de la cité des Sénonais, à
laquelle, ainsi qu'on le verra, appartenait le personnage dont
il est question dans celte inscription4. C'est donc ainsi qu'il
faut restituer le premier mot de ce document.
Ce nom de famille devait être précédé d'un prénom, qu'il
est impossible de rétablir avec la même probabilité. Je ferai
seulement remarquer que la plupart des Cornélius des pro-
vinces, qui devaient leur nom à Sylla, portaient comme lui
le prénom Lucius.
1 Depuis que ce mémoire a élé iu à l'A-
cadémie, j'ai pu voir le monument lui-
même, que M. de Pibrac avait fait appor-
ter à Paris, pour le montrer à la Société
impériale des Antiquaires de France, et je
me suis assuré qu on y remarque un troi-
sième accent sur 1<< lettre E du premier
mot de 1 inscription.
" Trois autres noms de famille sont ter-
mines en elias , savoir : Poetelius , Laelius
et Coelius ou Caelias; mais les deux pre-
miers ne se rencontrent plus sous l'em-
pire, et le troisième fut toujours très-rare.
3 II est nommé dans une inscription qui
a été publiée par l'abbé Lebeuf, Mém.
pour servir à l'hist. ecclésiastique et civile
ri Auxerre, t. II, p. g.
' On peut ajouter encore que le nom
du consul Ser. Cornélius Orjilus est accen-
tué comme celui de notre inscription, sur
un monument daté de son consulat (5i de
notre ère) , et que l'on conserve au musée
Borgia à Vellelri. (Voy. Gardinali, Iscriz.
Veltt. p. 9.)
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLÉANS. 123
Quant au surnom, si la dernière lettre de cette ligne était
un C, ce pourrait être MAOr ou MACrinas; mais M. de Pi-
brac nous dit que cette lettre lui paraît être plutôt un G; ce
serait alors MAGnus, surnom qui convient mieux en effet à un
Cornélius, étant un de ceux qu'avait adoptés une des branches
les plus illustres de cette famille, celle des Cinna. On sait que
celui qui fut l'objet de la clémence d'Auguste, et qui fut consul
en 768 de Rome, s'appelait
Cn. Cornélius L. f. L. n. Cinna Magnus '.
H était, par sa mère, petit-fils de Pompée'2, et c'est pour cela
qu'il avait pris le surnom Magnus, surnom qu'il transmit du
reste à sa famille, ainsi que le prouve l'inscription suivante3 :
CN • CORNELIVS ■ MAGNI ■ L
ÔCEANVS • ACCENSVS
PATRONO • IN • COS-
ANTIPHO ■ MAGNAE
SYNETVS • MAGNAE ■ L
 • MÂNV
Cnaeus Cornélius, Magni libertus, Oceanus , accensus patrono in consulatu.
•Antipho Magnae.
Synetus Magnae libertus, a manu.
La première ligne de notre inscription doit donc être ainsi
restituée :
L- CORNÉLIVSMAGNVS
1 Dion. Cass. lib. LV, c. xiv et xxn. aujourd'hui au musée du Louvre. On re-
— Grut. p. 883, 5. — Fabretti, Inscr. marquera qu'elle est accentuée, comme
dom. p. 703, 11. 2^0. la nôtre, et que sa date ne peut être pos-
2 Dion. Cass. lib. LV, c. xiv. térieure ni de beaucoup antérieure au mi-
3 Cette inscription faisait partie des lieu du premier siècle de notre ère, puis-
collections Campana, avec lesquelles elle que les personnes qui l'ont fait graver sont
a été apportée à Paris ; elle doit se trouver un aflranchide Cn. Cornélius CinnaMagnns ,
16.
124 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
On pourrait être tenté de voir dans les lettres POMÂRI,
qui sont tout ce qui reste de la deuxième ligne, la fin d'un
nom au datif PO, et le commencement soit d'un mot comme
MARI/o, soit d'un surnom comme MARIno ou MARIano. Mais
on est bien vite forcé de renoncer à cette conjecture.
On sait maintenant quelle est la valeur des accents dans les
inscriptions latines. Dans un mémoire qui a été couronné par
l'Académie1, le P. Garrucci a démontré que ces signes, qu'on
désigne à tort sous le nom d'accents, servaient à indiquer les
syllabes longues par nature, et cette explication est aujour-
d'hui généralement admise.
Or, dans notre inscription, la lettre A est marquée d'un ac-
cent; elle est donc longue, et par conséquent ne peut avoir fait
partie ni du mot marito ni des surnoms Marino ou Mariano,
dont la première syllabe est brève.
Remarquons, d'ailleurs, que la première ligne ne contient
pas, à la place ordinaire, entre le nom de famille et le sur-
nom, la mention du père de Cornélius. Cela prouve que ce
personnage n'était pas fils de citoyen romain. S'il l'eût été, son
père se serait nommé, comme lui, Cornélius, et l'on aurait rap-
pelé sa filiation, en mettant après son nom de famille et avant
son surnom le sigle du prénom de son père et l'abréviation
du mol fdius. Il était donc fils d'un Gaulois, dont le nom de-
vait se lire au génitif à la suite des siens. Les lettres POMÂRI
sont ce qui reste de ce nom et en forment probablement la fin.
qui avait été un de ses uccensi pendant son lée. Cette inscription a élé publiée par
consulat, en 758 de Rome (5 de no!re M. Mommsen.dansle Rheinisches Muséum,
ère); un esclave de sa fdle Magna, et un nouvelle série, I. VI, p. 4, d'après une
affranchi de cette même Magna, qui était copie de Borghesi, qui n'en avait pas re-
en outre son secrétaire (a manu), ce qui marqué les accents.
orouve que cette fille de Cinna était déjà ' / segni délie lapidi latine volgarmenie
assez âgée pour avoir une maison mon- detti accenti ; Rome, 1 867, in-4°.
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLÉANS. 125
On connaît un assez grand nombre de Gaulois qui ont porté
des noms terminés en marus : j'en citerai seulement quelques-
uns :
Virdomaras ou Viridomarus, chef des Insubres, qui fut battu
et tué, en 532 de Rome, par le consul M. Claudius Marcellus l;
Un autre Viridomarus, chef éduen qui joua un rôle considé-
rable dans la campagne qui se termina par la prise d'Alesia2;
Indutwmaras , qui commandait les Treveri quand cette peu-
plade fut attaquée par César3;
lanlumarus et Excincomarus, qui sont mentionnés dans des
inscriptions publiées par Gruter'1;
Segomaras et Nertomaras , dans des inscriptions publiées par
Orelli 5 ;
Illiomarus enfin, dans une inscription trouvée près de la fon-
taine de l'Étuvée, et que l'on conserve au musée d'Orléans.
Cette inscription a été publiée en fac-similé par M. Jollois6,
à qui j'en emprunte le texte :
AVG-ACIONNAE
SACRVM
C APILLVS • ILLIO
MARI F-PORtCVM
CVM-SVIS- ORNA
MENTIS-V- S- L • M
Augustae Acionnae ' sacrum, Capillus Illiomari filius porticum cum suis ornamentis,
votum solvens libenter merito.
1 Tit. Liv. Epilom. lib. XX. VM , ligne 4e. forment des monogrammes.
2 Caes. Bell. Gall. 1. VII, c. xxxvni , seq. — Deux personnages portant ce même
3 Caes. Bell. Gall. lib. V, c. in, seq. nom à.' Illiomarus sont mentionnés clans
4 Pag. 807, 5, etgn, 12. une inscriplion du musée de Lyon. (Voy.
5 N. 2123 et 2894. de Boissieu, Inscr. ant. de Lyon, p. 409.)
6 Notice sur les nouvelles fouilles entre- ' Adonna est probablement le nom de
prises à la fontaine de l'Etuvée; Orléans, la nymphe qui présidait à la fontaine de
1825, in-4°. Les lettres NN, ligne 1", et l'Etuvée, et par conséquent celui que cette
126 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Or dans ces noms terminés en marus, la syllabe ma est
longue ; c'est ce que prouve l'inscription suivante du musée de
Vérone ', clans laquelle cette syllabe est marquée d'un accent,
comme elle l'est dans la nôtre :
VIRDOMÂRVS
TH A RT ONTIS'F
DOMOBITVRIX
MISSICI VS- ÂLAE
CLAVDIAE-NOVAE
T-F-I-ET
PÂMAE-SORÔRI
Virdomarus Tharlontis filius, domo Bilurix, missicius alae Claudiae novae
tcslamenlo fierijussit, et Pamae soroii.
)
Nous avons donc la fin du nom du père de notre Cornélius.
Il s'agit maintenant d'en découvrir le commencement. Nous le
trouverons, ou plutôt nous trouverons ce nom tout entier dans
les Histoires parallèles attribuées à Plutarque, § 3o, où il est
parlé d'un chef 'gaulois nommé Alepomaras (Ât£tto ftapos TàÀ-
\wv jSatrjXeus). Il est vrai que l'historiette clans laquelle figure
cet Atepomaras est une fable, et même une fable peu vraisem-
blable. Mais si le personnage est fabuleux, le nom est réel, car
il est formé d'éléments réellement gaulois.
Il en est ainsi de sa terminaison ju,apos ou marus; je viens de
le démontrer. Quant à sa première moitié Atepo, nous la re-
trouvons dans le nom Ateponx (ÂT£7rdpt|), dont nous avons
des exemples certains. Ce nom est en effet celui d'un chef
galate nommé par Strabon 2, et il se lit deux fois dans la longue
fontaine elle-même portait dans l'nnli- ' Maffei , Mus. Ver. p. 131, 3
quité. - Lib. XII, c. m, S 37, p. 56o, Casaub
INSCRIPTION DECOUVERTE A ORLEANS. 127
inscription qui est gravée sur Tante gauche du temple de
Rome et d'Auguste à Ancyre ' :
Lignes 28^26 :
AABIOPlEATEnOPEirOEAHMOGOl
N I A NEASKENANAPIANTAZANE
0HKEKAIIAPOIKAIIOYAIAI
ZEBAZTHZ
kXSiôpil; A.TSiropsiyo= liipLOÔoivixv éhcoxsv , àvtiptâvTas àvédr/xs
Ka/erapoî xaî lovÀ/as -sëaalrjs.
Albiorix, fils d'Atéporix, a donné un repas public et élevé les
statues de César et de Juli'a Augusta.
Lignes 32-33 :
AABIOPlEATËTTOPEirOSTOAEYTEPON
AHMO0OINIANEAQKEN
AAêiôpi? kreftàpetyos to Sgûrepoi» hitxoÔotvixv éhuxsv.
Albiorix, fils d'Atéporix, a donné une seconde fois un repas
public.
La deuxième ligne de notre inscription doit donc être ainsi
restituée 2 :
ATEPOMÂRIFIL
La troisième ligne se compose du mot SENONI, avant le-
quel on aperçoit la trace d'un S ; elle ne peut se restituer que
de cette manière :
ClVISSENONIVS
' Corp. inscr. Graec. n. 40,30,. — A la
vingt-cinquième ligne de cetle inscription ,
M. Franz suppose une. lacune après le
mot KAIZAPOZ, et il la remplit par le mol
ZEBAZTOY. Cetle restitution est inutile :
les copies de Tourneforl et de Paul Lucas
n'indiquent pas de lacune en cet endroit;
et elle est impossible, parce que l'addition
du mot ZEBAZTOY rendrait cetle ligne
trop longue pour être contenue dans la
largeur de l'ante.
2 Depuis que j'ai lu ce mémoire à l'A-
cadémie, j'ai retrouvé le nom Atepomariis
dans une inscription de Narbonne, qui a
été publiée par Gruter, p. io46, 6 , et dont
je donne ici un texte plus exact, d'après
le ms. Bousquet de la Bibliothèque de
Narbonne, t. III, p. 243 :
VENVST A • ATEPO
MARI • LIBERTA
SIBI-ET-MELISSO-LIB
SVO • VI VA • FECIT
128 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Civis était le litre par lequel on désignait les citoyens d'une
civitas. C'était une acception particulière aux trois provinces de
la Gaule celtique, aux deux Germanies et à la Bretagne, les
seules provinces de l'empire où il y eût un grand nombre de
civitates qui n'étaient ni colonies ni municipes. Les monuments
en fournissent de nombreux exemples : il suffira d'en citer
quelques-uns :
Civis Remus, civis Tribocns, civis Scquanus , avis Batavus, dans
des inscriptions de Lyon ';
Civis Bellovacus, dans une inscription de Vienne2;
Civis Treverus, dans des inscriptions de Lyon 3, de Cliâlon-
sur-Saône \ d'Autun 5, de Woringen °, etc.
Civis Lingonus, dans une inscription de Bourbonne-les-
Bains, à laquelle se rattache le souvenir de deux confrères que
nous avons récemment perdus7. Je crois devoir en mettre le
texte sous les yeux de l'Académie :
D E O • A P O L
LINI-BORVON
ET ■ DAMONA
C • DAMINIVS
FEROX- CIVIS
LINGONVS- EX
YOTO
Deo Apollini Borvoni et Damonae , Caius Daniinius
Ferox civis Lingonus ex volo.
' De Boissieù, Inscriptions antiques de 5 Millin , Voyage dans les départements
Lyon . p. '219, 3o5 , 33/», 4 17* A29, 5o8. du Midi, t. I , p. 336.
"- Chorier, Ant. deVienne, 2'è.d.p. hiyb, \ . ' Orelli, n. 192.
3 De Boissieu, Inscriptions ant. de Lyon , ' Berger de Xivrey, Lettre à M. Hase
p. 5i6 et 519. sur une inscription trouvée à Bourboime-les-
* Marcel Canat, Inscriptions antiques de Bains, i833, in-8°.
Chalon-sur-Saône, p. 3a, n. i3.
INSCRIPTION DECOUVERTE A ORLEANS. 129
La manière dont le titre de citoyen de la cité des Lingons
est rendu dans cette inscription [civis Lingonus 1 au lieu de eîvis
Linqo) suffirait pour justifier ma restitution du mot SENO-
NIVS. Mais la légitimité de cette restitution peut se démontrer
par une preuve plus directe.
L'antiquaire florentin Simeoni avait copié à Lyon les deux
inscriptions suivantes 2 :
1°
SEX-IVLIO
THERMIANO
SENONIO
Sexto Iulio Thermiano Senonio.
2°
SEX ■ IVLI O A
MER.MIANO II
SENONIO D
SEXTO • IVLIO
SEXTILIANO
Dans la dernière, MERMIANO est une faute évidente pour
THERMIANO; le commencement de cette ligne était sans
doute à moitié effacé, et Simeoni aura pris pour un M ce qui
restait des deux lettres TH ; c'est une confusion qui s'explique
facilement. Cette inscription doit donc se lire ainsi :
Sexlo Iulio Thermiand Senonio.
Sexto Iulio Sextiliano
1 Ce titre est écrit de la même manière ! J'en ai tiré le texte de la copie du uis.
par Martial , lib. VIII, Epigr. -]b : de Simeoni , qui est aujourd'hui conservée
D.,m repetit sera conductos nocte Pénates à ,a bibliothèque de la ville de Lyon , f" 55
Lingonus a Tecta Flaminiaque recens. et 07.
tome xxvi, irc partie. 17
130 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Je montrerai tout à l'heure comment il faut expliquer les
lettres
A
II
D
que l'on remarque à la fin des trois premières lignes.
Le Thermianus dont il est question dans ces deux inscrip-
tions était prêtre à l'autel de Rome et d'Auguste, et le bloc sur
lequel la seconde était gravée faisait partie d'un monument
élevé par les trois provinces en l'honneur de ce prêtre et de sa
famille. On conserve au musée de Lyon un autre fragment de
ce monument, sur lequel se lisent trois inscriptions relatives à
trois membres de cette famille l.
Or on a retrouvé à Sens, dans ces dernières années, six
autres inscriptions ayant également fait partie d'un monument
élevé en l'honneur de la même famille, et celle de ces inscrip-
tions qui est relative à Thermianus est ainsi conçue :
SEXT-IVL-THERMIANO
SACER.DOTI- ARAE-IN
TER-CONFLVENT-ARAR
ET-RHODANIOMNIBHo
NORIBVS-APVD-SVOS
FVNCTO -SOCERO
Sexto Iulio Thermiano , sacerdoti arae inter confluentes Araris et Rhodani, omnibus
honoribus apud suos functo, socero.
On remarquera que cette inscription ne contient pas l'indi-
' Ces inscriptions sont ainsi conçues :
iuliae regiNAE IVLIAE M-TVLLIO
magilihonORA THERMIOLAE THERMIANO
ti fil. nepTl FlLIAE NEPOTI
Voy. de Boissieu , Inscr. uni. de Lyon, Regina, était le mari de Iulia Thermiola ,
p. 101. Magilius Honoratus, père de Iulia fille de Sex. Iulius Thermianus (voy. Jul-
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLÉANS. 131
cation de la cité à laquelle appartenait ce personnage, et l'on
peut en conclure que cette cité était celle-là même au chef-lieu
de laquelle était situé ce monument. Cette indication se trouve,
au contraire, dans les deux inscriptions copiées à Lyon par
Simeoni, et cela se conçoit facilement; elle y était nécessaire,
les dépendances du temple de Rome et d'Auguste contenant
un grand nombre de monuments élevés en l'honneur de prêtres
appartenant aux différentes cités de la Gaule. On a pu, en
revanche, se dispenser d'y indiquer la qualité de prêtre à l'au-
tel de Rome et d'Auguste, qualité qui , dans le lieu où se lisaient
ces inscriptions, se déduisait facilement de l'absence même de
toute espèce de titre.
Si nous ne possédions que la première de ces inscriptions,
on pourrait, en la comparant à l'inscription de Sens, supposer
qu'elle était incomplète, que le mot SENONI y était écrit sui-
vant l'usage des auteurs, et que l'O qui vient après n'était
autre chose que la première lettre de la formule omnibus hono-
ribus apud saos functo. Mais la deuxième inscription copiée par
Simeoni ne permet pas cette supposition, puisque le mot SE-
NONIO y est immédiatement suivi d'une autre inscription,
relative probablement à un fils de Thermianus :
Sexto Iulio Sextiliano [filio.
Quant aux lettres
A
II
D
que l'on remarque à la droite de cette inscription, elles for-
maient le commencement des trois premières lignes d'une
autre inscription consacrée à la femme de ce personnage. En
liot, Inscr. du musée de Sens, p. 5). M. Tal- de ce personnage, qui avait épousé un
lius Thermianus était fils d'une autre fille Tullius.
'7-
132 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
effet, l'inscription de Sens qui est relative à cette femme est
ainsi conçue :
AQVILIAE-FLAC
CILLAE-ClVI
AEDVAE-IVLl'
Aquiliae Flaccillae, civi Aeduae, Iulii [Thermiani coniugi, socrui.
Ce qui nous donne pour l'inscription de Lyon la restitution
suivante :
SEX-1VLIO Aquiliae ■ Jlacc
THERMIANO IL/ae ■ civi ■ ae
SENONIO Duae • coniugi
SEX-IVLIO
SEXTILIANO
filio
De toute cette digression il résulte que l'on ne peut douter
de l'authenticité des deux inscriptions de Lyon dont nous de-
vons la connaissance à Simeoni; que dans ces deux inscrip-
tions le mot SENONIO n'est pas un deuxième surnom de
Thermianus, mais bien un adjectif ethnique destiné à nous faire
savoir à quelle cité ce personnage appartenait; enfin que le
nom des Sénonais s'écrivait indifféremment SENO ou SENO-
NIVS, comme celui des Lingons LINGO ou LINGONVS, et
que, par conséquent, la restitution que j'ai proposée pour la
troisième ligne de notre inscription est suffisamment justifiée.
Nous voici arrivés à la quatrième ligne de cette inscription;
c'est celle qui en fait le principal intérêt, car le mot CÉNAB,
qu'on y lit, ne peut être autre chose que le nom de la ville
CÉNABVM, ou son ethnique CÉNABENSIS.
Six auteurs seulement font mention de cette vilie : César,
qui en parle souvent1, et qui la nomme constamment Gena-
Bell. Gall. lib. VII, c. ni, xi , xxvm; lib. VIII, c. v.
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLEANS. 133
bum; Paul Orose1, l'Itinéraire d'Antonin2 et la carte de Peu-
tinger, où elle est nommée Cenabum, comme dans notre ins-
cription; enfin Ptolémée3 et Strabon4, qui l'appellent Kr/va£ov,
ce qui est encore plus exactement l'orthographe de notre ins-
cription, dans laquelle on a exprimé par un E marqué d'un
accent la voyelle longue représentée en grec par la lettre î;.
Il n'y a pas lieu de s'étonner que César ait écrit par un G
une syllabe qui se prononçait CE ou KE. Nous trouvons dans
des mots latins d'un usage beaucoup plus fréquent une per-
mutation analogue; je veux parler des prénoms que l'on re-
présentait par les sigles C et CN, prénoms qui, suivant Quin-
tilien5, se prononçaient Gains et Gnaeus; et, d'ailleurs, la
nomenclature géographique de la Gaule nous fournit un se-
cond exemple du même fait dans le nom des Cévennes, que
certains auteurs écrivent aussi par un G6, tandis que chez
d'autres, en plus grand nombre, il a pour initiale un C ou
un K7.
Le mot CÉNAB était précédé d'un R, qui ne pouvait être
que la dernière lettre d'un titre de magistrature. Quel était ce
titre? Ce n'était certainement pas celui de quaestor, ni celui de
diiurnvir; les cités seules avaient des questeurs et des duumvirs,
et Cenabum., à cette époque du moins, n'était qu'un simple
vicus de la cité des Carnutes s.
Les magistrats ordinaires des vici ou des pagi portaient le
1 Lib VII, c. il. Commentaires de César, livre VII, c. vin
2 Pag. 267, Wessel. et lvi.
' Lib. II, c. vu. ' Cebenna mons, Caes. lib. Vil, c. vm
1 Lib. IV, c.ii, §3. p. 191, Casaub. et lvi; Plin. Hist. nat. lib. III, c. iv; K.é(i-
5 Institut, orat. lib. I, c. vu. fisvov Ôpos, Strab. lib. II, c. v, § 28,
0 Gebennici montes, Mêla, lib. II, c. v; p. 178, Casaub.
Gebennae, Lucain , Pharsal. lib. I , vs. 434; 8 Ptolem. lib. II, c. vu; Strab. lib. IV,
Teëéwa. Ôpos , traduction grecque des c. 11 , § 3 , p. 191, Casaub.
134 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
titre de magister ou celui de praefectus '. Il ne peut être ici ques-
tion de ce dernier titre, qui, soit qu'on l'écrive en toutes lettres,
soit qu'on l'abrège suivant les règles de l'épigraphie (PRAEF),
n'est jamais terminé par un R. Quant au titre de magister, il est
toujours sur les monuments suivi du mot vici ou du mot pagi,
et jamais il ne se trouve, comme il le serait dans notre ins-
cription, placé immédiatement avant le nom du vicus ou du
pagus, ou avant son ethnique.
Je pense qu'il s'agit ici d'un curator, magistrat extraordinaire
que l'on rencontre dans les vici et les pagi2 aussi bien que dans
les colonies, les municipes ou les cités; dont souvent le titre
précède immédiatement l'ethnique du lieu où il exerçait ses
fonctions0; qui était quelquefois, comme notre Cornélius, choisi
parmi les citoyens d'une cité voisine4, et dont le titre enfin,
soit qu'on l'écrive en toutes lettres, soit qu'on l'abrège suivant
les règles de l'épigraphie (CVR), est toujours terminé par
un R.
Notre quatrième ligne doit donc être restituée ainsi :
ou plutôt ainsi
CVRATOR- CENABENSIVM
CVR-CENAB
' On trouve aussi des édiles dans quel-
ques vici et dans quelques pagi (Voy. mon
Rapport sur les iuscriplioTis de Troesmis,
dans les Comptes rendus des séances de l'A-
cadémie, année 1 865 , p. 28/i; cf. Momm-
sen , Inscr. Helvet. latin, n. 87 , el Revue
de philologie , t. II, p 356); mais il est évi-
dent qu'il ne peut être ici question de ce
titre.
' Curator vikanorum Lousonnensium ,
Momnisen , Inscr. Helv. lat. n. i33; cura-
tor pagi Veiani, Henzen, n. 5 188.
3 Curator Vicetinorum , Orelli , n. 32 1 y ;
curator Bleranorum, Henzen, n. 5i 35 ;
curator Ferentinorum et curator Volsinien-
sium, Orelli, n. 96, etc.
1 Voy. mes Mélanges d' épigraphie , p. 43 ,
où j'ai publié une inscription dans laquelle
est mentionné un Sénonais qui avait été
curateur de la cité des Vénètes.
INSCRIPTION DÉCOUVERTE A ORLÉANS. 135
à cause du point que l'on remarque après ce qui reste de la
lettre R, et qui est le seul qui se voie clans uolre inscription ].
Quant à la cinquième ligne, elle est presque complète : il
n'y manque que deux lettres. Elle doit se lire ainsi :
VlVOSSIBl
VlVOS pour VIVVS, orthographe archaïque, qui est un nou-
vel argument à l'appui de l'opinion que j'ai émise sur l'âge de
ce monument2.
Notre inscription entière doit donc se lire ainsi :
L- CORNÉLIVSMAGNVS
ATEPOMÂR1FIL
ClVISSENONIVS
CVRvCÉNAB
VlVOSSIBl
Lucius Cornélius Magnus Atepomari filius, civis 5enonius, curator
Cenabensium , vivos sibi.
Lucius Cornélius Magnus, fils d'Atepomarus, citoyen Sénonais, curateur
de Cenabum, a fait élever pour lui de son vivant ce monument.
Et je ferai encore remarquer que l'ensemble de cette inscrip-
tion ne convient pas moins bien que les détails, sur lesquels
j'ai appelé l'attention de l'Académie, à la date que je lui ai
assignée, c'«st-à-dire au milieu du premier siècle de notre ère,
époque où la Gaule commence à devenir romaine, et où les
monuments nous montrent en effet un grand nombre de per-
sonnages portant déjà des noms entièrement romains, tandis
que leurs pères sont encore désignés par des noms purement
gaulois.
1 Voy. Morcelli, De stilo inscr. Lat. " Voy. Quinlil. Institut, orator. lib. 1,
p. 465, éd. Rom. c. vu.
136 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Maintenant quelles lumières peut-on tirer de cette inscrip-
tion pour résoudre la question, depuis si longtemps contro-
versée, de savoir si Cenabum ou Genabum doit être placé à Or-
léans, suivant l'opinion de d'Anville, ou à Gien , suivant celle
de l'abbé Lebeuf? 11 me semble que, si elle ne la résout pas,
elle est du moins un argument considérable en faveur de l'o-
pinion de d'Anville. En effet, il est évident que le monument
que décorait cette inscription était situé hors du territoire de
la cité des Sénonais; sans cela le titre de civis Senonius que
prend le personnage auquel elle est consacrée ne se compren-
drait pas. Or cela convient bien mieux, à Orléans qu'à Gien,
qui, s'il faisait, comme on l'a prétendu, partie du territoire des
Carnutes au temps de César, ne tarda pas, dans tous les cas,
à être incorporé dans celui des Sénonais, où nous le trouvons
à sa première apparition dans l'histoire. En second lieu, la
charge de curateur d'un vicus était une très-petite charge, et
l'on ne pouvait guère en tirer vanité que dans le lieu où on
l'exerçait1. Enfin il y a quelque raison de croire que, si Corné-
lius avait, quoique Sénonais, été choisi pour exercer à Cena-
bum. cette charge de curateur, c'est qu'il y aArait des propriétés,
c'est qu'il y demeurait. 11 est donc fort probable que la ville où
a été trouvée cette inscription, et où était nécessairement situé
le monument qu'elle décorait, occupe l'emplacement de l'an-
tique Cenabum.
1 11 en étail de même des magislri el des que dans les lieux où ils exerçaient leurs
praefecti. Les inscriptions qui rappellent fonctions,
ces magistrats inférieurs ne se rencontrent
L'EGLISE ET L'ETAT
SOUS LES PREMIERS ROIS DE BOURGOGNE,
PAR M. B. HAURÉAU.
et
6 octobre i8G5.
Les Bourguignons, originaires de la Germanie, étaient Première lecture
venus d'abord, en des temps obscurs1, s'établir aux fron- > 5 et 2 2 sept.
* 1860;
tières de la Gaule et aux sources du Rhin, sur les terres des
2 lecture,
Helvétiens et des Séquanais. Plus tard, vers l'année 45o, 29 septembre
cette date même n'est pas précise, ils levaient de nouveau
leurs tentes souvent inquiétées, franchissaient les Alpes Pen—
nines, et descendaient vers le pays des Salasses, sur la rive
droite de l'Isère. On les voit ensuite définitivement fixés sur
ce territoire, qui sera leur dernière patrie, s'avancer de là
vers le nord jusqu'à Langres, vers l'ouest jusqu'à Nevers, vers
le sud jusqu'à Marseille, et dominer quelque temps sur une
vaste étendue delà Gaule, où étaient de grandes et opulentes
cités : Dijon, Besançon, Autun, Mâcon, Genève, Lyon,
Vienne, Embrun, Arles et Montpellier.
Les historiens qui nous font assister à ce rapide dévelop-
pement de la puissance bourguignonne ne parlent guère
1 En l'année 3^3, suivant la Chronique de sainl Jérôme; Rer. GaJlic. script, t. I,
p. 611.
tome xxvr, impartie. 18
138 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
de dévastations, de massacres. Nos Gaulois, en particulier
ceux de la noblesse, amollis et même corrompus par le goût
et la recherche de toutes les élégances, s'accoutumèrent dif-
ficilement, cela n'étonne guère, au contact de ces rustiques
étrangers. Sidoine Apollinaire nous les représente comme
des géants, gigantes, ou du moins des hommes de sept pieds,
septipedes, inondant de beurre rance leur luxuriante chevelure,
infundens acido co marri butyro, et offensant les narines gau-
loises par une forte odeur d'ail et d'oignon1. Ainsi notre évê-
que délicat et bel esprit ne pardonne pas à une nation de
forestiers, de bûcherons, d'avoir conservé sa vigueur et ses
mœurs natives en quittant ses tanières des montagnes noi-
res; mais il n'a rien de plus dur à dire contre elle, même en
vers, même dans une épître confidentielle à un ami. Il est
Gaulois, il a l'orgueil de sa race : il déteste et fuit tous les bar-
bares, sans discerner, comme il le confesse à Philagrius, les
bons des méchants. Quoi qu'il en soit, il n'accuse pas, lui
non plus, les Bourguignons d'avoir eu, comme d'autres bar-
bares, le goût du meurtre, et d'avoir marqué leur passage dans
les Gaules par une longue trace de sang.
Alors même qu'ils habitaient leurs forêts et leurs cavernes,
ces géants, qui n'étaient pas des guerriers nomades, mais des
artisans sédentaires, ne s'étaient fait connaître dans le monde
latin que par leur humeur paisible. L'historien Socrate dit sim-
plement sur les Bourguignons : «Ils mènent une vie toujours
« tranquille 2. » Paul Orose, instruit, vers l'année 4i6, de leurs
bons rapports avec les Gaulois rhénans, nous atteste qu'ils les
traitaient, après avoir conquis leur pays, non comme des vain-
cus, mais comme des frères chrétiens, avec la plus grande
1 Carmen ad Catullinum. — a Hist. eccles. lib. VII, c. xxx.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 139
douceur, blande, mansuete, sans jamais leur faire aucune offense,
innocenter1. Il est d'ailleurs connu qu'un décret impérial leur
attribua, dès qu'ils pénétrèrent dans la plus florissante région
de la Gaule, une part considérable des esclaves et des terres2.
Ce qui a permis de supposer que les Romains, résignés, de-
puis qu'ils sentaient le déclin de leurs forces, à pactiser même
avec les barbares, avaient eux-mêmes appelé sur la frontière
des Alpes les robustes, vaillants, mais pacifiques Bourgui-
gnons , pour opposer cet obstacle aux bandes féroces des Francs
et des Huns.
Si les rois bourguignons rencontrèrent d'abord dans les
Gaules une résistance dont les anciens auteurs ne parlent pas,
ils eurent, on le reconnaît, la sagesse de se concilier assez vite,
et du moins pour quelque temps , la plèbe gauloise et son clergé.
Cependant ils étaient ariens.
Orose dit que, de son temps, ils étaient catholiques. Ce qui
semble douteux à dom Bouquet. Aussi fait-il observer qu'ils
ne tardèrent pas trop, après la mort d'Orose, à changer de
religion. «Catholiques, dit M. Fauriel, dans leurs premières
«stations entre le Rhin et les Vosges, ils étaient arrivés ou
« brusquement devenus ariens dans leurs stations définitives
« entre le Rhône et les Alpes3. » On ne s'explique pas la brus-
querie en une telle affaire. Un peuple vaincu se soumet, et
se convertit ensuite, avec plus ou moins de facilité, à la reli-
gion de ses vainqueurs; mais un peuple qui marche de con-
quêtes en conquêtes, conduit par des chefs entreprenants et
habiles, ne rejette pas brusquement sa religion, lorsqu'elle est
celle du pays où il s'implante, où il veut vivre en paix, pour
1 P. Orosii Hist. lib. VII, c. xxxn. l'histoire de France, lettre 6.) — "" Hist.
2 Les deux tiers des terres et le tiers de la Gaule mérid. t. I, p. 572.
des esclaves. (Augustin Thierry, Lettres sur
18.
140 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
adopter précisément celle que ce pays déteste le plus. Cela est
au moins invraisemblable. Ne suppose-t-on pas plus volontiers
que Paul Orose, prêtre espagnol, qui passa toute sa vie hors
d'Espagne, en Afrique, en Asie, qui n'a raconté, comme il l'a-
voue, que sur des rapports, des rapports très-peu fidèles, les
principaux événements dont l'Espagne elle-même fut alors le
théâtre, s'est trompé sur la religion d'une peuplade barbare
nouvellement établie aux frontières de la Gaule, et dont la
mansuétude arienne ne pouvait être comprise par un catho-
lique de son temps?
L'opinion de dorn Plancher est que la conversion des Bour-
guignons à l'arianisme fut moins brusque, c'est-à-dire beau-
coup plus tardive. Non-seulement, en effet, il prétend que ce
peuple, gagné très-anciennement par des apôtres latins, on
ne sait lesquels, à la religion catholique, ignorait la thèse
même d Arius lorsqu'il pénétra dans le cœur de la Gaule, et
vint se mêler sur les champs de bataille aux trop subtils
Wisigoths; mais il ajoute que les premiers rois de notre Bour-
gogne, Gundiokh et Chilpéric, vécurent fermement attachés
à la croyance de leurs ancêtres, et que l'arianisme infecta leur
nation après eux; ce qui est une autre hypothèse, encore
moins admissible, à notre avis, que la première '.
Il est vrai que Gundiokh et Chilpéric se présentent à nous,
dans les légendes, avec un tout autre visage que celui de ces
farouches sectaires, l'un arien, l'autre catholique, Euric ot
Clovis. Ils accueillent avec faveur les moines gaulois, se plai-
sent à les entretenir, leur donnent de riches domaines, et con-
tribuent avec une bienveillance persévérante à la fondation
1 Dans sa ihèse remarquable qui a pour cette opinion de do m Plancher; mais il la
tilre De l'arianisme des peuples germani- propose plutôt qu'il n'essaye de la justi-
ces, M. Charles Revillout paraît adopter lier.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 141
de leurs cloîtres, de leurs églises. Ainsi Gundiokh, qu'on nous
dit, mais sans preuves, fils ou petit-fils d' Athanaric, roi des
Goths1, n'avait pas contre les chrétiens la haine farouche que
certains chroniqueurs attribuent à ce païen2 : il n'était resté
fidèle ni à sa religion, ni à sa politique, cette politique ayant
eu pour Athanaric les conséquences les plus funestes. Gun-
diokh était chrétien, ou croyait l'être. Mais il est vraisem-
blable que les chroniqueurs catholiques l'auraient expressé-
ment compté parmi les rois de leur communion, s'il en avait
été. Le premier des rois barbares dont ils célèbrent l'ortho-
doxie, c'est Clovis.
Pour ce qui regarde les sentiments religieux de Ghilpéric,
nous cherchons un témoin plus authentique que dom Plan-
cher. M. Fauriel croit pouvoir affirmer, d'après Sidoine Apol-
linaire, qu'il était arien3. Mais le langage de Sidoine Apolli-
naire, qui est rarement clair, est ici très-obscur. Cependant
aurait-il qualifié ce prince avec tant d'âpreté, l'aurait-il dé-
noncé comme un farouche usurpateur, un Tarquin, un Lu-
cumon, ainsi qu'il l'appelle, s'il avait été catholique? On
ne le croit pas. En outre, le frère, le successeur immédiat de
Chilpéric, Gondebaud, était incontestablement arien, et nous
le voyons, non pas seulement dans les narrations toujours
ornées, toujours suspectes, des légendaires, mais dans les
récits des chroniqueurs, dans les lettres écrites de son vivant
par des clercs romains de son royaume, enfin dans les procès-
verbaux des conciles, plus bienveillant encore envers les calho-
1 Vita S. Chrotildis, dans ie Recueil des Jornandès, Histor. Gothor. c. xxvin, le
hist. de France, t. II, p. 397. donne pour successeur à Wiligern. Or
2 Si toutefois Athanaric était païen, Witigern était arien. Athanaric n'a peut-
comme le prétend M. Revillout, p. 29, être persécuté que les catholiques.
avec l'auteur des Actes de S. Sabas. Mais ' Hist. de la Gaule mérid. t. I, p. 3i8.
142 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
liques et que son père et que son frère. Ce que reconnaissent
tous les historiens modernes, même M. l'abbé Parizel, auteur
d'une thèse sur Avitus où la plupart de ces historiens mo-
dernes sont aussi maltraités que les ariens. Ce qu' Avitus ex-
prime nettement, dans une phrase courte, mais énergique,
quand pour témoigner à Gondebaud sa vive reconnaissance,
il lui dit: «Tout ce que possède mon église, ainsi que les
«autres églises de Bourgogne, vient de vous; tout notre avoir
« est ce que vous nous avez conservé, ou nous avez donné l. »
La preuve alléguée par dom Plancher a donc peu de va-
leur. Pour notre part, en l'absence de documents certains
qui nous fassent connaître en quel temps, en quelle occasion,
Gondebaud prit le parti de renoncer à la foi de sa race, et
par quel acte d'autorité ce roi, si tolérant en matière de re-
ligion, entraîna tout son peuple dans son éclatante apostasie,
nous croirons, avec M. Augustin Thierry2, que les Bourgui-
gnons arrivèrent dans les Gaules ariens comme les Goths, les
Gépides, les Vandales, les Erules, les Suèves, leurs voisins et
déjà leurs alliés, comme eux chrétiens ingénus, initiés à la
religion nouvelle par les missionnaires ariens de Valens3 ou
quelques disciples d'Ulphilas, cet illustre évêque que les Goths
appelèrent leur Moïse, ignorant donc non pas la thèse d'A-
rius, mais le mystère de la trinilé, et n'ayant pas encore
appris à en soupçonner importance.
Ce qu'ils apprendront plus tard, pour leur malheur, puis-
qu'ils doivent avoir pour maîtres en théologie les plus farou-
ches des Barbares, les Francs. Que de combats seront livrés
pour convertir ces hérétiques! Que de villes pillées, brûlées
1 Siimondi Opéra varia, t. II, col. 55. 3 Jornandes, Hist. Goth.c. xxv.
! Hist. de la conq. de VAnglet. X. I , p. à î .
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 143
et rasées! Que de provinces envahies, et de populations exter-
minées, ariennes et catholiques, barbares et romaines!
Quelques historiens, en qui survivent les mauvaises pas-
sions d'un autre âge, et qu'elles aveuglent, prétendent que les
Francs, les Huns, les Vandales, ont été des fléaux aux mains
de Dieu ; que Dieu s'est servi de ces abominables auxiliaires
pour saccager, ruiner, anéantir le vieux monde, et préparer
ainsi l'établissement du monde nouveau. C'est faire Dieu bien
cruel. Ce n'est pas le faire bien habile. Nous accordons, sans
aucune difficulté, que l'honneur d'avoir relevé tant de ruines,
en d'autres termes d'avoir restauré la civilisation après tant de
désastres, appartient surtout à l'Eglise catholique; et, puis-
qu'on a trop longtemps méconnu ce service, nous nous plai-
sons à proclamer qu'elle l'a rendu. Mais comment l'Église
a-t-elle mené si loin cette belle entreprise? 11 n'y a rien là de
surnaturel ou de ténébreux; tout se passe au grand jour, et
l'impartiale histoire enregistre les faits comme elle les voit
s'accomplir. Un peu moins maltraitée par les barbares que la
société laïque, plongée moins bas dans l'abîme de l'ignorance,
l'Eglise reparaît aussitôt après la tourmente , recueille avec zèle,
au milieu des décombres, tout ce qui reste des monuments
de l'antiquité, et étudie d'abord ceux qu'elle peut d'abord
comprendre, pour s'instruire ensuite, lentement, graduelle-
ment, à l'école de saint Augustin, de Sénèque, d'Aristote et
de Platon. En même temps et au jour le jour elle commu-
nique avec empressement la science qu'elle a reçue, répare et
renoue les anneaux rompus de la tradition , et , au prix des plus
laborieux efforts, ramène enfin la société moderne presque au
degré d'instruction et de liberté morale où se trouvait l'an-
tique société chrétienne, au moment où l'invasion des Francs
a commencé. Or, puisque ce labeur a duré près de dix siè-
144 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
clés, ne doit-on pas juger au moins inopportune l'intervention
des fléaux de Dieu ?
Mais l'erreur que nous combattons ne fut pas toujours,
hélas! un simple sophisme. Il est trop vrai qu'au temps où les
Francs, livrant pour la première fois à l'incendie la ville de
Trêves, après en avoir égorgé presque tous les habitants, si-
gnalaient ainsi leur entrée victorieuse dans les Gaules, on en-
tendait un prêtre chrétien, échappé comme par miracle à cet
horrible massacre, et réfugié dans les murs de Marseille, appeler
lui-même sur cette rive lointaine les dévastateurs de son pays
natal. Il est trop vrai que cette voix du prêtre Salvien , apologiste
également passionné des Bagaudes et des Barbares, de tout élé-
ment destructeur de la société romaine, n'était pas, au cin-
quième siècle , une voix isolée. Il est trop vrai qu'au siècle suivant
l'église des Gaules fut presque tout entière possédée de cette
fureur, et que ses trahisons furent complices de tous les in-
cendies, de tous les meurtres barbares.
Nulle part, à notre avis, cette complicité ne fut plus cou-
pable et plus funeste que dans les provinces comprises sous
le gouvernement des rois bourguignons. On verra, dans les
pages qui vont suivre, comment l'humeur facile et la tolé-
rance éclairée de l'arien Gondebaud forcèrent quelque temps
les chefs du clergé gaulois à respecter une puissance qui les
protégeait sans les humilier. Mais après Gondebaud viendra
Sigismond, son fils, catholique fervent, qui néanmoins refu-
sera d'être, aux mains de son église, le glaive toujours tourné
contre l'église hétérodoxe; et c'est alors qu'on verra non-seu-
lement de simples clercs, mais encore les premiers des évê-
ques, s'éloigner de ce roi, le trahir, le perdre, et se perdre
eux-mêmes, entraînés par le dangereux appât de la domina-
tion à méconnaître les avantages plus sûrs de la liberté. Le
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 145
châtiment fut, en effet, aussi prompt que terrible; mais on
n'hésitera pas à dire qu'il fut mérité.
Gonclebaud commençait à régner vers l'année ^91. Il ha-
bitait Lyon. Godegisile, son frère, résidait à Genève. On a
coutume de rapporter, non pas en traduisant, mais en com-
mentant Grégoire de Tours, que Gondebaud et Godegisile
avaient accru leurs domaines en massacrant et en dépouillant
deux autres de leurs frères, Chilpéric et Gondomar. Grégoire
de Tours dit plus simplement1, sans faire aucune allusion
aux circonstances, que Gondebaud avait fait périr par le glaive
son frère Chilpéric.
Nous le savons trop, une ambition toujours plus respectée
que respectable, l'ambition de la puissance, a souvent pousse'
les meilleurs des rois barbares à commettre les forfaits qui
nous causent aujourd'hui le plus d'horreur. Et cependant on
ne lit pas qu'ils leur aient été souvent reprochés par leurs
peuples. La loi qui réglait le partage égal des héritages entre
les frères ne pouvait être, en effet, toujours scrupuleusement
observée par les fils des rois : elle eût affaibli les nations par
des mutilations trop fréquentes. De là tant de guerres frater-
nelles, el, à la fin de ces guerres, des meurtres si nombreux
qu'ils semblent autorisés par l'usage, ce qui toutefois ne suffit
pas pour mettre le meurtre de Chilpéric au compte de l'am-
bition de Gondebaud. D'après d'autres historiens, que cite et
suit M. Fauriel, Gondebaud et Godegisile, dépossédés par
Gondomar et par Chilpéric de leur part d'héritage après la
mort de Gundiokh, c'est-à-dire en l'année 463, auraient vécu
vingt-huit ans en Italie, fugitifs ou proscrits, et en seraient
revenus, avec des troupes latines, pour faire valoir leurs droits
1 Hist. Francor. Hb. II, c. xxvm.
tome xxvi, 1" partie. 19
146 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
longtemps méconnus. Alors auraient été livrés de grands com-
bats, et Cltilpéric, vaincu par Gondebaud, aurait expié son
usurpation par un supplice légal '.
Cela sans doute nous éloigne beaucoup de la narration sou-
vent reproduite, et peut-être fabriquée, comme plusieurs au-
tres, par les historiens francs, pour justifier, pour ennoblir
les impitoyables fureurs de la fille de Chilpéric2. Cependant,
cela même ne paraît pas exact. Voici un document contem-
porain, qu'il faut lire et méditer. Gondebaud venant de per-
dre une de ses filles, Avitus, au nom de tous les évêques du
royaume de Bourgogne, s'efforce de le consoler, et, dans
cette intention, il lui remet en mémoire la mort de Chilpéric
et de Gondomar: «Vous gémissiez autrefois, lui dit-il, avec
«une tendresse indicible, sur le trépas de vos frères; tout
« votre peuple affligé accompagnait leurs funérailles avec des
«larmes et des sanglots: et pourtant, par un secret dessein
i: de la divinité, ce qui faisait notre tristesse devait faire notre
«joie. Pour le bonheur du royaume, le nombre des personnes
«royales était diminué, et il n'en restait en ce monde que ce
« qui était nécessaire à l'Etat3. » Comment, de bonne foi, sup-
poser4 qu'un évêque, écrivant une lettre publique au nom de
1 Hist. de la Gaule mérid. L I,p. 3iy. * Cotte supposition a été admise par
s Voir la dissertation de M. Fauriel sur .M. Mermet. (Hist. de la ville de Vienne,
les récits fabuleux du mariage de Clovis l. II, p. 202), et par M. Cucheval, De S.
et de Clotilde. (Hist. de la Gaule mérid. Aviti Operibus, p. 29. I! n'y a pas lieu de
t. II, p. hç)S.) s'arrêtera la conjecture frivole de M. l'abbé
3« Flebntisquoiitlam pietateineffabilifu- Gorini. (Défense de l'Eglise, t. I, p. 397 j .
1 nera germanorum ; sequebaturflelumpu- qui, pour justifier le langage d'un évêque
« blicum universitatis affliclio, et, occulto catholique, sans disculper la conduite
« divinitatis intuitu , instrumenta mœstitise d'un roi arien, donne à Gondebaud deux
« parabantur ad gaudium : minuebat regni autres frères, inconnus à tous les hislo-
« félicitas numerum regalium personarum, riens, morls en pleine paix, et sans doute
« et hoc solum servabalur mundo quod le même jour.
«sufficiebat imperio. » (Aviti epist. 5.)
L'EGLISE ET L'ETAT. 147
tout l'épiscopat bourguignon, ait eu l'inconvenance, la sottise,
disons mieux la scélératesse de rappeler en ces termes au roi
Gondebaud le meurtre de ses deux frères, sans aucun à-
propos, uniquement pour orner de quelques antithèses, dans
un compliment de condoléance, un argument de rhéteur?
Cela est incroyable, ainsi que le fait observer à bon droit
M. Ampère. Et cependant, après quelque hésitation, M. Am-
père lui-même se décide à le croire, admettant alors, il est
vrai par simple conjecture, que le fier Avitus s'est rendu cou-
pable de cette infâme bassesse pour rendre les oreilles de
Gondebaud plus attentives et plus faciles aux discours tou-
chant sa conversion. On se persuadera plus volontiers, il nous
semble, que si Chilpéric et Gondomar ont fini, comme le
rapportent les historiens francs, par une mort violente, ils
sont morts en combattant, en combattant pour maintenir leur
usurpation coupable, et qu'ils n'ont pas eu leur propre frère
pour assassin ou pour bourreau.
On ne saurait, avons-nous dit, apprécier le caractère person-
nel d'un roi barbare d'après les actes qui précédèrent ou accom-
pagnèrent son avènement; et sur ces actes mêmes il ne faut pas
légèrement admettre tout ce qu'on a raconté, les anciennes
relations n'étant pas beaucoup plus véridiques que les der-
nières. Pour ce qui regarde Gondebaud, dans ce frère certai-
nement calomnié nous allons faire voir, d'après des témoi-
gnages irrécusables, un roi doux, bienveillant, moins jaloux
d'accroître sa domination que de respecter tons les droits,
barbare d'origine et conservateur studieux des choses ro-
maines, protecteur des personnes et des intérêts catholiques,
quoique arien, quoique entouré de prêtres ariens, particuliè-
rement habile à discerner les limites des deux puissances, et
très-attentif à ne jamais franchir, pour sa part, celles de la
19-
148 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
puissance civile. Ce ne sera pas seulement un curieux spec-
tacle : ce sera certes un argument considérable pour prouver
la supériorité morale des rois bourguignons sur les rois francs.
Que de siècles s'écouleront avant que le principe de la tolé-
rance religieuse soit devenu, chez les Francs, une maxime
d'Etat! Que de siècles pendant lesquels les plus simples no-
tions de la justice seront méconnues, les consciences énervées
ayant perdu même le sentiment de l'oppression!
Gondebaud, à peine affermi sur son trône, choisit pour
secrétaire et pour conseiller le docte Alcimus Ecditius Avitus,
archevêque de Vienne, qui, par sa naissance, par sa clientèle
et par son mérite personnel, était assurément le plus illustre
des prélats de l'Eglise catholique dans les provinces réunies
sous l'autorité des rois bourguignons. Peu de temps après,
l'archevêque et le roi, bien que séparés par leurs opinions
sur quelques matières religieuses, étaient devenus familiers
l'un à l'autre, délibéraient ensemble sur les affaires de l'Etat
et de l'Eglise, rédigeaient ensemble des manifestes politiques
à l'adresse des rois étrangers et des populations diversement
soumises à leur tutelle, enfin se montraient ensemble en pu-
blic, sinon avec le même appareil, la même escorte de satel-
lites, du moins avec le même air d'autorité, qui commandait
le même respect.
Il existe des lettres écrites par Gondebaud, sous la dictée
d' Avitus, à l'héritier de Constantin. Elles contiennent d'hum-
bles protestations d'obéissance. L'empire d'Occident n'est plus,
et Gondebaud n'a certes rien à redouter de cet Anastase
indolent et sombre, qui se dérobe aux affaires mêmes de son
gouvernement oriental, afin de se livrer tout entier aux pra-
tiques d'une minutieuse piété. Pour ce qui regarde Avitus, ce
catholique scrupuleux, très-versé dans la pratique des lettres
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 149
grecques, très-ardent adversaire de toutes les sectes orientales,
ne peut avoir beaucoup de penchant pour un ascète d'une foi
suspecte, favori des manichéens et des ariens. Mais ce n'est
pas lui qui signe les lettres à l'empereur Anastase; et il ne les
dicte pas comme évêque, mais comme secrétaire d'un roi.
Lisons donc dans ces épîtres ce qui s'y trouve : non des flat-
teries vaines ou intéressées, mais la déclaration expresse d'une
doctrine, certainement enseignée par Avitus, et publiquement
admise, professée par Gondebaud. Or voici le premier et prin-
cipal article de cette doctrine : Constantinople étant désormais
l'unique métropole de la société politique, l'empereur d'Orient,
quel qu'il soit, s'appelle César, et, à ce titre, il domine tous
les rois, il attend de tous les rois l'hommage d'une soumission
prosternée.
Anastase, il nous semble, n'en attendait pas autant du
Bourguignon Gondebaud. Mais pins cet hommage est libre,
plus il est sincère. Après la mort de Gondebaud, Sigismond
son fils, sous la dictée du même Avitus, écrira dans les
mêmes termes à Anastase : «Mon peuple est votre peuple, et
«je suis moi-même plus heureux de vous servir que de lui
«commander Lorsque nous paraissons gouverner notre
« nation , nous nous estimons simplement vos soldats Par
«nous, vous administrez les vastes territoires des plus loin-
« taines nations; notre patrie est contenue dans votre univers.
« L'Orient envoie sa lumière à la Gaule, et le rayon qui vient
«de là-bas nous éclaire ici1.» Cette dernière lettre est de
l'année 517; elle est à l'adresse d'Anastase, presque réduit en
servitude par le maître de sa milice, accablé d'ans et de honte,
n'ayant plus rien d'un empereur que les insignes, que le
' Epistol. Aviti, epist. 83,
150 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
nom. Le secrétaire de Gondebaud et de Sigismond professe
donc, sans égard aux circonstances, cette opinion, que toute
royauté est une lieutenance de l'Empire, et que tous les rois
relèvent de l'empereur qui réside à Constantinople.
De même, et l'on comprend l'importance qu'Avitus ne man-
que pas d'attribuer à cette thèse parallèle, tous les évêques
relèvent du pape, dont Rome est le siège. On enseigne déjà
que l'évéque de Rome doit exercer sur les autres évêques une
autorité souveraine, comme héritier du prince des apôtres, de
saint Pierre. Avitus le sait, et quelquefois le répète. Mais, en
outre, Avitus est un Gaulois; c'est donc un Romain. Avant de
succéder à son père sur le siège métropolitain de Vienne,
Avitus était un des sénateurs de la Ville éternelle, et en pre-
nant possession de la mitre épiscopale, il s'est réservé cette
dignité civile : ce qu'il a soin de rappeler, non sans orgueil,
dans une de ses lettres à Faustus et à Symmaque, patriciens
de Rome: Senalor ipse Romanus1. Depuis que l'expulsion d'Au-
gustule a dissipé le fantôme d'un empire d'Occident, Rome,
qui est toujours la première des cités latines, d'où l'esprit latin
rayonne encore sur le monde, que n'a pas souillée, que ne
peut souiller la contagion des hérésies grecques, Rome est
pour Avitus, quoi qu'il pense, d'ailleurs, de la primauté de
saint Pierre, la métropole de l'Eglise chrétienne. A propos
d'une accusation portée contre le pape Symmaque, il écrit:
« Si le pape de la Ville, Urbis, est soupçonné, ce n'est pas un
«évêque qui chancelle, c'est l'épiscopat tout entier2.» Dans
une autre de ses lettres, il dit à Senarius, sénateur, et peut-
être chrétien comme lui: «C'est, tu le sais, une des prescrip-
tions de notre loi, que, s'il s'élève un doute à l'égard des
1 Sirmondi Opéra varia, t. II, col. à8. — 2 Ibid. col. 52.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 151
« choses qui concernent l'état de l'Eglise, nous devons recourir
«au souverain pontife de Rome, à qui nous sommes soumis
«comme le sont au cerveau les membres subalternes. C'est
«pourquoi j'ai fait parvenir au saint pape Hormisdas le té-
«moignage empressé de ma vénération1.» Ecrivant ensuite
au pape Symmaque, successeur d'Hormisdas, il l'appelle en
toutes lettres «pontife de l'Eglise universelle, universalis Ec-
« clesiœ prœsulem.'. »
Ce langage est assurément, pour l'homme et pour le
temps, d'une simplicité, d'une fermeté remarquables. Ici,
quoi qu'on ait pu lire en d'autres lettres d'Avitus, à notre avis
mal interprétées, ici point d'équivoques, point de réserves;
point de ces distinctions faussement hautaines, qui semblent
faites au profit de l'indépendance épiscopale, et qui sont, en
réalité, des formules de sujétion à la puissance civile. Spec-
tateur affligé des dissensions qui tourmentent l'Église, à
peu près également partagée entre les cadioliques et les
ariens, Avitus ne conçoit la paix des âmes que sous la tutelle
permanente d'un dictateur sacerdotal. Il n'est pas encore
né dans la conscience de la société chrétienne, cet instinct
de vraie liberté qui doit inspirer tant de beaux et vains dé-
crets à l'illustre assemblée de Constance! Ce n'est pas le
besoin d'un gouvernement libre qui travaille l'Eglise mal
unie. Mais Avitus ne sent, en réalité, le joug d'aucune ser-
vitude, puisque son roi Gondebaud, arien déclaré, lui per-
met d'être publiquement le plus zélé des catholiques, le
plus ardent à consolider l'établissement encore nouveau de la
1 Epist. 27. doctrine d'Avitus sur le gouvernement de
5 M. l'abbé Parizel réfute convenable- l'Eglise. Ces assertions ont été cependant
ment, après M. l'abbé Gorini, quelques reproduites par M. Victor Cucbeval, De S.
assertions de M. Ampère relatives à la Aviti Operib. p. 39.
152 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
monarchie papale contre les assauts redoutés et redoutables de
la ligue arienne.
Nous avons un recueil de lois qui portent le nom de Gon-
debaud. «Gondebaud, dit Grégoire de Tours, donna des lois
« plus douces aux Bourguignons, pour protéger les Romains l. »
Paolo Canciani suppose, non sans fondement, que le Tribo-
nien de ce code barbare fut un jurisconsulte romain, nommé
Papianus 2. Il est, du moins, certain qu'il y eut, en présence
de Gondebaud, avant ou après là rédaction de ce Papianus,
une délibération publique sur les divers articles qui composent
l'ensemble des lois Gombettes, et que les comtes romains des
cités et des bourgs firent partie de cette assemblée législative.
C'est le roi lui-même qui nous l'atteste3. Qui donc n'aurait pas
été rechercher, ainsi que nous l'avons fait, dans ce Corpus juris
bourguignon, rédigé dans l'intérêt des Romains, et avec leur
concours, la définition des droits, des devoirs réciproques de
l'Eglise et de l'Etat? Eh bien! notre recherche a été vaine,
comme, en effet, elle devait l'être.
Un seul article de la loi Gombette, un article de quelques
mots, rejeté dans un supplément, concerne la religion et ses
ministres; et cet article est ainsi conçu: lEcclesiœ, aut sacer-
« dotes, in nullo penitus conte innanlur : que les églises, que les
«prêtres ne soient jamais traités avec mépris \ »
Quand il existe une Eglise patronnée par l'Etat, qui est l'E-
glise du prince et de ses sujets, l'Etat, en lui conférant autant
de privilèges qu'il lui demaude de services, permet qu'elle
exerce une partie de la puissance publique. Mais comme il
craint en même temps qu'elle n'en abuse et ne s'arme contre
lui de l'autorité qu'il lui prête , il prend le soin minutieux de
1 Hist. Franc, lib. II. 3 Préambule de la loi Gombette.
5 Barbar. Leg. antiq. t. II, p. k- ' Suppl. II, art. 12.
L'EGLISE ET L'ETAT. 153
tout définir. C'est alors que, pour l'empêcher de faire un
usage dangereux de ses droits exceptionnels, il va jusqu'à la
priver de quelques droits communs. De là tant de lois spé-
ciales, qu'on appelle et qui peuvent sembler tyranniques,
touchant la condition civile des religions d'Etat. Mais à l'égard
d'une religion vraiment libre, qui ne tient à l'Etat par aucun
lien de dépendance, on a tout décrété quand on a prescrit de
respecter ses ministres et ses biens.
Il faut donc, où. la loi se tait, et où, en effet, elle doit se
taire, interroger d'autres monuments de l'histoire.
Dès les premières années de son règne, Gondebaud avait
fait une expédition heureuse au delà des Alpes, et avait ra-
mené dans les Gaules un grand nombre de prisonniers. En
l'année 494 , le roi Théodoric envoie le docte et pieux Epi-
phane, évêque de Pavie, et Victor, évêque de Turin, à la cour
de Gondebaud, avec la commission de racheter cette multi-
tude captive. Les ambassadeurs arrivés à Lyon, où résidait
alors le roi de Bourgogne, sont d'abord reçus par Rusticus
évêque de cette ville, à qui le pape Gélase les avait lui-même
recommandés1; et cet évêque leur conseille d'agir avec pru-
dence, leur faisant de Gondebaud, qu'il appelle un homme
plein de ruse, un portrait peu flatteur. Ce Rusticus est un
Gallo-Romain, un prélat catholique, qui s'exprime avec ai-
greur et sans justice sur le compte d'un prince hérétique.
Voici les ruses de Gondebaud. Ayant appris l'arrivée d'Epi-
phane, il dit aux gens de sa cour : « Allez, et visitez cet
«homme, dont la vertu, dont le visage m'ont toujours fai^»
« penser au glorieux martyr saint Laurent. Demandez-lui
«quand il voudra bien venir nous voir, et, ayant pris ses
«ordres, cjuiim jusserit, invitez-le. » Tout le monde s'empresse
1 Labat, Concil. Gall. Col. 653.
tome xxvi, î" partie. 20
154 MÉMOIRES DE L'ACADEMIE.
donc de courir au-devant d'Epiphane. Au jour qu'il désigne
lui-même, il paraît devant le roi, et l'exhorte à rendre les
captifs, sans exiger d'eux aucune rançon. Le discours d'Epi-
phane, tel, du moins, que nous l'a transmis Ennodius, est
d'une éloquence plus solennelle que véhémente. Cet évêque
n'oublie pas qu'il est ambassadeur. Gondebaud, orateur non
moins abondant, fando locuples et ex elocjiientiœ dwes opibus,
lui répond sur le même ton d'élégante courtoisie, sans toute-
fois lui dissimuler que les lois de la guerre ne sont pas abso-
lument conformes aux préceptes de l'Evangile, et qu'un roi
lui-même ne peut pas ordonner à ses guerriers de restituer
sans rançon les captifs tombés en leur pouvoir. Puis, après le
départ d'Epiphane, ce roi rusé mande Laconius, un de ses
ministres, Latin de famille sénatoriale, et lui donne l'ordre
de mettre immédiatement et gratuitement en liberté tous ceux
des Italiens qui, frappés de terreur, ou réduits à la misère
après l'incendie de leurs villes, s'étaient jetés d'eux-mêmes
entre les mains des Bourguignons. Ils étaient au nombre de
six mille. Pour les autres, pris les armes à la main, on payera,
puisqu'il faut payer, mais si peu que ce soit, quantalumcumque.
Le roi veut satisfaire Epiphane. Il manque encore un trait à
cet édifiant tableau. Théodoric, qui avait d'abord proposé de
racheter les captifs, ne fournit pas la somme tout entière.
Les conditions acceptées, l'argent fit défaut : ce qui n'affli-
gea pas moins peut-être Gondebaud qu'Epiphane. On vit alors
une illustre matrone, nommée Syagria, l'archevêque de
Vienne, Avitus, et, à leur exemple, beaucoup d'autres laïques
ou de clercs des deux sexes, offrir la somme réclamée. Ainsi
les sujets gaulois ou romains de Gondebaud rachetèrent eux-
mêmes au plus bas prix, suivant son ordre, la plupart des cap-
tifs italiens. Tel fut, au rapport d'Ennodius, successeur d'Epi-
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 155
phane sur le siège de Pavie, le succès de sa mission1. Théo-
doric l'avait donc habilement choisi pour son ambassadeur,
sachant l'affection que Gondebaud avait pour lui. Quel prince
catholique l'eût mieux traité que cet arien?
Il nous faut revenir au propos de Rusticus. Ce propos est
une véritable calomnie. Gondebaud était, en effet, le plus sin-
cère des hommes. Mais Rusticus était, il paraît, inhabile à
comprendre la conduite de ce barbare, dont la manière de
voir était qu'un roi doit la même bienveillance à tous ses su-
jets, le même respect à tous les envoyés d'une puissance étran-
gère, païens ou chrétiens, chrétiens de telle secte ou de telle
autre.
Ce n'est pas que Gondebaud fût, dans son particulier, in-
différent en matière de religion. Tout nous enseigne, au con-
traire, que les questions religieuses l'occupaient beaucoup. 11
interroge tour à tour Avitus sur la doctrine d'Arius, sur les
distinctions subtiles d'Eutychès, sur la thèse fameuse de Sa-
bellius, et même sur certaines assertions litigieuses de quel-
ques manichéens sans renom "2. Il n'est pas manichéen, il n'est
pas sabellien, il n'est pas eutychéen, et il le déclare, et il en-
gage lui-même Avitus à combattre ces hérétiques. C'est à ce
propos que celui-ci lui écrit, avec son emphase habituelle:
«Notre siècle a reçu de la grâce divine ce bienfait, à la fois
«unique et multiple, que, parmi les occupations royales de
«votre gouvernement très-glorieux, vous ayez placé au pre-
« mier rang la défense des vérités catholiques3. » Nous voyons,
1 Ennodius, Vita S. Epiph. dans les » sœculo nostro, nutu divinitatis, indyl-
Opera. varia de Sirmond , t. I, col. iqi6 « tum esl, ul, inter regias ordinationes
et suiv. « gloriosissimi principatus veslri , princi-
2 Sirmondi Opéra varia, t. II, col. 1, « paliter de tuenda catholicae partis veri-
5, ao. « tate curelis. » (Sirm. Opéra varia, t. II,
3 « IJnicum simul et multiplex donum col. 5.)
20.
156 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
en effet, Gondebaud zélé défenseur de la croyance catholique
sur tous les points où il l'estime conforme aux Ecritures; et,
déjà persuadé qu'il doit, sur telle question comme sur telle
autre, penser comme il pense, il est avide d'arguments qui
l'affermissent dans sa persuasion. C'est pour cela qu'il veut pé-
nétrer au fond des dogmes les plus métaphysiques, et connaître
la dernière thèse des sectes les plus diverses. Est-ce par flatterie
qu'Avitus, lui parlant grec, dit qu'il doit le comprendre ' ? Nous
ne le supposons pas. Avec sa curiosité dogmatique , avec sa pas-
sion pour la vraie religion, et son ardeur à la rechercher, Gon-
debaud a sans doute appris le grec de quelque grammairien
d'Arles ou de Marseille, pour lire ensuite et interpréter lui-
même, sans un secours suspect, les Pères grecs et leurs
émules souvent dévoyés les docteurs byzantins. Pour tout
dire, n'est-il pas docteur lui-même? Assurément il prétend
l'être. Avitus lui écrit: «La vérité, que vous avez en tant de
« voies et avec tant d'efforts poursuivie, a, par la faveur du
« Christ, tellement éclairé votre intelligence, que rien ne vous
« est plus inconnu de ce qui regarde la définition de la doctrine
«catholique. Aussi quand, descendant des hauteurs d'une
«science parfaite, la piété de Votre Majesté daigne m'inter-
« roger encore, ce n'est pas pour apprendre ce qu'elle ignore,
« mais pour conférer de ce qu'elle sait2. »
Nous n'hésitons pas à dire que de tels compliments, s'ils
n'étaient à peu près mérités, seraient d'un impudent adula-
teur. Or, il s'en faut qu'Avitus, nous le connaissons bien, ait
jamais été prodigue envers Gondebaud même de ces louanges
banales qu'on peut accorder à chacun sans beaucoup se com-
promettre. Il l'a plus souvent censuré que flatté, ce roi sa-
! Sirmoncli Vpera varia, I. II, col. 12. — i Ibid. col. 1.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 157
chant supporter un censeur. Nous tenons donc le fait pour
constant: Gondebaud était un théologien; et, puisqu'il pro-
fessait l'arianisme, il était dans cette religion un sectaire con-
vaincu.
Mais cela ne l'empêchait pas d'être tolérant. Après avoir
mûrement, résolument, adopté tel ou tel parti sur les matières
controversées, et réglé de telle ou de telle façon les affaires de
sa conscience, il se retrouvait roi, roi de peuples différents
d'origine, régis par des lois diverses, et partagés entre diverses
croyances, qui lui demandaient au nom de la justice, qui lui
conseillaient au nom de la prudence, de reconnaître, de pro-
téger même la liberté de toutes les religions. Ce qu'il faisait
de bonne foi, de bon cœur, s'acquittant même de ce devoir
avec une attention scrupuleuse.
Non-seulement, en effet, il avait à sa cour, parmi les offi-
ciers de sa maison, des païens, des catholiques et des ariens;
mais , quand il leur plaisait de quitter une religion pour en
adopter une autre, il n'y mettait aucun obstacle. L'histoire
atteste qu'Avitus fit des prosélytes parmi les plus intimes con-
seillers de Gondebaud, et que celui-ci ne leur retira pas à cause
de cela sa confiance. Sigismond lui-même, le propre fils de
Gondebaud et l'héritier de sa couronne, abjura la doctrine
d'Arius du vivant de son père, et, tous les historiens en con-
viennent, avec sa permission1. Si Gondebaud n'était devenu
puissant parmi les rois qu'après avoir combattu, vaincu, et,
dit-on, tué Chilpéric son frère, il devait bieu redouter quel-
que chose des filles de ce frère qu'il avait épargnées. Cepen-
dant il permit à l'aînée, que plusieurs historiens appellent
1 Le fait est attesté par l'auteur même « iholicœ religionis cultui deservire per-
des actes de S. Sigismond , qui dit en par- « misil, »
lant de Gondebaud: « Christianae et ca-
158 MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Sedeleuba, de prendre l'habit religieux dans un monastère
catholique, et de fonder à ses frais un temple catholique dans
un des faubourgs de Genève, ne l'ayant pas même, il paraît,
dépouillée de ses biens. Quant à la plus jeune de ces filles, la
belle et véhémente Clolilde, négligea-t-il de la surveiller, et
d'empêcher les brigues qu'elle pouvait faire pour se venger ?
Nous ne le pensons pas. Alors que les historiens avaient la li-
berté de tout imaginer, Mézeray n'hésitait pas à décrire en ces
termes attendrissants la dure captivité de Clotilde : « On la re-
« tinta la cour, où elle fut si bien éclairée, qu'on observoit jus-
« qu'à ses soupirs et à ses moindres actions. » Cependant Gonde-
baud n'avait pas cru devoir lui défendre de devenir, elle aussi,
catholique; et lorsque le roi des Francs envoya demander la
main de Clotilde, cette catholique trop ardente et Gondebaud,
son oncle, résidaient ensemble à Genève, habitant, comme
on le suppose, le même toit. Voilà certes des preuves d'une
complète tolérance. Mais la plus insigne est peut-être celle-ci.
Avitus lui-même nous représente Gondebaud l'attirant à part
pour lui communiquer et lui soumettre quelque objection
arienne, l'invitant à répondre de son mieux aux habiles gens
qui l'ont faite, et se chargeant ensuite de leur transmettre lui-
même cette réponse '. Un roi discernant avec assez de droi-
ture ce qui regarde ses opinions privées de ses devoirs pu-
blics, pour se faire le messager complaisant de deux sectes
religieuses, pour accorder à l'une et à l'autre, avec une par-
faite équité, le même respect, la même faveur, c'est un si bel
exemple, et si rarement imité!
Hâtons-nous d'ajouter que cette impartialité vraiment royale
ne se révèle pas seulement à nous dans les entretiens parti-
1 Sirmondi Opéra varia, t. II, col. 38.
L'EGLISE ET L'ETAT. 159
culiers de Gondebaud et d'Avitus, mais que nous la- voyons
encore se manifester en public, et .dans toutes les circons-
tances, même les plus solennelles.
Un certain Héraclius, de famille sénatoriale, qui remplis
sait à la cour de Gondebaud les fonctions d'ambassadeur,
était un catbolique résolu. Comme il défendait un jour devant
le roi, contre le roi, sa religion attaquée, il fut, il paraît, assez
vif pour qu'Avitus ait pu lui dire, en le félicitant de sa con-
duite: '< Vous n'avez pas épargné César. » Or, nous avons la ré-
ponse d'Héraclius aux félicitations d'Avitus, et nous y lisons:
« Le très-éminent prince, qui est tout de feu pour trouver des
« arguments, et qui s'exprime avec tant d'abondance, pénètre
«d'ailleurs si bien les sentiments de ses interlocuteurs, que,
«dans toutes les controverses, il sait écouter avec la plus ai-
« mable bienveillance '. »
Pour confirmer par un autre exemple le témoignage, as-
surément peu suspect, d'Héraclius, il faut* parler- ici avec
quelques détails d'un célèbre colloque, qu'on rapporte à
l'année 4 9 9-
Etienne, archevêque de Lyon, ayant résolu de convoquer un
concile nombreux pour y livrer une bataille décisive à la secte
arienne, prévient le roi de son dessein. Celui-ci ne s'y oppo-
sant pas, non œnlradicente rege, dit le rédacteur des actes, l'as-
semblée est indiquée pour la fête de saint Juste, i septembre
Le roi pouvait-il s'y opposer? Nous parlons de Gondebaud
roi de Bourgogne. Sous le régime de la protection franque
les conciles seront, on le sait, convoqués par les rois. Mais
sous le régime de la liberté bourguignonne, « de la prospérité
« romaine, » comme s'exprime Avitus, Romana snb gloriosissimo
nostro principe prosperitas2, le roi, cela va sans dire, laisse les
Avili Epist. 47, 48. — : Sirmondi Opéra varia, t. II, col. 09.
160 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
évêques se réunir quand ii leur plaît. Ce sont les métropoli-
tains qui seuls les convoquent, comme nous l'apprennent les
actes préliminaires du concile d'Epaone, assemblé l'année même
de la mort de Gondebaud, en 517.
Arrivent donc au concile de Lyon, qui marquera parmi
les conciles nationaux de Bourgogne, Avitus, archevêque de
Vienne, OEonius, archevêque d'Arles, et, entre autres évê-
ques, ceux de Valence et de Marseille. Ils se rendent d'abord
à Savigny, où était le roi, pour le saluer, comme c'était l'u-
sage, et ils le trouvent ayant à ses côtés les plus considérables
des prêtres ariens. Les saluts faits, Avitus prend le premier la
parole, et avec une fierté qui n'est pas assurément exempte de
rudesse: «Votre excellence, dit-il au roi, désire- t-elle pro-
« curer la paix à l'Eglise? Eh bien! nous voici prêts à montrer
« clairement que notre croyance s'accorde avec l'Evangile et la
«doctrine des apôtres, prêts à convaincre tout le moude que
«la vôtre n'est pas selon Dieu, selon l'Eglise. Vous avez ici
«des docteurs de votre secte, versés dans toutes les sciences.
« Ordonnez qu'ils aient un colloque avec nous, et qu'ils vien-
« nent éprouver s'ils peuvent répondre à nos raisons, comme
« nous sommes disposés à répondre aux leurs. »
La vue des prêtres ariens a sans doute ému , peut-être
troublé, le pieux archevêque. Il venait saluer le roi, et voici
qu'il le provoque; il venait annoncer l'ouverture d'un concile,
et voici qu'il demande un colloque, un débat entre les théolo-
giens des deux partis, devant le roi, devant les grands, devant
toute la multitude des catholiques et des ariens. L'assentiment
du roi devenait, en ce cas, nécessaire : il ne s'agit plus, en
effet, d'une assemblée d' évêques réglant ensemble les affaires
de leur culte particulier; il s'agit, entre prêtres d'un culte
différent, d'un duel théologique qui aura le peuple pour témoin.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 161
Le roi répond: «Si votre foi est la vraie, pourquoi vos
« évêques n'empêchent-ils pas le roi des Francs de me décla-
« rer la guerre, et de se liguer avec mes ennemis pour me
« perdre ? Il n'a pas de foi , celui qui convoite le bien d'autrui
« et est altéré du sang des peuples. Qu'il montre sa foi par ses
« œuvres ! »
Mais Avitus, avec toute sa liberté romaine : « Nous ne savons,
« ô roi, dans quel dessein et pour quel motif le roi des Francs
«• fait ce que vous dites; mais l'Ecriture nous enseigne que sou-
« vent le mépris de la loi divine amène le renversement des
« empires , et que des ennemis sont suscités de toutes parts
« contre ceux qui se sont déclarés les ennemis de Dieu. Reve-
«nez donc, avec votre peuple, à la loi de Dieu, et Dieu vous
« donnera la paix dans vos Etats ; car si vous êtes en paix avec
« lui, vous le serez avec tout le monde, et vos ennemis ne pré-
« vaudront pas contre vous. »
C'est presque une menace. Il ne plaît pas, sans doute, au
roi de s'entendre menacer par un des conseillers de sa cou-
ronne, puisqu'il réplique sur le ton du dépit :
« La loi divine ! Quoi ? est-ce que je ne la professe pas ? Parce
« que je ne reconnais pas trois dieux, vous dites que je ne pro-
«fesse pas la loi divine! Je n'ai pas lu, moi, dans l'Écriture,
«qu'il y ait plusieurs dieux, et, suivant l'Ecriture, je n'en adore
« qu'un seul. »
Avitus, à son tour, ne peut s'empêcher de défendre sur le
même ton sa croyance si vivement attaquée. Mais ce langage
trop vif n'est pas, il le comprend, très-politique. Ayant donc
achevé son discours, il se précipite aux pieds de Gondebaud,
et, les autres évêques suivant son exemple, ils le supplient tous
ardemment de vouloir bien autoriser, dans l'intérêt de la reli-
gion et de la paix publique, une conférence qui doit, disent-
tome xsvi, ire partie. 21
162 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
ils, avoir d'aussi grands résultats. Gondebaud touché, valde
commotus, se laisse à peu près fléchir. Cependant, pour ne pas
accorder sans quelque réflexion ce qu'on lui demande, il se
retire, et dit aux évêques que, sachant ce qu'ils veulent, il leur
répondra.
Etant de retour à Lyon, il mande Etienne ainsi qu'Avitus :
« Eh bien ! vous aurez, dit-il, ce que vous désirez. Mes prêtres
« vous montreront que nul ne peut être coéternel et consubstan-
« tiel à Dieu. Mais je ne consens pas à ce que votre débat ait
« lieu devant tout le peuple. Cela causerait du tumulte. Ce sera
«seulement devant mes sénateurs et d'autres personnes que je
« choisirai ; comme vous, pour votre part, vous choisirez parmi
« les vôtres qui vous voudrez. »
Le lendemai n, les évêques se dirigent en grande pompe vers le
palais du roi. Un nombre considérable de prêtres et de diacres
leur servent d'escorte, avec quelques laïques de la même com-
munion, entre lesquels on distingue Placidus etLucanus, deux
des principaux officiers de la milice royale. Les ariens arri-
vent de leur côté, suivis aussi de leurs adhérents. Quand l'as-
semblée s'est constituée sous la présidence du roi, le premier
Avitus obtient la parole et donne les raisons de sa croyance;
Boniface, l'orateur des ariens, lui répondra le jour suivant.
Mais, ce jour venu, dès qu'Avitus et son collègue Etienne
paraissent dans l'assemblée, le roi, qui les avait précédés, se
lève, surrexit, et promptement s'avance à leur rencontre. Ce
n'est pas, toutefois, le chrétien dissident qui fait vers eux cette
démarche empressée. C'est le roi, troublé par l'arrivée de tristes
nouvelles. H vient d'apprendre, en effet, que son frère Godé-
gisile, déjà presque séduit par le roi des Francs, s'apprête à
tourner ses armes contre les armes bourguignonnes, et il pré-
voit des événements qu'il voudrait conjurer. Il s'adresse donc
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 163
à deux illustres évêques de la communion de Clovis, et, se
promenant avec eux devant l'assemblée, il leur donne des avis
en leur demandant des conseils. Enfin, la séance est ouverte,
et, quand tout le monde est assis, l'arien Boniface commence
son discours. Suivant le rédacteur des actes de la conférence,
qui est un catholique, Boniface ayant parlé trop vivement, le
roi l'interrompit et lui commanda de traiter ses adversaires
avec plus de respect. Quelle fut l'issue du débat ? Le rédacteur
des actes ne le dit pas clairement, et ce n'est pas ce qui nous
intéresse davantage. Mais on voit, à la fin de la séance, Gonde-
baud prendre par la main Avitus et Etienne, les conduire
familièrement jusqu'à sa chambre, pour converser plus long-
temps avec eux, et les embrasser l'un et l'autre en les con-
gédiant l.
Ce récit n'est-il pas propre à compléter l'idée d'une Eglise
vraiment libre, dans un État d'ailleurs plus ou moins bien
ordonné ?
Mais, il faut le dire, beaucoup de clercs catholiques goû-
taient peu ce bon ordre, considérant l'indépendance réciproque
de l'Eglise et de l'Etat comme un fait violent, comme un di-
vorce. « Le clergé, dit M. Fauriel, était ardent et pressé dans
« ses vœux et dans ses efforts. Il était plein d'horreur pour Faria-
« nisme ; et, de toutes les chances qu'il avait d'en triompher,
«la meilleure, dans son idée, n'était pas la plus paisible el la
«plus douce, mais la plus prompte, dût-elle être orageuse et
« violente 2. »
Quelquefois Avitus était pour la douceur. Victurius, évêque
de Grenoble, lui ayant un jour demandé s'il était permis de
s'approprier les églises des hérétiques et de les accommoder
1 Sirmondi Opéra vur. t. II, coi. 121. — 2 Hist. de la Gaule mérid. t. I, p. 576.
21 .
164 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
aux usages des catholiques, il avait répondu : « Si nous conseil-
« Ions cela , et si le roi nous l'accorde , les hérétiques nous accuse-
« ront à bon droit de les persécuter... On m'objectera peut-être
«que, s'ils étaient les plus forts, ils profaneraient nos autels.
« Cela est vrai ; je n'en disconviens pas. Dès qu'ils le peuvent,
« ils envahissent les temples des autres, et les mutilent de leurs
« ongles hideux. Mais recourir à la force, s'emparer d'un lieu,
«changer la destination des autels, voilà des manières d'agir
« qui ne conviennent pas à la colombe l, »
Le plus souvent, toutefois, Avitus était pour la violence.
Nous en avons la preuve dans ce curieux passage d'une de ses
lettres à Gondebaud. Il le remercie d'abord de lui avoir non
pas seulement accordé, mais encore imposé comme un devoir
la liberté de tout dire : Cui non sohim tribuitis, sed injungitis li-
bertatem. Et, sur-le-champ, il fait usage de cette liberté pour
demander un décret qui réduise au silence les ministres de la
religion arienne : « Je vous supplie, dit-il, de ne pas permettre
«que ces détracteurs du Saint-Esprit se disent plus longtemps
« vos prêtres, et qu'ils continuent à enseigner devant vous, ces
« gens qui ne veulent rien apprendre2. » Une telle prière, vé-
ritablement inexplicable, ne pouvait être exaucée. Avitus le
savait sans doute ; mais il n'aurait pas cru remplir tout son de-
voir s'il ne l'avait pas faite, tant il soupçonnait peu qu'ayant li-
vré le monde à la dispute, Dieu commande à toutes les sectes
une tolérance mutuelle !
Or il n'y avait alors dans les Gaules qu'un seul roi, le roi
des Francs, qui eût mis l'anéantissement des ariens dans le
programme de sa politique. Puisque Salvien avait appelé sur
1 Sirmondi Opéra var. t. II, col. 25. — des conciles d'Orléans (5i i ) et d'Epaone
Voir, sur cette question des églises aban- (5'7)-
données par les hérétiques , les décisions ~ Sirmondi Opéra var. t II , col. k-
L'EGLISE ET L'ETAT. 165
la tête des Gaulois chrétiens et catholiques le glaive des Francs
encore païens, offrant encore leurs sacrifices sanglants aux es-
prits des forêts et des eaux, il ne faut pas s'étonner de voir une
partie du clergé bourguignon conspirer avec les mêmes Francs,
devenus catholiques, la ruine d'un roi «ectateur avoué de la
doctrine d'Arius. «Un grand nombre de Gaulois, dit naïve-
« ment Grégoire de Tours , avait dès lors le plus grand désir de
« passer sous la domination des Francs 1. » Quelques-uns même,
comme Aprunculus, évêque de Langres, avaient, aux applau-
dissements de Sidoine Apollinaire, pris les devants, et, ayant
donné l'exemple, avaient subi la peine d'une trahison préma-
turée2.
Avitus fut-il du nombre de ces perfides ? C'est une supposi-
tion qu'il faut immédiatement écarter. Il a pu sans doute former
quelques vœux inconsidérés. L'étrange lettre qu'il fit parvenir
à Clovis, à la nouvelle de sa conversion , nous offre assurément
plus d'une phrase blâmable. On n'écrit pas à un conquérant de
cette espèce que désormais il a mis Dieu de son côté, que Dieu
le servira dans toutes ses entreprises, et l'on ne s'engage pas
témérairement à célébrer toutes ses futures victoires. Mais,
dans cette lettre même, quand Avitus engage Clovis à porter
ses regards sur les nations encore païennes 3, il semble lui
donner ce conseil pour le détourner de la Bourgogne. Aussi
croyons-nous, comme on le raconte, qu'au moment où Clovis
parut aux frontières bourguignonnes, Avitus courut aux côtés
de Gondebaud, déjà résolu à ne pas l'abandonner, même dans
ses revers.
Gondebaud combattit, perdit la bataille, et devint tributaire
de Clovis. Un historien a osé écrire : « Il fut puni de sa résis-
1 Hist. Franc, lib. II, c. 36. — s Ibid. c. xxm. — 3 Sirmondi Opéra var. t. II,
col. 57.
160 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
« tance à la vérité connue '. » C'est un mot bien cruel, et ce n'est
pas un jugement exact sur l'issue de cette guerre, qui fut peut-
être moins dommageable à Gondebaud qu'à son peuple. Par-
tout où passèrent les Francs, il y eut, comme de coutume, des
villes ruinées et changées en solitudes. Les Bourguignons eux-
mêmes, quand ils rentrèrent à Vienne, où il y avait une gar-
nison franque, commirent par représailles d'autres excès. Des
flots de sang furent versés, d'exécrables incendies furent allu-
més par toutes les mains. Cependant, de retour à Vienne, Gon-
debaud rétablit à peu près ses affaires, fit le Code qui porte
son nom, reforma son armée, releva de ses ruines la ville de
Genève, dont il agrandit l'enceinte, cessa bientôt, assure-t-on 2,
de payer tribut à Clovis, et vécut encore seize ans sur son trône.
Comme on le voit, d'aussi grands désastres ne profitèrent à
personne. Les ariens vaincus ne furent pas plus exterminés
que convertis.
Mais, après la mort de Gondebaud, régna son fils Sigis-
moud, et, sous ce règne, dont elle abrégea la durée, la grande
conjuration des Gaulois et des Francs obtint enfin ce décisif
avantage que l'habileté de Gondebaud lui avait si longtemps
disputé.
Sigismond était, nous l'avons dit, catholique. On l'appelle
saint Sigismond, et une ancienne relation de ses actes a été
recueillie par les Bollandistes. Nous y lisons que les pieuses
veillées, les jeûnes, les prières, étaient, dans sa jeunesse, ses
occupations principales. Aussi, quand il fut roi, continua-t-il
à consacrer une part considérable de son temps aux exer-
cices de piété, et son exemple fut imité, sans aucun doute,
par un certain nombre des gens de sa cour. Les courtisans
' Doin Plancher, Hist. de Bourgogne, t. I, p. 46. — 2 Vita S. Sigismundi , Bolland.
i" mai.
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT. 167
estiment toujours que la meilleure des religions est la religion
de celui qui règne. Ainsi, M. l'abbé Parizel nous dit, peut-
être par simple conjecture, qu'il y avait dans l'entourage de
Gondebaud des catholiques renégats1; mais il est encore plus
certain, Avitus nous l'atteste, qu'à l'avènement de Sigismond
le catholicisme fit des progrès rapides à la cour et dans le
royaume 2.
Cependant, malgré tout son zèle pour les intérêts de l'église
administrée par son père spirituel Avitus, Sigismond voulut, à
l'exemple de son père charnel, pratiquer sur le trône la tolé-
rance, c'est-à-dire la justice. Gondebaud, arien, s'était lait un
devoir de respecter en toute circonstance la liberté des catho-
liques ; Sigismond, catholique, eut, en conséquence, la même
mansuétude à l'égard des ariens, ce qui souleva contre lui tout
le clergé de son église.
Nous arrivons à la plus triste période de cette histoire. 11
faut la raconter, mais en peu de mots, s'il est possible. Il faut
suivre jusqu'au lieu de son dernier supplice ce prince faible,
indolent, qui n'inspirerait aucun intérêt, si ses rares vertus
n'avaient pas été châtiées comme des crimes ; mais il ne paraît
pas nécessaire de relater en détail toutes les circonstances de
cette horrible tragédie.
Alaric II, roi des Goths, avait, en l'année 5o6, fait promul-
guer une édition officielle du Code Théodosien, à l'usage de
ses sujets romains et catholiques. Ce fut, dans toute la Gaule,
un événement. Aussitôt que des exemplaires de ce Code arri-
vèrent aux mains des Francs, ils le proposèrent à tous les Gau-
lois de leur dépendance. Quand ils ne l'offrirent pas, on le leur
1 M. l'abbé Parizel, De Vilu S. Aviti, presse d'Avilus : o Scliismalicorum nume-
p. i8i. « rus decrescit. »
2 Episl. 29. Voici la déclaration ex-
168 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
demanda. Or nous n'hésitons pas à croire qu'un des plus vifs
désirs du clergé bourguignon fût de le voir substituer à la loi
Gombette. S'il est, en effet, un principe auquel ne déroge au-
cun article du Gode Théodosien, c'est celui-ci : que le glaive
de la puissance civile doit sans pitié, sans relâche, atteindre
et frapper quiconque s'est déclaré l'adversaire de l'église or-
thodoxe. « Que tous les ennemis de notre sainte loi sachent, dit
«Théodose, que la proscription, que la mort sera leur châti-
« ment, si leur témérité les porte encore à se réunir en public
« pour exercer les pratiques de leur culte criminel. » Et ce lan-
gage est constamment celui de Valentinien, de Gratien. Autant
de décrets rendus par ces empereurs sur les affaires de la re-
ligion, autant, on le sait trop, de sentences de proscription
publiées contre les apollinariens, les ariens, les eunoméens,
les macédoniens, les manichéens, et tous les dissidents, tous
les hérétiques.
«Les rois bourguignons, dit M. Guizot, semblent avoir le
«plus complètement hérité des empereurs, et régné sur leur
« modèle l. » C'est une judicieuse observation, à laquelle pour-
tant nous n'adhérons pas sans faire quelques réserves. Appe-
lés au gouvernement d'un peuple qui prétendait descendre des
Romains (car c'était une ancienne prétention des Bourgui-
gnons, que les Gaulois eux-mêmes ne se croyaient pas auto-
risés à contredire2), ces rois se firent Romains autant qu'ils le
purent, non moins peut-être par inclination que par politique.
Cependant, quel que puisse être l'attrait de l'exemple, lorsqu'il
s'agit de revendiquer pour soi-même toutes les prérogatives de
la puissance absolue, ils ne se montrèrent pas plus jaloux les
1 Cours d'histoire moderne, t. I, p. 38o. (Amm. Marcellin, Rer. ijestar. 1. XXVIII,
2 «Jam inde lemporibus priscis sobo- c. v.)
« lemse esse Romanam Burgundi sciunt. »
L'EGLISE ET L'ETAT. 169
uns que les autres de soumettre les consciences au joug d'une
doctrine officielle.
En ce qui regarde Sigismond, quand il fut bien avéré qu'il
n'entendait pas conformer sa conduite à toutes les maximes
d'Etat de la tradition théodosienne, ou, comme dit M. Oza-
nam, « placer le pouvoir sous la loi de l'Evangile ', » l'agitation
épiscopale commença contre lui. Nous la voyons se manifester
dès l'année 517.
Un certain Etienne, suprême intendant des finances roya-
les, avait, en secondes noces, épousé la sœur de sa femme.
Quoique ce mariage eût été célébré, comme il semble, par
un prêtre catholique, les évêques se réunirent, le déclarèrent
incestueux, et prononcèrent contre Etienne la peine de l'ex-
communication, ce qui déplut au roi; et, pour témoigner son
déplaisir, il resta quelque temps éloigné des autels interdits à
un des principaux officiers de sa maison. Nous reconnaissons
volontiers que les évêques avaient le droit d'excommunier
Etienne; mais on ne contestera pas davantage que Sigismond
pouvait, en respectant leur indépendance, user de la sienne,
et se tenir à l'écart des gens qui l'avaient offensé. Cependant
que font aussitôt les évêques? Ils courent à Lyon, y forment
un concile, décrètent qu'ils suspendront eux-mêmes, en tous
lieux, l'exercice de leur ministère, et que pas un ne retour-
nera dans son église, tant que le roi n'aura pas rendu ses
bonnes grâces à chacun d'eux2. N'est-ce pas une coalition
1 La civilisation chrétienne chez les «sacras niatris gremiuni veniendi, sancti
Francs, p. 66. « antislites in monasteriis se absque ulla
2 Voici le 3e canon de ce concile de « dilatione , prout cuique fuerit opportu-
Lyon : « num , recipiant, donec pacena integrara,
«Quod si se rex praecellentissimus ab « ad caritatis plenitudinem conservandam ,
«ecclesia, vel ecclesiarum communione « sanclorum flexus precibus, restituere
«ultra suspenderil, locum ei dantes ad « dignelur : ita ut non unus quicumque
tome xxvi, impartie. . 22
170 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
séditieuse? Et, puisque Viventiolus, archevêque de Lyon,
Claude, archevêque de Besançon, Apollinaire, évoque de Va-
lence, frère d'Avitus, Victurius, évêque de Grenoble, Gré-
goire de Langres, Maxime de Genève, Silvestre de Chalon,
Julien de Carpentras, pour ne nommer que les plus notables,
ont signé ce manifeste, ne peut-on pas dire qu'il n'y a plus,
parmi les clercs gaulois du royaume de Bourgogne, de parti
modéré?
De nouveau les Francs sont appelés, de nouveau les Francs
arrivent. « Lorsque les Francs dévastaient presque tous les
«royaumes de la Gaule, dit un chroniqueur anonyme, mas-
« sacrant les nations, dépeuplant les villes, la plus grande
«partie des Bourguignons se joignit aux Francs '.n Ce que
notre chroniqueur rapporte à l'année Ô2 2. Vainement alors
Sigismond entreprenait de leur fermer le passage avec ce qui
lui restait de braves. Il était facilement vaincu, fait prison-
nier, et, par l'ordre du roi des Francs Clodomir, précipité
dans un puits, avec sa femme et ses enfants.
Après la mort de Sigismond, on n'apprend plus rien de cer-
tain sur les derniers efforts tentés par les Bourguignons pour
défendre leur territoire, de toutes parts envahi par Clodomir,
Clotaire,ChildebertetThierry. Touts'écroule, touts'abîme. Les
populations fuient ou sont égorgées; les ruines s'amoncellent
sur les ruines; il n'y a plus de magistratures civiles; il n'y a
plus même de sacerdoce, les prêtres s'éîoignant de leurs églises
souillées, les moines de leurs monastères ruinés: le lien reli-
« prius de monasterio in quo eiegcrit liabi- bitanls de ta Bourgogne, les sujets de Si-
« tare discedat, quatn cunr.lis generaliler gismond. Mariusd'Avenches ditde même :
< fratribus fueritpax promise vel reddita. » « Sigismundus rexaBurgundionibusFran-
1 Rer. Gall. script, t. III, p. 4o3. Notre » cis tradilus est.» — (Marii Chronic. ad
chroniqueur appelle Bourguignons les lia- ann. 5a3.)
L'EGLISE ET L'ETAT. 171
gieux est rompu, comme le lien social. Mais voici ce que le
Dieu de Clotilde a fait par les mains des Francs : il a détruit
un peuple d'infidèles! Et les Francs vainqueurs remplissent
les airs de chants d'allégresse, dont le retentissement se pro-
longera d'âge en âge 1.
Si ce n'étaient que des barbares écrasant et dépouillant
d'autres barbares! Mais c'est la nation la plus polie de toute
la Gaule que doit le moins épargner la plus sauvage! Après
la conquête définitive des Francs, il reste, en effet, des Bour-
guignons en Bourgogne : ce qui a disparu, ce qu'on ne re-
trouve plus, ce sont les Gaulois, ce sont les Romains. S'il en
a survécu quelques-uns au naufrage, on les voit errant parmi
les ruines, tendant leurs bras dans la nuit, cherchant, aux
lieux naguère les plus fréquentés par la foule des philo-
sophes et des rhéteurs, les colonnes de marbre des musées,
les splendides portiques des palais, des temples écroulés,
et leurs mains ne pressent, ne sentent que l'épaisseur des
ténèbres :
Palpanlesque manus densas sensere tenebras* !
Ce vers n'est pas sans doute de Virgile; il n'est pas non
plus de Lucain : il est d'Avitus. Le dernier philosophe de l'an-
tiquité latine est Claudien Mamert; son dernier poëte est
Avitus. La gloire de Vienne est d'avoir été leur patrie. Après
1 Même jusqu'à nos jours. Mézeray Childebert, ces vers sans doute composés
n'était pas assurément un fanatique. On pour glorifier les Fiancs :
s'aCCOrde à dire qu'il avait une trop grande Le S">S des Ariens, dont rongirent les plaines,
t, , i . 1 T De montagnes de corps leur pavs tout couvert ,
liberté de mœurs et une assez grande h- „ , ° , . , r J . .
° • r.l leurs cnets mis a mort , sont des preuves certaines
berté d'esprit. Cependant Mézeray lui- De ce que les François firent sous Childebert.
même, en plein xvn* siècle, faisait naïve- s Avitus, De Transitu maris Rubri,
ment graver, au-dessous du portrait de vers 2o3.
22.
172 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
eux finit le monde ancien, pour être séparé du monde mo-
derne par un long intervalle de barbarie. Vienne est en la
possession des Francs !
MEMOIRE
SUR LA DATE ET LE LIEU DE NAISSANCE
DE
SAINT LOUIS,
PAR M. NATALIS DE WAILLY.
Lorsqu'au siècle dernier une vive polémique s'engagea au Première lecture
6 octobre:
sujet du lieu natal de saint Louis, le docte abbé Lebeuf, qui
9e lecture
plaidait la cause de la Neuville-en-Hez contre celle de Poissy, l3 "octobl.e l865.
rappela incidemment que les savants n'étaient pas d'accord sur
l'année où naquit ce grand roi, et que probablement ils ne le
seraient jamais. Je suis porté à croire au contraire que cette
question est du nombre de celles sur lesquelles il est possible de
s'accorder, parce qu'il y a des textes qui permettent de la ré-
soudre, et qu'il n'y a pas de rivalités locales qui empêchent
d'apprécier ces textes à leur juste valeur.
En effet, que saint Louis soit né en n 1 i ou en 1 1 1 5, les
habitants de Poissy et leurs partisans pourront toujours in-
voquer les lettres patentes de Philippe le Bel et la tradition
longtemps respectée qui semblait en être le plus sûr com-
mentaire. De leur côté, leurs adversaires continueront de leur
répondre que les lettres patentes de Louis XI, pour être plus
récentes, n'en sont pas moins dignes de foi, et qu'elles em-
174 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
pèchent de chercher ailleurs qu'à la Neuville-en-Hez le lieu
où saint Louis prit naissance. J'aurai donc grand soin de ne
pas mêler ensemble deux questions qu'il vaut mieux aborder
l'une après l'autre, et je commencerai par me renfermer dans
le domaine paisible de la chronologie pour démontrer une
vérité complètement inoffensive, avant de rentrer dans une
discussion qui occupa, de iy35 à 1 738, les lecteurs du Mer-
cure de France.
J'ai hâte aussi de le dire tout d'abord : l'opinion que je vou-
drais appuyer de quelques preuves nouvelles est celle que
Tillemont eût fait prévaloir depuis longtemps si, par une ré-
serve pleine de modestie, il n'eût déclaré ne pas vouloir aban-
donner, sans une entière nécessité, un sentiment qu'avaient
adopté Du Cange, Labbe et d'autres savants1. Il se contenta
donc de laisser voir qu'à son avis la véritable date de la nais-
sance de saint Louis serait plutôt 1 2 1 1\ que 1 2 1 5 ; mais il
s'abstint de discuter à fond la valeur relative des textes qui
pouvaient être invoqués de part et d'autre. J'essayerai de mon-
trer qu'il faut proférer l'année 12 i4 à toute autre.
La seule énumération de tous les textes m'entraînerait trop
loin, si je n'en voulais omettre aucun ; je m'occuperai donc
seulement de ceux qui ne font pas double emploi avec d'autres,
ou qui ont par eux-mêmes quelque autorité.
Personne ne conteste que saint Louis naquit le 2 5 avril,
jour de Saint-Marc; lui-même l'a dit à Joinville, qui le répète
dans son Histoire, et d'autres documents confirmeraient au
besoin ce témoignage. Au contraire, quand il s'agit de l'année
de sa naissance, les textes mènent à cinq calculs différents. Je
commence par les moins autorisés.
' Vie de saint Louis, t. I. p. l\il\.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 175
Saint Louis serait né eu 1216, s'il n'avait eu que dix ans à
peine quand on le couronna, le 29 novembre 1 226 : c'est là le
calcul auquel conduisent les expressions employées par le cé-
lèbre chroniqueur Mathieu Paris, qui l'appelle puerum vix cle-
cennem1. Au contraire il faudrait remonter de 1216 jusqu'en
12 1 2, si l'on ajoutait foi au témoignage de Philippe Mousket,
qui affirme que le jeune roi, au moment de son sacre, avait un
peu plus de quatorze ans, l'enfant qui n'avoit d'eage que quatorze
ans et petit plus2. Quoique ces deux auteurs soient contemporains,
on ne doit guère s'étonner qu'ils se contredisent ainsi sur un
fait de cette nature. On comprend en effet que Mathieu Paris,
qui vivait en Angleterre, et Philippe Mousket, qui fit tout au
plus de courtes apparitions à la cour de saint Louis pour y dé-
biter quelques passages de sa chronique rimée3, aient pu l'un
et l'autre être trompés par des renseignements inexacts, qu'ils
n'étaient pas en mesure de contrôler.
Après ces dates extrêmes, vient celle de 12 i3, que Til-
lemont cite, sans s'y arrêter, à l'occasion d'un passage de la
Chronique de Guillaume de Nangis, où il est dit que saint
Louis n'avait pas encore quatorze ans accomplis quand il fut
fait roi. Je ne m'y arrêterais pas davantage, si l'on n'avait ici
d'autre témoignage que celui d'un compilateur dont l'exacti-
tude laisse souvent à désirer, et auquel on peut reprocher en
outre de s'être contredit plus d'une fois sur le point parti-
culier dont je m'occupe; en effet, au lieu de la quatorzième
année non accomplie, il parle de la douzième dans ses Gesta
sancti Ludovtcik, et de la treizième dans sa Chronique abré-
gée5. Laissant provisoirement de côté ces deux derniers càl-
1 Recueil des Historiens des Gaules et de s Ibid. t. XXII, p. D97, n. k-
la France, l. XVII, p. 768, tl. » Ibid. t. XX , 3 1 2 , a , et 3 1 3 , a.
' Ibid. t. XXII, p. 4i, d, e. '- Ibid. 65o, b.
J76 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
culs, je reviens à celui que Guillaume de Nangis a recueilli
dans sa Chronique, et je fais observer qu'on en retrouve l'é-
quivalent dans le Spéculum histonale de Vincent de Beauvais,
où on lit: « Ludovicus prima Dominica Adventus coro-
« natur in regem, qui xmi annum aetatis suae completurus erat
« in festo sancti Marci evangelistae proximo sequenti1.» C'est
évidemment à la même source qu'a puisé le ménestrel du
comte de Poitiers, quand il a dit : « Icil Loeys devoit acom-
« plir le quatorsisme an de son aage en l'ensivant feste saint
« Marc l'Evangeliste 2. » Il est donc certain que, du vivant de
saint Louis, il y avait des textes historiques qui, en lui attri-
buant un peu plus de treize ans à l'époque de son avènement,
faisaient implicitement remonter sa naissance à l'an 1 1 13. On
peut comprendre dans cette catégorie une chronique anonyme
appartenant à la première moitié du xme siècle, où on lit qu'à
la mort de Louis VIII, son fds aîné lui succéda ayant treize
ou quatorze ans3.
Tillemont aurait pu rappeler d'ailleurs que telle était aussi
la tradition la plus autorisée sous le règne de Charles V, puis-
que, dans la fameuse ordonnance qui fixe à quatorze ans la
majorité des rois de France, ce prince déclare que son aïeul
et prédécesseur, le bienheureux saint Louis, dans la quator-
zième année de son âge, a pris le gouvernement du royaume,
qu'il a reçu les hommages ou les serments de fidélité des pré-
lats, des pairs et des autres vassaux; enfin qu'il a été oint de
l'onction du sacre royal et couronné'1. 11 est certain, en effet,
1 Hisl. de France, t. XXI, p. 72, b; a annorurn , quia Karolus , qui major natu
cf. I. XX, p. bkk,d. « erat, jam defunctus erat. » (Ms. lat. 4998 ,
! lbul. t. XVII, p. 43a, d. fol. 28 v°, col. 1.)
« Cui successil lilius ejus Ludovicus, i Ordonn. t. VI, p. 28.
« puer major natu, cum xm vel xim esset
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 177
que saint Louis, dès son avènement, fut considéré comme
majeur; c'est à ce titre qu'il fut fait chevalier à Soissons avant
le sacre l, qu'il eut un sceau de majesté pour valider toutes
les lettres patentes, et qu'il fut toujours seul nommé dans les
actes publics du gouvernement. En fait, la reine Blanche était
régente; en droit, son fils avait la plénitude de l'autorité royale,
dès la première année de son règne.
D'autres textes obligeraient, au contraire, à placer sa nais-
sance en 12 1 5; car ils expriment sans ambiguïté que le jeune
roi, en succédant à son père, n'avait pas encore accompli sa
douzième année. « N'avoit-il pas douze ans encores 2, » dit Guil-
laume Guiart dans sa Chronique rimée, chronique dont l'au-
torité ne peut guère être invoquée pour les faits antérieurs au
règne de Philippe le Bel. L'autre texte est celui que four-
nissent, comme je l'ai dit tout à l'heure, les Gesta sancti Lu-
dovici, de Guillaume de Nangis, où on lit dans le latin: qui
nondum œtatis suce annum duodecimum athcjerat, et dans la ver-
sion française, en termes plus précis : qui n'avoit pas accompli
le douzième an de son eaqe3. Un auteur encore moins ancien,
qui écrivait sous Philippe le Long, celui qu'on appelait au-
trefois l'Anonyme de Saint-Denis, et dont notre savant con-
frère M. Delisle a montré que le véritable nom pourrait être
Yves, ramène à ce même calcul quand il dit que saint Louis
mourut dans la quarante-quatrième année de son règne et la
cinquante-sixième de son âge4; car on doit admettre qu'il par-
lait d'une année incomplète pour l'âge comme pour le règne,
c'est-à-dire que saint Louis avait, au 2b août 1270, cin-
quante-cinq ans et quatre mois. Mais ce n'est pas dans ces
1 Tillemont, 1. 1, p. 43i. 3 Hist.de France, t. XX, p. 3i2, b, et
2 Bist. de France, t. XXII, p. 178, 3i3, a.
ebis. " Ibid.t. XX, p. 57, a.
tome xïvi, ire partie. 23
178 MEMOIRES DR L ACADEMIE.
trois témoignages réunis, qui pourraient tout au plus contre-
balancer celui d'un contemporain comme Vincent de Beau-
vais, qu'il faut chercher le principal argument en faveur de
l'an 12 i5.
Le texte qui a dû déterminer Labbe et Du Gange, en même
temps qu'il a pu faire hésiter Tillemont et l'empêcher d'in-
sister en faveur de son opinion personnelle, c'est un passage
d'une chronique de Saint-Denis, finissant en 1292, et connue
sous le titre de Brève Chronicon ecclesiœ Sancti Dionysii ad cy-
chs paschales. Je transcris textuellement la mention relative à
la naissance de saint Louis, et celle qui la précède immédia-
tement.
« mccxiv. Hoc anno, actum est bellum in Flandria, in quo
« captus est a Philippo rege Ferrandus, cornes Flandriae, et
« cornes Boloniœ et mulli alii.
« mccxv. Hoc anno, natus est Ludovicus rex, filius Ludo-
«vici régis, in festo sancti Marci evangelistae1. »
Ce qui fait la valeur de ce texte, ce n'est pas seulement que
la naissance de saint Louis y est marquée à la Saint-Marc de
l'année 1216, c'est encore qu'elle est indiquée comme posté-
rieure à la bataille de Bouvines, livrée le 27 juillet 1 2 1 1\. Ces
deux événements sont rapportés dans le même ordre par deux
continuateurs anonymes de Robert du Mont2. Or l'un de ces
continuateurs est tout à fait d'accord avec la Chronique aux cy-
cles pascals, et l'autre, tout en altérant gravement la chronologie
(puisqu'il met la bataille de Bouvines en 1209 et la naissance
1 ffist. de France, t. XVII, p. 432, e, Dans ces opuscules, les dates consistent
ài3 , a. — Je dois faire observer que les le plus souvent dans les mots hoc anno, qui
dates mccxiv et mccxv n'appartiennent pas tirent leur signification de l'année en re-
à la Chronique, mais au Canon pascal, en gard de laquelle on les a inscriles.
marge duquel elle a été comme échelonnée. * Ibid. p. 34S , a, et 348, a.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 179
de saint Louis en 1210), confirme cependant au fond la date
de 1 2 1 5. On doit donc, en bonne critique, considérer ces trois
textes comme concourant à fixer la naissance de saint Louis
en 1 2 1 5 , parce que tous trois la placent dans l'année qui a suivi
la bataille de Bouvines.
A ces textes Tillemont oppose d'abord le Confesseur de la
reine Marguerite, qui dit que saint Louis, à la mort de son
père, avait un peu plus de douze ans1, ce qui oblige à fixer sa
naissance en 12 \l\. Dans un autre passage, qui mérite d'être
cité textuellement, le même chroniqueur parle de l'âge qu'avait
le roi en 1 2^8, quand il partit pour la première croisade. « Et
« adonques à celé première foiz, il passa la mer avecques les
« persones devant dites et avecques moût d'autres ; et estoit
« adonques de l'aage de trente-quatre ans ou environ ; car
« l'en dit pour verilé que en cel an que li benoiez rois passa
« adonques la mer, il ot en la feste de l'invencion Sainte-Croiz
« trente-quatre anz2. » Tillemont fait observer à ce propos que
le Confesseur de la reine Marguerite, en rapportant que saint
Louis eut trente-quatre ans au mois de mai 12^8, témoigne
ne le savoir pas bien3. Ce texte manque en effet d'exactitude,
en ce qu'il semble fixer la naissance de saint Louis au 3 mai,
au lieu du 2 5 avril. Cependant il ne serait pas impossible qu'en
1 2 48, lorsque le départ des croisés était déjà prochain, la fête
de l'Invention de Sainte-Croix, eût été célébrée avec plus de so-
lennité en présence du roi et des principaux personnages : on
aurait pu alors rappeler l'âge qu'il avait ce jour-là, sans pré-
tendre que ce fût son jour natal. En tout cas, cette erreur lé-
gère porte sur le jour et non sur l'année de la naissance, qui,
1 Hist. de France, t. XX, p. 64, a. — 2 Ibid. t. XX, p. 67, b, c. — 3 Tillem. t.I,
p. /)23.
23.
180 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
pour le Confesseur de la reine Marguerite, était indubitable-
ment l'année 12 1 4-
Mais, sans insister davantage sur ce point, j'arrive au texte
qui a véritablement déterminé l'opinion de Tillemont. « Ce qui
» parait bien fort, dit-il, pour faire mettre la naissance de saint
«Louis en i 21 4, c'est la charte de la dédicace de l'église de
«Notre-Dame de Longpont, datée du dimanche 24 octobre
« 1227, l'an 1 35 de la fondation de l'ordre de Cîteaux, l'an 46
« de la première fondation de Longpont, le premier du ponti-
« ficat de Grégoire IX, le premier aussi du règne de saint Louis
« qui y était présent, et le quatorze de son âge. Je ne vois pas
« ce qu'on peut répondre à cette autorité, si l'on ne vent dire
« qu'il y a faute de copiste dans le nombre quatorze, comme il
« v en a sans doute dans celui de quarante-six pour la fonda-
« tion de Longpont , que les Sainte-Marthe mettent en l'an 1 1 3 1
« ou 1 1 32, quatre-vingt-quinze ou quatre-vingt-seize ans avant
« 1 227 '. » C'est après avoir déclaré ainsi son véritable sentiment
que Tillemont ajoute : «Néanmoins, comme Du Cange, Du-
« pleix, le père Labbe et d'autres nouveaux s'accordent à mettre
«la naissance de saint Louis en 121 5, nous ne voulons pas
«abandonner, sans une entière nécessité, une opinion reçue
« aujourd'hui généralement, et fort autorisée des anciens. »
Si je montre qu'il n'y a pas faute de copiste dans le chiffre
quatorze, et que 1 âge du roi est exactement déterminé par cette
charte solennelle, on reconnaîtra qu'il y a entière nécessité de
se rallier à l'opinion toujours si sûre de Le ÎSain de Tillemont.
Le calcul chronologique de la charte de Longpont est confirmé
dans ses éléments essentiels par une note tracée du vivant de
saint Louis, en tête d'un registre du Trésor des chartes dont la
: Tilleul, t.l, p. 4a3. — Je ferai observer en passant qu'il était bien facile de confondre
'es cbifFres romains xlvi et xcvi.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 181
Bibliothèque impériale avait recueilli quelques feuillets , qui se
trouvent aujourd'hui aux Archives de l'Empire. En effet l'auteur
de cette note, qui était un clerc de la maison du roi, voulant
constater la date d'une nouvelle compilation qu'il entreprenait,
fait concourir l'an 1264 de l'ère chrétienne avec la cinquante et
unième année de l'âge de saint Louis et la trente-neuvième de
son règne. Or la trente-neuvième année du règne ayant com-
mencé le 29 novembre i 264, et l'année 1 264 ayant duré jus-
qu'au 4 avril 1265, veille de Pâques, il faut que saint Louis soit
né le 2 5 avril 1 2 1 4 pour que la cinquante et unième année de
son âge ait concouru avec les premiers mois de la trente-neu-
vième année de son règne. On acquiert d'ailleurs la conviction,
en lisant cette note, que le rédacteur n'a rien négligé pour la
rendre parfaitement authentique, et en faire un préambule
digne du travail auquel il attachait tant d'importance: « Régnante
a domino nostro Jhesu Christo, tempore illustris régis Franco-
« rum Ludovici, anno M0 ce0 sexagesimo quarto, anno etiam
« aetatis ejusdem domini régis quinquagesimo primo, regni vero
« ejusdem tricesimo ix°, ordinata est haec nova compilatio re-
« gistricontinuata, veteri registro tempore inclitœrecordationis
« régis Philippi, avi ipsius domini régis, confecto 1. » La parfaite
concordance de ce texte avec la charte de la dédicace de l'église
de Longpont ne permet plus de supposer qu'il ait pu se glisser
une double faute de copiste dans les nombres qui expriment
l'âge du roi, et autorise par conséquent à placer en 1 2 1 4 la
naissance de saint Louis.
A cette preuve décisive je puis en ajouter une autre, qui
n'est pas la seule dont je suis redevable à mon savant ami
M. Delisle ; car son érudition, comme son obligeance, n'est
1 Ce texte a été publié pour la première fois par M. Dessalles ( Mém. présentés par divers
savants, 1" série, l. I, p. 374)-
182 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
jamais en défaut. C'est un passage tiré d'un fragment de chro-
nique ajouté à la Chronique de Godefroy de Viterbe, dans un
manuscrit qui appartenait aux Carmes déchaussés de Bor-
deaux. Une copie de ce fragment, faite par dom Estiennot,
existe dans le manuscrit latin 1277A de la Bibliolhèque im-
périale ; c'est là que M. Delisle avait depuis longtemps recueilli
le passage suivant: «Anno m. ce. xim, bellum de Bovinis vi
«calendas Augusti ; et eodem anno, xxvi die Aprilis, quae
«fuit die Sabbathi, inter primam et tertiam, natus est Ludo-
« vicus, filius régis Ludovici ex Blancha. » L'ensemble des faits
contenus dans ce fragment et la date de 12 23 où il s'arrête,
semblent indiquer qu'il a été rédigé en France dans la pre-
mière partie du xme siècle. En tout cas, le passage relatif à la
naissance de saint Louis dérive d'une autre source que ceux
dont j'ai parlé plus haut, car aucun autre n'indique ni le
26 avril, ni l'heure de la naissance. De là une double difficulté
dont je m'occuperai tout à l'heure ; mais je fais remarquer
tout de suite que l'année 1 2 1 k est indiquée par trois caractères
différents, par le millésime, par la bataille de Bouvines et par
la coïncidence du samedi avec le vingt-sixième jour d'avril.
Tout cela est exact; ce qui peut ne pas l'être, c'est que saint
Louis soit né le 26 avril au lieu du 28, jour de Saint-Marc. Il
est vrai qu'en 1 2 1 5 la Saint-Marc tomba le samedi; mais, pour
trouver dans le passage que je viens de citer une telle coïnci-
dence, il faudrait altérer le quantième du mois, en même temps
que le millésime, et surtout sortir de l'année où fut livrée la
bataille de Bouvines, année que le texte affirme être celle
même où naquit saint Louis. Il faut donc de toute nécessité
ou rejeter le passage entier comme apocryphe, ou accepter
l'année \i\t\ avec les trois caractères qui la désignent claire-
ment.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 183
Reste la difficulté que soulève la date du 26 avril. Doit-on
préférer cette date à celle du 2 5 avril, jour de Saint-Marc,
attestée par tant d'historiens, et par le témoignage personnel
de saint Louis ? Cela me paraît impossible. Mais, au lieu de sup-
poser que l'écrivain s'est trompé de jour, on peut admettre
(ce qui n'est pas sans exemple) qu'il a compté le samedi 26 a
partir du coucher du soleil, et que les heures désignées par
les mots prima et tertia sont la première et la troisième heure
de la nuit. Du Cange au mot Tertia constate, par un exemple
tiré d'une lettre de rémission de 1389, qu'on appelait tierce
de nuit la troisième heure après le coucher du soleil. Quant
aux fêtes ecclésiastiques, tout le monde sait qu'elles commen-
cent la veille par le chant ou la récitation des premières vê-
pres : or il est certain que cette journée liturgique se trouve
quelquefois marquée dans les dates au lieu de la journée civile.
J'en donnerai une preuve seulement, pour ne pas m'arrêter
trop longtemps sur un point qui ne se rattache qu'indirecte-
ment au sujet de ce mémoire.
Philippe le Long mourut en 1822 dans la nuit du 2 au
3 janvier1, et, suivant le témoignage de Bernard Guidonis,
dans la première partie de la nuit2. Il en résulte que, d'après
l'usage moderne, cet événement serait daté uniformément du
samedi 2 janvier. Telle est la date qui lui est assignée dans
une chronique anonyme finissant en i356 [le samedi 11e jour
de janvier3), dans un fragment historique tiré du registre Pater
de la Chambre des comptes [secunda die januariik), dans la
table de Robert Mignon [usaue ad diem 11 januarii qua obiit5).
Mais en même temps le 3 janvier se trouve indiqué par le
1 Art de vérif. les dates, I, 5g2. 4 Hist. de France, t.. XXI, p. 4o4, c.
- Hist. de France, t. XXI, p. 732, g. 5 Ibid. p. 523, h.
3 Ibid. p. i4o, g.
184 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Continuateur de Guillaume de Nangis et par celui de Gérard
de Frachet [tertia die januarii circa mediam noctem1), par tes
Chroniques de Saint-Denis [le tiers jour de janvier qui fu le di-
menche des octaves de saint Jehan l'evancjeliste entour mie nuit*),
par Jean de Saint-Victor [tertia die januarii ante noctis médium*).
C'est évidemment le même jour qui est appelé par les uns le
samedi 2 , et par les autres le dimanche 3, parce que la jour-
née liturgique du dimanche avait commencé la veille après le
coucher du soleil. Voici le texte de Bernard Guidonis, qui dit
expressément que cette première partie de la nuit appartenait
au dimanche : « Praefatus Philippus rex obiit tertia die intran-
« tis mensis januarii, in prima parte noctis Dominicae diei4. •>
Je n'hésite donc pas à croire qu'en présence des textes posi-
tifs qui placent au 2 5 avril la naissance de saint Louis, il faut
admettre que le continuateur anonyme de Godefroy de Vi-
terbe a marqué la journée liturgique du samedi 26 avril au
lieu du vendredi 2 5. En résumé, il demeure certain que saint
Louis naquit le 2 5 avril 1 2 1 4, et l'on peut croire que sa nais-
sance arriva de 739 heures du soir.
J'ajoute, avant de passer à une autre question, que cette
date de 121 l\ se concilie avec des textes qui méritent toute
confiance, et que je n'ai pas eu occasion de citer jusqu'ici.
Ainsi, quand Geoffroy de Beaulieu dit que le fils de Blanche,
en succédant à son père, n'avait qu'environ douze ans5, rien
n'oblige à comprendre qu'il parle de douze ans commencés
plutôt que de douze ans révolus. Il en est de même de la bulle
de canonisation, où il est appelé puer circiter duodecim annorum.
1 Hist. de France , I. XX , p. 63o , h, c; " Hist. de France, t. XXI , p. 732 , g.
t. XXI, p. 5-7, g. h. * « Cum non liaberet nisi circiter duo-
" Ibid. t. XX, p. 706, a. decim annos. » (Hist. de France, t. XX,
' Ibid. t. XXI, p. 67/I, h. p. 4, d.)
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 185
Aussi Tillemont considère-t-il ces deux textes comme s'accor-
dant aussi bien avec la date de 1 2 i4 qu'avec celle de 1 2 1 5 i.
Mais il n'aurait pas dû compter parmi les textes qui justifient
l'année 1 2 1 5 un autre passage de la même bulle où il est dit
que saint Louis, lorsqu'il partit pour la croisade en 12^8,
avait atteint la trente-quatrième année de son âge : cum trice-
simum quartum annum atligisset œtatis. Ce passage peut signifier
que saint Louis avait atteint le terme de sa trente-quatrième
année; carie verbe altingere se concilie aussi bien ici avec l'idée
d'une année accomplie, que dans la phrase citée plus haut des
Gesta sancti Ludovici, où l'ancienne version française attribuée
à Guillaume de Nangis a rendu par n'avait pas accompli le dou-
zième an de son eage les mots nondnm œtatis snœ annum duodeci-
mum attigerat^. En adoptant cette interprétation, ce deuxième
passage de la bulle se concilie, comme le premier, avec la
date de 1 2 1 4- Cet accord peut se vérifier une troisième fois
lorsque Boniface VIII dit que saint Louis était dans sa tren-
tième année [in tricesimo anno constitutus) au moment où il
prit la croix, c'est-à-dire au mois de décembre 12 44 : il faut
seulement entendre qu'il s'agit toujours ici, comme dans les
deux autres passages, d'une année accomplie; en effet saint
Louis avait alors trente ans révolus, en supposant qu'il fût né
le 2 5 avril 1 2 14-
On voudrait faire cadrer avec cette date le calcul de Vin-
cent de Beauvais ; mais le texte du Miroir historial oblige à
faire remonter la naissance du roi jusqu'en 121 3. Il est vrai
que dans son abrégé, connu sous le titre de Mémorial, il donne
1 De ce nombre est la chronique ano- 0 norum, filius ejus, eisuccessit. » (Ms.lat.
nyme de Saint-Médard de Soissons, rédi- A998, fol. 3o v°, col. 2.)
gée sous le règne de saint Louis, où on 2 Hist. de France, t. XX, p. 3 1 3 , a.
lit : «Ludovicuspuer duodecimvel xm an-
tome xxvi, impartie. 24
186 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
à saint Louis treize ans au mois de novembre 1226, et qu'on
pourrait soutenir qu'il parle de treize ans non révolus; mais il
est plus naturel de croire qu'il a suivi le même calcul dans ses
deux ouvrages. Il faut donc reconnaître que Vincent de Beau-
vais, contemporain de saint Louis, ne le croyait pas né en
i2i4; seulement je ferai observer que son témoignage s'ac-
corde encore bien moins avec la date de 1 2 1 5 qu'avec celle
de 1 2 1 4- Il est d'ailleurs compensé par celui d'un autre chro-
niqueur dominicain, de Jean de Colonne, qui était aussi con-
temporain, puisqu'il entra vers 1226 dans l'ordre des frères
Prêcheurs. On lit dans sa Mer des histoires, que saint Louis,
quand il monta sur le trône, n'avait pas encore treize ans ré-
volus, nondum tertium decimam annum compleverat1 . Au xive siècle ,
Bernard Guidonis suivit dans sa chronique générale le calcul
de Vincent de Beau vais, dont il transcrivit les propres expres-
sions, quand il parla de l'âge de saint Louis en 1226. Au con-
traire, en parlant de la mort du saint roi, il fait concourir la
cinquante-septième année de son âge avec la quarante-qua-
trième année du règne, ce qui ne peut être exact qu'en pre-
nant l'année 12 \!\ pour date de la naissance.
Le même auteur a noté expressément cette année 12 i4,
dans deux opuscules qui sont beaucoup moins connus que ses
chroniques. L'un est une Notice de l'état de l'ordre de Saint-
Dominique tel qu'il était en 1 3o3 après l'érection de six nou-
velles provinces. Bernard Guidonis, au lieu d'inscrire simple-
ment la maison de Poissy dans la liste des monastères de
femmes de la province de France, rappelle brièvement qu'elle
fut fondée par Philippe le Bel en l'honneur de son aïeul ; et il
trace, à cette occasion, une courte biographie du saint roi,
1 Mss. latins A912 , £91 4 et 4g 1 5-
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 187
dont il place la naissance en 12 1 4, tout en répétant le calcul
de Vincent de Beauvais qui ne s'accorde pas avec cette date1.
L'autre opuscule, que je crois inédit, est la plus courte des
deux Vies de saint Louis que Bernard Guidonis a fait entrer
dans la quatrième partie de son Spéculum sanctorale, ouvrage
dont j'aurai occasion de reparler bientôt.
Ce serait allonger inutilement ce mémoire que de pour-
suivre l'énumération des textes qui autorisent à placer la nais-
sance de saint Louis en 1 2 1 k- Ce point de chronologie est mis
hors de doute par l'accord que j'ai signalé entre la charte de
Longpont et la date solennelle inscrite, sur un registre du
Trésor des chartes, par un clerc de la maison du roi. Le con-
tinuateur de Godefroy de Viterbe permet d'y ajouter un ren-
seignement nouveau sur l'heure où naquit saint Louis ; et
comme il mentionne cette naissance après la bataille de Bou-
vines, tout en la datant expressément de la même année, il
aide ainsi à expliquer de la manière la plus probable ce qui a
pu causer l'erreur commise dans la Chronique aux cycles pas-
cals et la chronique de Normandie, où les deux faits se suc-
cèdent dans le même ordre, mais datés chacun d'une année
différente. Je crois donc avoir justifié de tout point le senti-
ment de Tillemont, et levé le seul scrupule qui pût l'arrêter
dans sa préférence pour l'année 12 \l\.
J'arrive maintenant à la question du lieu de naissance de
saint Louis, qui est tout à fait indépendante de l'autre, et qui
en diffère essentiellement. En effet, il m'a été facile, si je ne
m'abuse, de montrer que, malgré les témoignages contradic-
toires des anciens chroniqueurs et les doutes de la critique
moderne, on peut arriver à connaître avec certitude la date
1 Echard, t. I, p. vi.
24.
188 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
de la naissance de saint Louis ; tandis que pour le lieu natal
de ce roi , la longue controverse qui s'est élevée au siècle der-
nier a eu pour résultat de rendre obscur ou douteux un fait
attesté par les textes du temps, et accepté jusqu'alors par tout
le monde. Je voudrais montrer qu'une tradition longtemps
ignorée parce qu'elle était renfermée dans l'enceinte étroite
d'une paroisse, et dépourvue de preuves qui pussent lui don-
ner une date certaine, ne doit point être préférée à une tradi-
tion publique, connue dans toute la France et attestée par les
contemporains qui l'ont vue naître. Pour atteindre ce but, je
commencerai par exposer l'origine et les phases principales de
la discussion soulevée par M. Maillard, avocat au parlement
de Paris, qui entreprit, sans s'y être suffisamment préparé, de
prouver que saint Louis naquit, non à Poissy, mais à la Neu-
ville-en-Hez.
Deux critiques éminents, Montfaucon et l'abbé Lebeuf,
eurent le tort d'accorder leur confiance au mémoire fort in-
complet que M. Maillard avait rédigé sur cette question, et
de s'en approprier les conclusions plus que hasardées; tant il
est vrai que les paradoxes ont un attrait souvent irrésistible,
même pour les meilleurs esprits. C'est dans le tome II des
Monuments de la Monarchie française1, publié en 1780,
que Montfaucon se déclara hautement en faveur des préten-
tions élevées par les habitants de la Neuville-en-Hez. « Plu-
« sieurs auteurs des plus bas temps ont écrit, dit-il, que saint
«Louis étoit né à Poissi ; mais M. Maillard, avocat, dans sa
«dissertation manuscrite, qu'il m'a communiquée, fait voir
« qu'aucun auteur du temps n'a dit qu'il soit né à Poissi , et
«rapporte trois chartes, deux de Louis XI, l'une de i468,
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 189
«l'autre de 1 47^, et une troisième de Henri IV, 1601 , où ces
« princes donnent exemption de tailles et impôts pour quelque
« temps aux habitans de la Neufville-en-Hez dans le Beauvai-
«sis, en considération de ce que saint Louis étoit né dans ce
«lieu, en la manière, disent-ils, que les prédécesseurs de ces
«habitans avoient joui de la même exemption : ce qui semble
« ne laisser aucun doute qu'il ne soit né en ce lieu. »
Par une lettre datée d'Auxerre et publiée dans le Mercure
de France de janvier 1 7 33 l, un voyageur qui ne se nommait
pas, mais qui était certainement l'abbé Lebeuf, se déclara aussi
pour les conclusions de M. Maillard2, mais d'une manière gé-
nérale, et sans entrer dans le détail plus que ne l'avait fait
Montfaucon. Celui-ci eut le bon esprit de ne pas compremettre
davantage l'autorité de sa haute critique, et il ne prit aucune
part à la controverse qu'on vit bientôt s'élever; tandis que
l'abbé Lebeuf, se croyant sans doute trop engagé pour recu-
ler, n'abandonna qu'en 1788 une discussion qui fait à coup
sûr plus d'honneur à son érudition qu'à son jugement.
C'est au mois de février 1785 que M. Maillard, encouragé
parles éloges de ces deux grands critiques, laissa paraître, s'il
ne publia pas lui -même dans le Mercure3, un extrait de sa dis-
sertation, qui avait acquis dès lors de la célébrité dans le
monde savant, et par conséquent aussi une grande importance
aux yeux de l'auteur. Cet extrait montre assez qu'il ne con-
naissait pas, sur la question, d'autre texte ancien que celui de
Guillaume de Nangis. Comme ce texte parle seulement du sa-
crement de baptême que saint Louis s'honorait d'avoir reçu à
Poissy, et non de sa naissance, M. Maillard en conclut qu'on
a eu tort de confondre deux faits si différents, et il énumère
1 P. 36 à 4g. — s P. 4i. — 3 P. 283 à 290.
190 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
longuement tous les auteurs qui sont tombés dans cette mé-
prise, entre autres La Chaise, Du Cange, Mabillon, jusqu'à
Baillet, «qui n'est pas excusable, dit-il, d'avoir tu la tradition
« de son pays natal1. » Comment s'expliquer en effet que Bail-
let, né à la Neuville-en-Hez , n'eût pas voulu reconnaître et pro-
clamer que saint Louis y était né aussi, lorsque ce fait était
attesté par des lettres patentes de Louis XI du 12 août 1 468
et du i3 octobre i4-7 5, corroborées d'une confirmation de
Henri IV2 en 1601 ?
Au mois de novembre suivant, le Père Matthieu Texte, do-
minicain, publia dans le Mercure3, sous la forme d'une lettre
adressée à une religieuse de Poissy, sa première réponse à
M. Maillard, moins sans doute par zèle pour la science histo-
rique que dans l'intérêt du couvent de Poissy, qui était de
son ordre, et qui tenait à conserver intacte une tradition jus-
qu'alors incontestée. 11 apprit à M. Maillard, qui ne s'en dou-
tait pas, et probablement aussi à l'abbé Lebeuf, qui n'avait pas
pris la peine de s'en assurer, que la naissance de saint Louis à
Poissy était attestée : i° par Guillaume de Chartres, qui rap-
pelle que le saint roi se disait lui-même originaire du diocèse
de Chartres, de Carnotensi diocesi oriundus k ; 20 par Bernard
Guidonis, qui dit expressément, dans une Notice de l'état de
l'ordre de saint Dominique en i3o3, que saint Louis est né
à Poissy, apud Pissiacum natus est5; 3° dans la charte de fon-
dation du couvent de Poissy, où Philippe le Bel fait valoir
comme motif de cette fondation l'affection que son aïeul avait
pour le lieu de son origine, originis suœ locum6. A ces argu-
1 P. 287. ' P. 2^00 à 2Z122.
Ces actes avaient, été signalés pour la 4 Hist. de France, t. XX, p. 35, d.
première fois par M. Simon, conseiller au 5 Échard, t. I, p. VI.
présidial de Beauvais, dans ses Additions " Gall. christ, t. VIII, col. 370.
À l'histoire du. Beauvaisis, p. 46.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 191
ments décisifs le Père Texte ajouta quelques considérations
accessoires, faisant valoir surtout l'opinion de Baillet, qui
s'était décidé contre la Neuville-en-Hez , lieu de sa naissance,
quoiqu'il n'ignorât pas l'existence des lettres de Louis XI, ci-
tées par lui en note à la page 379 de son second volume.
L'adversaire de M. Maillard faisait aussi observer que le roi
avait pu être mal informé, qu'il était difficile de comprendre
pourquoi Blanche aurait fait ses couches à la Neuville-en-Hez,
dont Thibaut VI, comte de Blois, avait joui jusqu'en 1218.
Aurait-elle entrepris un voyage de quinze lieues quand elle
était parvenue au terme de sa grossesse ? ou bien, si son enfant
était né à la Neuville, comprendrait-on qu'on ne l'y eût point
baptisé immédiatement, plutôt que de le transporter à Poissy
au risque de le voir, pendant le trajet, mourir sans baptême?
La réplique de M. Maillard ne parut que sept mois plus
tard, dans le Mercure de juin 1 736 l. C'était le plaidoyer d'un
ancien avocat, qui argumentait- comme on pouvait le faire au
parlement. «On distingue, disait-il, deux sortes de preuves,
«une affirmative et une équivoque; mais en concurrence de
« deux preuves, l'affirmative l'emporte sur l'équivoque2. » Or,
selon M. Maillard, les preuves affirmatives étaient celles que
les actes de Louis XI et de Henri IV fournissaient en faveur
de la Neuville-en-Hez; elles devaient être préférées, sans hési-
tation, aux preuves équivoques tirées de ce que Poissy avait
été appelé le lieu d'origine de saint Louis; « en effet, ajoutait-il,
«le lieu d'origine de l'enfant n'est pas celui où il prend nais-
«sance, mais celui où son père avait son domicile principal
«au jour de la naissance de l'enfant3.» M. Maillard citait, à
ce propos, un passage de Tite-Live, qui rapporte que deux
1 Pages 1337 a 1337. — 2 Page i327. — 3 Page i33i.
192 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
enfants nés à Carthage d'un père syracusain furent considérés
comme Syracusains. Il en résultait naturellement que saint
Louis était originaire de Poissy, quoique né à la Neuville-en-
Hez, parce que le principal domicile de Louis VIII était alors
à Poissy.
Le Père Texte, quoiqu'il eût pu s'en dispenser sans incon-
vénient, répondit à cette argumentation au mois de décembre
suivant ' : mais l'abbé Lebeuf comprit que s'il n'intervenait
pas dans ce débat, la cause de la Neuville-en-Hez était perdue
sans ressource par l'éloquence parlementaire de M. Maillard.
Il publia donc, au mois de mars 1787 2, une dissertation
étendue où il entreprit de réfuter tout ce qu'avait dit leur ad-
versaire commun. Il commença par donner le texte des lettres
de Louis XI et de Henri IV, en faisant remarquer qu'il était
dit dans ces dernières, non-seulement que saint Louis était
né à la Neuville, mais qu'à cette considération il avait accordé
aux habitants des droits d'usage dans la forêt de Hez et une
exemption de toutes tailles et impositions. Le malheur avait
voulu, il est vrai, que les originaux fussent perdus pendant le
siège soutenu par le château au commencement du règne de
Henri IV; mais la tradition qui s'était conservée n'en remon-
tait pas moins au règne de saint Louis. Qu'opposait-on à ces
titres respectables ? un Guidonis « dont les ouvrages histo-
« riques sont remplis d'une inexactitude qui leur a attiré le
«mépris des savants3,» un écrivain qui se montre partout
un compilateur sans goût, sans critique, sans discernement4.
Pourquoi élever des difficultés sur le voyage qu'aurait fait
Blanche de Castille ? Lui était-il défendu d'aller, sur la fin de
1 Mercure de décembre 1736, p. sbyb ' Page U'iU-
à 2606. * Page 4a5.
' Page 412.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 193
sa grossesse, à la Neuville rendre visite à Catherine, comtesse
de Blois, qui en était dame? S'imaginerait-on que les prin-
cesses de ce temps-là redoutaient un voyage ? Est-ce que Mar-
guerite de Provence n'est pas accouchée d'un fils à Damiette ?
Isabelle d'Aragon n'a-t-elle pas fait une fausse couche en
Italie, à son retour de Tunis, et Marie de Luxembourg, quand
elle accoucha avant terme, en i323, n'accompagnait-elle pas
Charles le Bel dans son voyage de Languedoc? Qui empêche
donc de croire que Blanche de Castille soit accouchée subite-
ment à la Neuville, et que son enfant ait été porté à Poissy
pour y recevoir avec plus de décence et de cérémonie le sa-
crement du baptême ?
L'abbé Lebeuf fait remarquer ensuite que la Neuville n'é-
tait pas une localité sans importance, qu'elle avait son cartu-
laire conservé à la Bibliothèque du roi, où il a lu des lettres
de saint Louis du mois de mars 12 58 en faveur du chapelain
du château ' ; que Baillet ignorait certainement l'existence des
lettres patentes de Louis XI et de Henri IV, car la note où il
en est question a été insérée pour la première fois dans une
édition de la Vie des Saints, publiée en 1715, plusieurs an-
nées après sa mort. Quant au lieu d'origine, l'abbé Lebeuf aban-
donne prudemment l'argument des deux Syracusains nés à
Carthage; mais il prétend qu'il faut l'entendre de la nais-
sance spirituelle de saint Louis, c'est-à-dire du lieu où le
baptême lui fut administré. Il interprète de la même ma-
nière le texte de Guillaume de Chartres, et, attendu que tous
les autres chroniqueurs sont muets sur le lieu natal de saint
Louis, il conclut qu'on n'en peut rien dire de positif, pas plus
que sur l'année de sa naissance, où leurs contradictions ne
1 Page 43o.
tome xxvi, irc partie. 2 5
194 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
permettent pas d'arriver à une certitude absolue. En histoire,
il faut souvent, selon lui, se résigner au doute, et ne pas pré-
tendre tout savoir comme le Père Texte, qui affirme que
Blanche de Castille était dans le neuvième mois de sa gros-
sesse, tandis que saint Louis a pu naître à sept mois comme
saint François de Sales, qui n'en a pas moins vécu cinquante
ans.
Grâce à la solidité de sa cause, le Père Texte montra bientôt ■
qu'il était capable de tenir tête à un si rude jouteur. Au jugement
injuste et presque injurieux que l'abbé Lebeuf, dans la chaleur
de la discussion, avait exprimé sur Bernard Guidonis, il op-
posa le témoignage de Baluze et d'autres juges compétents :
cette réparation était due à la mémoire d'un écrivain modeste
et laborieux, qui a rendu de véritables services. Un membre
illustre de cette Académie, Bréquigny, tout en lui reprochant
de manquer de discernement, louait cependant son exactitude
à recueillir les faits, en même temps que sa critique attentive
à comparer les dates, et il jugeait indispensable d'extraire de
sa chronique tout ce qui appartient à notre histoire pour l'in-
sérer dans la collection des Historiens de France2. Si l'abbé
Lebeuf avait manqué d'équité, il n'avait pas non plus fait
preuve de bonne critique en persistant à rechercher le sens
des mots orinndus et origo dans la bonne latinité, et le Père
Texte multipliait les exemples que les textes du moyen âge
fournissaient à l'appui de sa cause. Enfin , il prouvait que c'é-
tait bien du vivant de Baillet, dans une édition de 170^,
qu'avaient été cités les actes royaux de Louis XI et de Henri IV,
rendant ainsi la leçon de bibliographie que son adversaire
s'était mal à propos flatté de lui donner.
1 Mercure de juin 1787, p. i338 à î Notices des manuscrits, t. II, p. 11, i5
i35o. et 18.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 195
Au mois de mars 1 738, un voyageur, dont il était facile de
deviner le nom, apprenait aux lecteurs du Mercure1 qu'il avait
voulu lire toutes les anciennes Vies de saint Louis conser-
vées à la Bibliothèque du roi, sans excepter celle qui a été
rédigée par Bernard Guidonis dans son Catalogue des rois de
France, et qu'il n'en avait trouvé aucune qui le fit naître à
Poissy. «Je suis fort porté à croire, ajoutait-il, que l'endroit
« où cela se trouve, et qu'on lui attribue, est une addition faite
« par quelque écrivain postérieur 2. » Le même voyageur s'é-
tonnait qu'on voulût à toute force s'appuyer de Bailîet pour
combattre les actes de Louis XI et de Henri IV. Il est vrai que
cet écrivain vivait en 170^, mais il était bien mal portant, et
il a parlé de ces actes sans les connaître. « S'il n'a pas insisté,
« disait l'abbé Lebeuf, sur le mérite des chartes de la Neuville,
«il n'en a point non plus dit de mal3. »
J'arrive enfin au terme de cette discussion. Après une nou-
velle réponse du Père Texte4, destinée surtout à faire connaître
le texte complet des chartes de Philippe le Bel, dont on lui
avait reproché de ne donner que des lambeaux, l'abbé Lebeuf
rentra une dernière fois dans la lice5 sous son véritable nom,
uniquement pour se ménager une retraite honorable. Les actes
dont on venait enfin de faire connaître le texte intégral,
étaient-ils bien des originaux? Il lui était permis d'en douter.
En tout cas, cela ne changeait rien au sens des mots oriundus
et orïcjo, en sorte qu'il persistait plus que jamais dans son opi-
nion0. Mais il avait témoigné déjà que la matière était ingrate
et assez peu intéressante; il engageait le Père Texte à n'y plus
1 Pages 428 à 43o et 421 à 432, à cause 4 Mercure de juillet 1738, p. i48o à
de la répétition des pages 421 à 43o. 1^9 1.
- Page423. 5 Mercared'aoùt i738,p. 1746 à 1755.
3 Page 429. 6 Page 1760.
25.
196 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
revenir, et à traiter quelque autre sujet, par exemple à expli-
quer pourquoi les prêtres dominicains sont dans l'usage de se
communier de la main gauche }. Les lecteurs du Mercure s'y
intéresseraient plus qu'à des redites sur la question qu'ils
avaient assez entendu débattre. Pour lui, il croyait leur être
agréable en leur apprenant qu'il avait vu, dans la petite église
de Garclies, une inscription constatant qu'elle avait été fondée
en l'honneur de saint Louis le vendredi après Reminiscere de
l'an 1297 (vieux style)'2, et que, par conséquent, les frères
Prêcheurs d'Evreux revendiquaient à tort, pour leur église,
l'honneur d'avoir été, la première en France, dédiée au nom
du saint roi.
En décochant ce trait de Parthe au Père Texte avant de
quitter le champ de bataille, l'abbé Lebeuf n'était peut-être
pas bien inspiré. Il croyait être certain que l'église des Domini-
cains d'Evreux avait été dédiée au plus tôt en 1 299, ainsi que
semble l'annoncer le titre d'une relation de miracles, réim-
primée de nos jours dans le vingtième volume des Historiens
de France (p. 4i)- Mais, quoiqu'il semble possible et naturel
de rapporter à la dédicace de l'église la date qui termine ce
titre, cette date désigne réellement le temps où ces miracles
sont arrivés. En effet, le manuscrit latin 10872, qui est des
premières années du xive siècle, contient une Vie de saint
Louis et une relation de miracles divisée par leçons, où l'on
voit que le mercredi 3 o avril 1298, quinze jours avant l'As-
cension (qui en cette année tomba le i5 mai), un enfant noyé
fut porté à l'église des frères Prêcheurs d'Evreux, nouvellement
dédiée3. Du moment où il est prouvé que cette dédicace est
antérieure au 3o avril 1298, il est bien possible aussi qu'elle
1 Page 17a!. — 2 Cette date désigne le 7 mars 1298. — ' Fol. 72, c.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 197
ait été faite avant le 7 mars 1298, date de la fondation de
l'église de Garches. Mais j'abandonne cette question, qui n'est
pas de mon sujet, pour faire observer que le même manuscrit
mentionne aussi la naissance de saint Louis à Poissy, apudPy-
siacum ubi prœdictus sanclus exstitit oriundusK C'est donc un té-
moignage de plus qu'il faut ajouter à ceux qu'avait invoqués
le défenseur des Dominicaines de Poissy.
Cette controverse, malgré le retentissement qu'elle avait eu ,
ne tarda pas, comme bien d'autres, à être complètement ou-
bliée. En 1767, un des correspondants de dom Grenier, M. Le-
moine, lui annonçait avoir fait une découverte relative au lieu
natal de saint Louis : « Quoique les savants, disait M. Lemoine,
«aient décidé en faveur de Poissy, je vais vous citer des actes
«qui, si je ne me trompe, demanderaient la réformation de
«ce jugement.» Ces actes n'étaient autres que les lettres pa-
tentes de Louis XI et de Henri IV, qui venaient d'être décou-
vertes pour la seconde foisi Le mémoire de M. Lemoine a été
publié de nos jours par la Société d'archéologie du département
de la Somme2. Plus récemment, M. Ledicte Duflos, dans un
mémoire sur les vitraux peints de l'arrondissement de Clermont,
signalait à la pointe supérieure de l'une des fenêtres de l'église
de la Neuville-en-Hez « un saint Louis en grand costume de
«roi, dont la présence à ce point élevé indique nécessaire-
« ment, dit-il, que la verrière détruite rappelait les principaux
«actes de la vie de ce saint personnage, qui ne pouvait pas
« manquer de trouver une apothéose dans l'église de la com-
« mime où il était né le 2 5 avril 1 2 1 5, et dont il a été constam-
« ment le bienfaiteur3. » On voit que le paradoxe soutenu par
1 Fol. 72, a. 3 Mémoires des Antiquaires de Picardie,
' T. I, p. 274 et 275. t. X, i85o, p. io5 et 106.
198 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
l'abbé Lebcuf conserve encore des partisans, et qu'il n'est pas
superflu de le combattre par quelques arguments nouveaux.
On ne doit pas s'étonner que M. Ledicte Duflos ait répété,
sur l'autorité d'un tel critique, que saint Louis naquit à la
Neuville-en-Hez, et qu'il fut constamment le bienfaiteur de
cette commune. Mais quand une fois on a reconnu comment
l'abbé Lebeuf s'est trouvé, amené à soutenir cette opinion,
pour laquelle il s'était trop pressé de prendre parti, on a le
droit d'appeler de ses jugements et d'en examiner de près les
motifs. Il admet que les chartes où saint Louis, en considéra-
tion de sa naissance à la Neuville, accordait aux habitants une
exemption d'impôts, ont péri malheureusement dans le siège
qui fut soutenu au commencement du règne de Henri IV;
suais il v a plusieurs motifs de rejeter cette hypothèse. On peut
se demander d'abord comment, les lettres de saint Louis péris-
sant dans ce siège, celles de Louis XI ont pu se conserver. On
s'explique plus difficilement encore pourquoi les chartes de
saint Louis, existant jusqu'à la fin du xvie siècle, n'ont pas
été vidimées, ou au moins alléguées plutôt qu'un simple ouï-
dire, dans les actes où Louis XI relate la naissance de son il-
lustre prédécesseur à la Neuville. Enfin on ne comprend pas
pourquoi elles n'ont pas été transcrites dans ce cartulaire que
l'abbé Lebeuf a vu à la Bibliothèque du roi, et qui s'y conserve
encore sous le n°4663 du fonds français. J'y ai bien trouvé
deux chartes de saint Louis concernant la Neuville-en-Hez,
mais ce sont des confirmations de dons faits, avant sa nais-
sance, au chapelain du château et au prêtre de la paroisse '.
Faut-il croire que les chartes qui intéressaient le plus les ha-
bitants de la Neuville soient précisément celles qui, par une
1 Fol. g3 et i)5.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 199
malheureuse coïncidence, ont péri dans le siège du château
après avoir été oubliées par le rédacteur du cartulaire? C'est là
une concession qu'on peut sans scrupule refuser à l'abbé
Lebeuf, parce qu'on est assuré qu'il ne l'aurait pas faite au
Père Texte.
Je ne lui accorderai pas davantage que les mots oriundus et
origo doivent s'expliquer autrement qu'on ne les comprenait
dans tous les autres textes du temps. Aux nombreux exemples
cités dans le Mercure de France , j'en ajouterai un seul, tiré
du Continuateur de Guillaume de Nangis, qui raconte que
Philippe le Bel, atteint de sa dernière maladie, se fit transpor-
ter à Fontainebleau, où il était né. Comment exprime-t-il cette
pensée? « Tandem a suis apud Fontem Bliaudi, unde et oriun-
« dus, se cleferri praecepit 1. » Le Continuateur de Gérard de Fra-
chet dit, dans le passage correspondant, unclefuerat oriundus2,
et Jean de Saint-Victor, ubi natus fuerat 3. Donc le texte déjà
cité par Guillaume de Chartres (de Carnotensi diocesi oriundus)
signifie que saint Louis naquit dans le diocèse de Chartres,
c'est-à-dire à Poissy ; donc le lieu de son origine clans la charte
de Philippe le Bel signifie le lieu de sa naissance. Donc enfin,
lorsque le propre fils de saint Louis, Robert, comte de Cler-
mont et sire de Bourbon, constituant une dot à sa fille Marie,
religieuse à Poissy, déclare, dans une charte authentique du
mois d'août 1299, que ce monastère a été fondé par Philippe
le Bel pour honorer la mémoire du saint confesseur, originaire
de ce lieu (apud Poissiacum ubi Christi conf essor extitit oriundus) ,
il faut bien admettre avec M. Huillard-Bréholles, qui a fait
valoir, le premier, ce texte important, que Piobert de Cler-
mont désignait par là d'une manière incontestable le lieu où
1 Hist. de France, tome XX, p. 611, e. — 2 lbid. tome XXI, p. kl , à. — 3 Ihid.
p. 65g,/
200 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
il savait pertinemment que son père était né1. Que peuvent
contre de pareils textes les lettres patentes de Louis XI disant
qu'on lui a affirmé que saint Louis naquit à la Neuville? Un ouï-
dire recueilli en i468 doit-il obtenir plus de créance que le
témoignage des contemporains?
Mais, dira-t-on, puisque l'abbé Lebeuf, à tort ou à raison,
attachait un autre sens aux mots oriundus et oricjo , il vaudrait
mieux lui opposer un texte qui dise expressément que saint
Louis naquit, à Poissy. Ce texte existe, et il est assez clair pour
justifier la liberté que j'ai prise de combattre les opinions d'un
savant qu'on trouve si rarement en défaut. Jean de Saint-Vic-
tor, qui écrivait sous le règne de Philippe le Bel, parle en ces
termes de la construction du monastère de Poissy commencée
par ce prince en 1298 : « Tune Philippus, rex Francorum, in
« honore saneti prsedicti Ludovici, avi sui, fecit apud Possiacum,
« ubi idem sanctusLudovicus natus fuerat, aedificari monaste-
« rium egregium et famosum multis sumptibus et opère labo-
1 Bulletin de la Société des Antiquaires
de France, lx' trim. i85q, p. 176. Le
même savant lire de cel acte une autre
conclusion, c'est que ia fondation du
prieuré de Poissy ne peut se reculer jus-
qu'en i3o/i, puisque dès 1299 on y ad-
mettait des religieuses. 11 a bien voulu
m'indiquer, à l'appui du même fait, une
pièce des Olim (t. II, p. M7), constatant
que , le 2 1 décembre ) 3oo , Philippe le Bel
accordait au prieur de Sainl-Germain-en-
Laye un dédommagement pour une di-
minution de dîme causée par la fondation
récente du monastère de Poissy. J ai donc
été induit en erreur quand j'ai pris à la
lettre, dans la chai te de i3o4, lemotjfan-
dare, qui doit s'entendre seulement de la
dotation plus ample et de l'organisation
définitive d'une maison existant déjà de-
puis quelques années. (Voyez Histor. de
France, t. XXI, p. 635, n. 8, et 972.) Il y
a d'autres exemples de chartes du même
genre qui se sont conservées, comme
chartes de fondation , dans les archives des
établissements dont elles avaient seule-
ment accru les revenus. On peut s'expli-
quer toutefois que l'année i3o/t ait été con-
sidérée comme celle de la fondation du
monastère de Poissy. En effet, il résulte
d'une chronique publiée au tome VI de
VAmplissima collectio (p. 543) qu'en i3o4
seulement on nomma le premier prieur
de l'établissement, où l'on venait pour la
piemière fois d'amener el d'enfermer des
sœurs prises dans les autres monastères
de l'ordre.
DATE ET LIEU DE NAISSANCE DE SAINT LOUIS. 201
« rioso, ibidem que posuit sorores de ordine Praedicatorum '. »
Jean de Saint-Victor confirme donc en termes non équivo-
ques ce que Bernard Guidonis a dit dans sa Notice sur l'état
de son ordre en i3o3, et ce qu'il a répété plus tard dans un
autre opuscule qui aurait pu être cité pour éclairer cette dis-
cussion. En dédaignant ce témoignage, l'abbé Lebeuf oubliait
que, si les chroniqueurs du moyen âge manquent souvent de
discernement, il en est du moins qui se recommandent par
l'exactitude et le désintéressement, qualités clignes d'estime,
qui conduisent presque toujours à la vérité, et sans lesquelles
les plus savants tomberaient nécessairement dans l'erreur.
C'est ce qui est arrivé à l'abbé Lebeuf dans cette controverse
où, contre son habitude, il a si mal employé les ressources
de sa dialectique et de son érudition.
Il est cependant une objection qu'il était autorisé à faire, et
à laquelle je dois répondre en terminant. « Je veux pour un
« moment, disait-il 2, que Guidonis soit un bon auteur. Il a
« écrit une Vie de saint Louis, pourquoi ne dit-il pas dans cette
« vie que ce saint est né à Poissy? » C'est parce que cette vie, la
seule qui ait attiré l'attention de l'abbé Lebeuf, fait partie de
la chronique principale où, selon la remarque judicieuse
de Bréquigny3, Bernard Guidonis a copié jusqu'en 1277
Martin Polonais. Au contraire, il avait pu se procurer d'autres
renseignements quand il rédigeait, en i3o3, sa Notice sur
l'ordre de Saint-Dominique. Ayant à parler de la fondation
récente du monastère de Poissy, il avait dû naturellement re-
cueillir quelques détails de plus sur la personne de saint Louis.
Après les avoir relatés dans cette Notice, il les a de nouveau
mis en œuvre dans la courte composition que j'ai citée plus
1 Hisl. de France, t. XXI, p. 635, e. — " Mercure d'août 1738, p. 17^9. — * No-
lices des manuscrits , t. II, p. 17.
tome xxvi, 1™ partie. 26
202 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
haut, et qu'il a insérée dans la quatrième partie de son Spécu-
lum sanctorale sous le titre de Brevis chronica de progressu temporis
sancti Ludovici. Or cette portion du Spéculum sanctorale, qui
remplit le manuscrit latin 54o6, n'a été achevée qu'en i32Q,
comme le prouvent les remercîments adressés à l'auteur, le
2 i juillet, parle pape Jean XXII, pour l'exemplaire qu'il venait
de recevoir1. On sait d'ailleurs que Bernard Guidonis avait été
chargé, dix ans auparavant2, de négocier la paix entre la
France et la Flandre; il avait donc été en position d'obtenir,
et à la cour de Philippe le Long , et au monastère de Poissy ,
les détails les plus exacts sur tout ce qui se rattache à la nais-
sance de saint Louis. Voilà pourquoi j'ai attaché une impor-
tance toute particulière à son témoignage; c'est encore ce qui
m'engage à citer comme dernière preuve et comme résumé
de ce mémoire le début de l'opuscule inédit où il a pu consigner
le résultat de ses plus sûres informations.
« Beatus Ludovicus, rex Francorum illustris, hujus nomi-
« nisIXus, alterius Ludovici régis, viri justi, et regin;t' Blanchae
« nomine filius, natus fuit, in gaudium, homo in mundo apud
«Pissiacum, in festo sancti Marchi, anno Domini m°cc°xiiii0. »
(Ms. lat. 54o6, fol. i553.)
1 Fol. i du ms. 54o6. par M.Huillard-Bréholles dans un mande-
2 Hist. de France, t. XXI , p. 730, n. 3. ment de la Chambre des comptes , adressé ,
3 Puisque ce mémoire est destiné à lu 3i août 1697 , au vicomte d'Orbec ,
déterminer avec plus d'exactiludequelques et portant que Jourdain Dujardin, hérilier
détails qui se rattachent à la naissance de de Marie la Picarde, nourrice de saint
saint Louis, il ne sera pas hors de propos Louis, jouira de la sergenterie de Cham-
de faire connaître ici le nom de sa nour- brois donnée à ladite Marie et à ses héri-
rice. Celte particularité a été découverte tiers. (Archives de l'Empire, R. 54, n* 4a )
MÉMOIRE
SUR LA CHRONOLOGIE
DE LA VIE DU RHÉTEUR jELIUS ARISTIDE,
PAR M. W. H. WADD1NGTON.
Les œuvres du rhéteur Aristide sont peu lues de nos jours, Pemière lecture.
et ce n'est que justice : en effet, bien quelles aient excité à un
haut degré l'admiration des contemporains, pour nous leur
valeur littéraire est presque nulle; la lecture en est souvent
fastidieuse, et le style de l'auteur est entaché de deux grands
défauts, qui caractérisent les écrivains de la décadence, la né-
gligence dans la forme et le manque de nettelé dans l'expres-
sion. La plupart de ces œuvres sont de froides déclamations
sur des sujets empruntés à l'histoire et à la mythologie de la
Grèce, ou de pâles imitations des chefs-d'œuvre de la littéra-
ture ancienne. Ainsi Aristide a écrit l'éloge des principales di-
vinités de l'Olympe, de Jupiter, de Minerve, de Bacchus, et
toute une série de discours qu'il suppose avoir été prononcés
devant une assemblée athénienne après la bataille de Leuctres;
il y en a deux en faveur des Lacédémoniens, deux en faveur
des Thébains, et un cinquième destiné à prouver que l'intérêt.
d'Athènes consiste à ne secourir ni les uns ni les autres. Enfin
le rhéteur asiatique a eu la prétention de dire mieux et de
trouver de meilleurs arguments que les grands orateurs athé-
36.
19,56 janvier,
2 et 9 février-.
2' 'lecture,
16, 23, 28 ma;s
1866.
204 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
niens; il n'a pas craint de composer un Panathénaïque après
celui d Isocrate, ni de refaire à sa façon la réplique de Démos-
thène à Leptine. Toutefois, de son temps, on le jugeait moins
sévèrement; il fut un maître écouté, la foule se pressait pour
l'entendre, et il se faisait prier avant de consentir à déclamer
devant l'empereur Marc-Aurèle; non-seulement on lisait ses
écrits, mais ils furent étudiés et commentés par les gram-
mairiens, qui commençaient dès lors à négliger les grands
modèles. Les amis d'Aristide le comparaient naïvement à Dé-
mosthène, et lui-même prenait le compliment au sérieux;
comme tout grand homme, il eut des jaloux et des détracteurs;
on a quelque peine à le croire aujourd'hui.
A côté de ces fades compositions, il s'en trouve quelques-
unes qui, sans avoir plus de mérite littéraire, présentent néan-
moins un intérêt réel, et contiennent de précieux rensei-
gnements pour l'histoire, la géographie et les institutions de
la province d'Asie, et surtout pour les mœurs du temps. La
plus importante est une sorte de journal ou d'autobiographie,
où Aristide a consigné toutes les péripéties d'une longue ma-
ladie dont il souffrit pendant dix-sept ans; il y raconte les
remèdes qu'il employait, le régime qu'il suivait, il s'étend avec
complaisance sur les marques de distinction qu'il reçut en
plusieurs circonstances des proconsuls d'Asie, et il rapporte
tout, remèdes, guérisons, honneurs, et jusqu'aux moindres
incidents de sa vie, à l'intervention directe du dieu Esculape;
c'est même cette action constante de la divinité qui constitue
le lien entre les différentes portions du récit, d'ailleurs fort
embrouillé, de l'auteur, et c'est de là que vient le titre de Dis-
cours Sacrés (Aôyoi iepol) qu'il lui a donné.
Aristide, quoique contemporain et compatriote de Galien,
ne mentionne pas une seule fois l'illustre médecin de Pergame:
VIE DU RHETEUR ,EL1US ARISTIDE. 205
il est vrai qu'il était déjà guéri à l'époque où Galien vint s'ins-
taller dans cette ville comme médecin de l'école des gladia-
teurs; mais comme son récit ne fut écrit que longtemps après,
et lorsque Galien était déjà célèbre, on s'étonne de n'y trouver
aucune allusion à une des gloires de sa province auxquelles
il devait être le plus sensible. Ce silence peut cependant s'ex-
pliquer : Aristide croyait peu aux médecins, et il n'en parle gé-
néralement que pour constater leur impuissance; mais en
revanche il avait une foi aveugle dans l'intervention directe
d'Esculape, qui par la voie des songes lui manifestait sa vo-
lonté, lui imposait un régime, ou lui dictait des ordonnances.
Galien lui-même, ce profond observateur, ce savant si supé-
rieur à ses contemporains, n'était pas à l'abri des superstitions
de son temps; lui aussi croyait en Esculape, et plus d'une fois
il raconte les songes où le dieu de la médecine lui révéla ses
secrets. D'ailleurs la superstition poussée jusqu'à ses dernières
limites est un des caractères du siècle des Antonins et de cette
société prospère, oisive et bien administrée, au sein de laquelle
vivait Aristide. Qui ne connaît la plaisante histoire d'Alexandre,
l'imposteur paphlagonien, et de sa dupe le consul Rutilianus,
l'un des premiers personnages de son temps, tous les deux si
vertement flagellés par Lucien? A côté de Rutilianus, Aristide
est presque un esprit fort.
On peut s'étonner aussi de ne pas trouver dans les écrits
d'Aristide la moindre allusion aux chrétiens, tandis que Lucien
se montre fort au courant de leurs doctrines, et que Galien fait
l'éloge de leurs vertus et de la pureté de leurs mœurs. Et ce-
pendant Aristide ne pouvait ignorer leur existence; il résidait
à Pergame ou à Smyrne, lors delà persécution où périt Poly-
carpe, le saint évêque de Smyrne, l'une des plus pures et des
plus vénérables figures des premiers temps du christianisme.
206 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Nous ne savons s'il assista au supplice du martyr, et sans doute
il était trop homme du monde pour partager les passions
féroces de la populace; mais assurément il était de l'avis
de ceux qui criaient devant le proconsul : « Voilà l'ennemi
de nos dieux, celui qui enseigne qu'il ne faut ni leur offrir
des sacrifices, ni se prosterner devant eux. » Fervent ado-
rateur d'Esculape, minutieux observateur des pratiques les
plus ridicules du paganisme, il ne pouvait voir sans inquié-
tude l'importance toujours croissante d'une secte ennemie; il
était d'ailleurs bien vu de l'empereur, et l'ami des grands de
son pays; il était un des heureux de son temps, peu enclin
à écouter les novateurs, et dès lors les doctrines chrétiennes
devaient trouver en lui un adversaire décidé.
Par un singulier retour des choses d'ici-bas, c'est précisé-
ment parce que les œuvres d'Aristide contiennent des indica-
tions chronologiques, pouvant servir à déterminer la date du
martyre de Polycarpe, que la critique moderne leur a accordé
une attention sérieuse, et les a tirées de l'oubli auquel elles
semblaient condamnées. En effet, dans le journal de sa mala-
die, le rhéteur mentionne plusieurs proconsuls d'Asie, avec
qui il fut en relations, et entre autres Quadratus, celui-là
même qui présida au supj)lice de l'évêque de Smyrnc.
Au commencement du siècle dernier, le savant Masson ,
dans un mémoire1. intitulé Collecianea historien ad vitam Aris-
ticlis, rassembla tous les passages des auteurs anciens relatifs
à Aristide, ainsi que les données chronologiques répandues
dans ses ouvrages; il étudia surtout avec un soin minutieux ses
Discours Sacrés et s'appliqua à classer par ordre de date les
1 Ce mémoire est imprimé à la suile édilion que nous citons toujours dans le
du texte, dans l'édition d'Aristide donnée cours de ce travail,
par Dindorf. Ce sont les pages de. celte
VIE DU RHÉTEUR /EL1US ARISTIDE. 207
nombreux incidents qui se rattachent à sa longue maladie. Ce
travail, indispensable à celui qui veut étudier les oeuvres d'A-
ristide, est en général bien fait; mais, du temps de Masson, les
fastes consulaires du second siècle étaient fort imparfaitement
connus, et on ignorait complètement les règles qui présidaient
à l'avancement des fonctionnaires romains sous l'empire. De
plus, le savant anglais n'avait qu'un seul point d'attache pour
relier la vie d'Aristide à la chronologie générale, c'était l'année
de la mort de Polycarpe, telle qu'elle est donnée par Eusèbe.
Préoccupé de cette date capitale, il a youIu tout faire rentrer
dans les limites qu'elle lui imposait, et il s'est heurté contre
des difficultés qu'il ne s'était pas entièrement dissimulées,
mais qu'il a traitées trop légèrement. Depuis lors les décou-
vertes épigraphiques ont modifié les éléments du problème;
on a trouvé des inscriptions concernant les personnages men-
tionnés par Aristide, on a reconstruit en partie les fastes con-
sulaires de l'époque impériale, et on s'est convaincu de plus
en plus que la date assignée par Eusèbe au martyre de Poly-
carpe était erronée. Avec elle tombait tout le système de
Masson.
C'est Letronne qui le premier fut frappé des difficultés qu'il
soulevait, et, se fondant sur une inscription découverte en
Egypte, il montra que la date delà naissance d'Aristide devait
être reculée de douze ans. Plus tard Borghesi, dans son mé-
moire sur Burbuleius, adopta les conclusions de Letronne et
les fortifia par de nouvelles considérations, tirées des règles
d'avancement en vigueur au siècle des Anlonins, règles dont
lui-même aie premier déterminé les bases. Toutefois, ni Le-
tronne ni Borghesi n'ont soumis à un examen approfondi la
chronologie de la vie d'Aristide; ces deux savants illustres n'ont
fait qu'effleurer le sujet, et en ont signalé les difficultés sans
208 MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
chercher à les résoudre. C'est cette lacune que je voudrais rem-
plir aujourd'hui, et, grâce à quelques nouveaux documents
récemment découverts , j'espère pouvoir démontrer que le sys-
tème proposé par Letronne est le seul véritable; je traiterai
ensuite de quelques faits mentionnés incidemment par Aris-
tide, et qui appartiennent à l'histoire générale de son temps.
PROCONSULAT DE JULIANUS.
A la fin du quatrième Discours Sacré, après avoir raconté
les démêlés qu'il eut avec les proconsuls Pollio et Severus,
Aristide termine par le récit d'un service que lui rendit le
proconsul Julianus, avant que toutes ces autres affaires eussent
eu lieu1. Il était à cette époque à Pergame, malade et respirant
avec difficulté2, et il n'y avait pas très-longtemps qu'il était re-
venu de ses grands voyages; car il réclamait l'intervention du
proconsul pour qu'il lui assurât la paisible possession du domaine
de Lanion, que ses parents avaient acheté pour lui pendant
son séjour en Egypte, et dont la propriété lui était disputée
par des paysans mysiens. Un songe qu'il eut alors nous ramène
également aux premières années qui suivirent son retour dans
sa patrie; l'empereur Hadrien lui apparut, et il rêva qu'il lui
était présenté, que le prince le traitait avec distinction et lui
donnait de grandes espérances3; c'est la seule fois qu'il est
question d'Hadrien dans les œuvres d'Arislide.
1 P. 532. OfioiovSs tovtù) xai tô -arpaj- toû ispod, ^epiéituv ri fie apn yvd}pip.ov
rov ànâvzwv tovtwv ysvop.svov. aÙT<£> yeyovôta xai inrotidsis èXnfàxs p.eyi-
- Ibid. AyyeXôémoûv Se torj-vwv eis Ifép- Xas. Le mot àpri montre qu'Aristide n'a-
yafiov eiypv pèv ovtcos tô crâfia &a1e âva- vait pas été présenté à Hadrien de son
TVVSIV
(lôhs. vivant, et qu'Antonin était déjà surv le
Ibid. Kcti tô dxpOTeAeÛTioi' tûv ovsi- trône lorsque notre auteur était allé à
pâjœv ÀSpiavôs ))i> o aÙTOxpârcop iv -n) aiiXr) Home.
VIE DU RHÉTEUR ^LIUS ARISTIDE. 209
Les détails qu'il donne au sujet de sa santé se rapportent à
la deuxième année de sa maladie. En effet, dans le second
Discours, il se plaint de l'espèce d'asthme dont il souffrait
après son retour d'Italie1, et il nous apprend qu'au bout d'un
an et de quelques mois après le commencement de sa maladie,
au printemps de la seconde année, et à la suite d'un court sé-
jour à Smyrne, il alla s'établir à Pergame2. Dans un autre
passage il rapporte que, quelque temps après son établisse-
ment à Pergame, Esculape lui ordonna de reprendre ses occu-
pations littéraires et de prononcer de nouveau des discours
en public; et ensuite il raconte comment il obéit à l'injonction
divine3. Il est évident que la reprise des discours publics ne
pouvait avoir lieu qu'après que la difficulté de respirer fut
passée, et il en résulte que l'entrevue avec Julianus doit se
placer vers le commencement du séjour d'Aristide à Pergame,
c'est-à-dire dans le courant de la seconde année de sa maladie.
Ce point établi, nous allons déterminer la date du procon-
sulat de Julianus. Elle nous sera fournie par une inscription
inédite qui m'a été communiquée par M. Wood, architecte
anglais, et qui a été trouvée récemment dans le cours des
fouilles qu'il a fait exécuter sur l'emplacement d'Ephèse. En
voici le texte avec les restitutions que permet l'état mutilé du
monument :
1 P. 466. XaÀe7JW<rroi> l'an âvrcov On
tov •cri'SÛfzaTO» àmsmxXsip.iiv , xai fiera
■SToXXijs t>;î -ûTpayftaTEia» xai ÙTïtaTias p.o-
Xis iv ©ors àvénvevcrct fiiziœs nai âya-jïrj-
T&S.
3 P. 483. Kai -w0LpeX66v7os èviatiToO xaï
fiip'àiv sttj Tr/r èv ïlspyà>ii>> KaOélpav ijXdo-
fiev. Pour saisir l'enchaînement des diffé-
rents incidents, il. faut lire les pages 466-
467 et 483.
tome xxvi, 1" partie.
3 IV, p. 5o5. Kadr}(j.évii) hé ftoi r/Srç èv
Uepyip.ù} xetTÙ tj)v xÀrço-i'i» ts nal ixere/av
ylyvsTai isapà toù S-eoO ■ttpàcrlayp.a., p.i)
ispoXntsïv tous Xàyovs. — P. 507. K.ai fii-
Jipov ETno-^àv Tjyùn>t£ô(U}v , xal rà Trjs &X-
A>;s àvvtxueciis rjv oîa S-sov 'BapaaxsvâZov-
tos, nui ého^sv b toû èviavTOv %pôvos où
tjiwufjs, âXX' âamjcrsoûs élvai. — Cf. p. 467.
Msrà raûra xXïî<jisxai aÇn^is âità Sfivpvrçs
sis Uépytxpiov fxsrà -vijs àyaOrjs tû^j/j.
27
210 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
a.
AÙTOxpaT«u]p Kaîjo-ajp, S-[eoS ÂSpiavo~\v
vî6s, B-eov Tpa<']aro[£/ IIap6i](xo[{/ vlco^vés ,
Seov Nspou'a £lxyoi>[os, TYtoj] AÏXto[s ASpt\a.vbs
Kvtwvsîvos 2£ê]ao-7é[s, dpy^ispsvs (xéytcrlos, <5jj]ftap-
yjxijs êÇoua-ias t]o tj, a[ÔTOxpixTù)p t]o /S, vTiaTOs [to <£,
■crJaT^p •5r[aTp<'<5bs, É<p£o-<']aii' toîTs alp^ouo"* x[a< t^] /SouXj? xai j tsô
(5»/f*w ^Jai'psfii'.] Tij» (pfAoTifxi'ar $[r] <p«AoT<f*[sÎTa<
•crpos t!f*]âs 0[i/>/<5W] Avtwvsïvos sfiadov ovy^ ovtoo[s e]x
TSMI ÛfX£T£pO>[l> ypaf/lf/OtTWl' i)S fX TûW [ex]£<VoU ' (ZovkbfiE-
ros }àp OTap' e'^cC Tvyeïv (SonOet'as leis to\v xôcrfxov t2>v
ipyuv côv vfxsïv siznvy£t\ct.ro , èStjX^uaev '6<m xa]i j/Xi'xa o/-
KoSofxrfixara ■apoulîô^atv t>ï ,ssok\si, àXk' vy~\eïs o[vx] bp-
dûs àiroSêysaQs aùrbv ' xâyco xai au
a rj-rtfaiXT^o] xai àTisSs^olpLrjv ôt) [fftiJi'Tro-
X?iTsvo(J.sveov ipô-ïïov ol tov stv yoi-
pjiv eîs 3-eas xai Siai'0[xàs xai t<x vù\y
. . v (pi).[oTt(x]tav, dÀÀà Si' où •apbs xo
astv tfiv tsÔXiv ?spoy'p[ina.t. Ta ypdfXfxaTa. STrefiyév
Io]u\tavbs b xpolriulos àvB\iminos.
b.
AvTOxp(XTCo[p Kaîa-ap , 3-sov
ASpiavov vios , Bsov T[païavoîJ
ITap#<xoi; vîtvvés , Ssov [Nep-
ova ê'xyovos, T[/tos Ai'Xtos AjSpiavbs
AvTù)ve7vos ~Esëaa[16s, à]p%iepevs
(Âsyto-l[os, (Tjijf/ap^xrçfs sçJouoYas to
ty, aùtoxpâiu\j> to (3, £i7raT0js to <î,
waTijp zsa.Tp\_iSoi , \L<pso-îojv toïs
àpyovo-t xai t»7 |3[otA>7 xai] tô> Sri^iu
X<x{[petv].
El'^OTi {JlOI SrjAo[îjTS TrjV <plXJ0Tt\fXt0LV
r)v OùriSios Avt[ci)vs7vos] Ç>i\qti(â£Ï-
tai 'zspbs ù(j.Ss
VIE DU RHETEUR ^LIUS ARISTIDE. 211
L'inscription contient deux lettres adressées par l'empereur
Antonin aux magistrats d'Ephèse, et relatives aux édifices pu-
blics dont un certain Vedius Antoninus voulait doter la ville;
elles sont datées de la huitième et de la treizième puissance tri-
bunicienne d'Antonio, c'est-à-dire des années 1 45 et i5o, et
dans la première il est fait mention du proconsul Julianus.
Bien que le texte de la lettré soit très-endommagé1, l'intitulé
peut être restitué avec certitude; car les chiffres des puissances
tribuniciennes sont parfaitement conservés, ainsi qu'on peut
s'en assurer en examinant l'estampage que j'ai l'honneur de
soumettre à l'Académie. Ainsi, Julianus était proconsul d'Asie
pendant la huitième puissance tribunicienne d'Antonin, qui
correspond à l'an i45 (898 a. U. a).
Mais les proconsuls n'entraient pas en fonctions au com-
mencement de l'année; ils partaient de Rome au printemps,
et débarquaient à Ephèse vers le mois de mai; ainsi, l'année
proconsulaire s'étendait sur deux années juliennes et compre-
nait environ sept mois de l'une et cinq mois de l'autre. Ou
doit donc se demander si Julianus arriva en Asie en \kk ou
i45. Il nous sera facile de répondre à cette question, grâce à
une médaille d'Ephèse, dont voici la description :
OYHPOC-KAICAP[cD]AYCTei[N]ACe. Têtes affrontées de
Marc-Aurèle et de Faustine; celle de Marc-Aurèle est
nue et légèrement barbue.
m. eni-[K]A-IOYAIANOY-ecDeCIQN. Fleuve couché2. AE. mo-
dule 5.
1 La plaque de marbre sur laquelle a une troisième lettre d'Antonin sur la
était gravée l'inscription est brisée en un même plaque; mais elle n'intéresse pas
grand nombre de morceaux, qui n'ont pas notre sujet.
tous été retrouvés. Les fragments décou- 2 Mionnet, Ionie, n° 3a 1. La pièce est
verts sont parfaitement conservés. Il y au cabinet de France; c'est la même quia
27.
212 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Cette pièce, qui offre une combinaison de têtes fort rare, a
été frappée à l'occasion du mariage de Marc-Aurèle et de Faus-
tine. En effet, ce fut après la naissance de son premier enfant
que Marc-Aurèle reçut la puissance tribunicienne1 ; mais
puisque sa trente-quatrième puissance tribunicienne courait à
l'époque de sa mort, le 17 mars 180, la deuxième avait com-
mencé le 1e1' janvier î 4<S, et il est probable qu'il la reçut pour
la première fois le ier janvier de l'année précédente, en même
temps qu'Antonin entrait dans sa dixième puissance. Dans tous
les cas, la première puissance tribunicienne de Marc-Aurèle
avait commencé avant le 5 des calendes d'avril; car il existe
une lettre de lui portant cette date et adressée à une corpora-
tion de Smyrne, qui lui avait fait parvenir ses félicitations à
l'occasion de la naissance d'un fds, mort presque aussitôt; et
dans cette lettre, les titres du jeune César sont : tribunicia po-
testate, cos. II2. Par conséquent son mariage avec Faustine eut
lieu en 1 46, et le Julianus de la médaille était proconsul
cette année ; c'esl donc en 1 1\ 5 qu'il était venu prendre possession
de son gouvernement. De plus, comme Julianus dut quitter
sa province vers le mois de mai 1 46, le mariage de Marc-Au-
rèle et de Faustine est antérieur à cette date.
Cette inscription de Smyrne, le plus ancien monument qui
fasse mention du mariage de Marc-Aurèle3, nous apprend aussi
été vue et décrite inexactement par Vail- « lia;c (se. secundum consulatum) Fausti-
lanl (Mionnet, Ionie, suppl. n" 44a,)- Ce • nam duxit uxorem; et suscepta filia tri-
savant a lu par erreur €111 ' CTPA ■ IOY- « bunicia potestate donatus esl. » — Marc-
AIANOY; sur les monnaies d'Éphèse, l'é- Aurèle fut cos. II en i45-
ponyme local est toujours le ypafxf/arsûs ' Corp. inscr. gr. 3176. Cette lettre
ou Yàpxiepevs, jamais le ulpcnriyùi. Je montre que le premier enfant de Marc-
n'ai pas rencontré d'autre exemplaire de Aurèle fut un fds, et non une fille,
cette rare médaille. comme le dit Capitolin.
1 Capitolin, M. Aarel. cap. vi. « Post 3 II existe une autre inscription datée
VIE DU RHÉTEUR /ELIUS ARISTIDE. 213
que le successeur de Julianus fut T. Atilius Maxirnus, qui gou-
verna l'Asie pendant l'année proconsulaire 1 4^6-1 4^7 .
Le consulat de Julianus ne figure pas dans les fastes; il fut
donc un des nombreux consuls suffecd de cette époque, et tout
ce qu'on peut affirmer sur son compte, c'est qu'il fut revêtu
de cette dignité sous le règne d'Hadrien, une douzaine d'an-
nées avant son proconsulat d'Asie. Nous aurions voulu déter-
miner au moins à quelle famille il appartenait; malheureuse-
ment son nomen gentiliciam manque sur le marbre d'Ephèse,
fracturé en cet endroit. Sur la médaille ce nom est indiqué
par deux lettres dont la seconde est certainement un A; mais
la première est entièrement effacée; il peut donc avoir été
Claudius, ou Flavius , ou Plotius. Je n'ai pas rencontré de Fla-
vius Julianus dans les monuments du temps d'Hadrien et
d'Antonin. H y a un Plotius Julianus1 qui fut légat de la cin-
quième légion macédonique en 1 34; mais il ne pouvait guère
être parvenu au proconsulat d'Asie en 1 45. Quant aux Salvii
Juliani , qui florissaient sous le règne d'Antonin , ils sont ex-
clus par la légende de la médaille. Notre Julianus appartenait
donc probablement à la gens Claudia, et effectivement il y eut
plusieurs Claudii Juliani qui remplirent des fonctions impor-
tantes sous le haut Empire. Tacite2 mentionne un personnage
de ce nom qui, après avoir commandé la flotte de Misène, et
servi sous Vitellius, quitta le parti de ce dernier pour embras-
ser celui de Vespasien, et fut mis à mort peu de temps après.
C'est sans doute un de ses descendants qui fut préfet de l'an-
none sous Hadrien3, et qui était contemporain et probablement
parent de notre proconsul. Enfin il y eut un autre Claudius
de la dixième puissance tribunicienne ' L. Renier, Inscr. de Troësmis, n" 10.
d'Antonin (1^7), où Faustine est appelée - Tac. Hist. III, 57, 76, 77.
a uxorM. Aurelii Caesaris 0 [Orelli, n°865). 3 Fragm. juris antejustinianei, S 235.
214 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Julianus dont Fronton parle dans ses lettres, et qui fut consul
snffectus en 1 58; il devait être le fils, soit du préfet de l'annone,
soit du proconsul.
II.
PROCONSULAT DE SEYERUS.
Au début du quatrième Discours, Aristide raconte une
courte excursion qu'il fit, du temple de Jupiter Olympien, au-
près duquel il résidait habituellement, aux bords de l'/Esèpe,
pendant la dixième année de sa maladie, un peu après le solstice
d'hiver, et lorsque Severus était proconsul d'Asie1. Puisque la
deuxième année de la maladie correspond au proconsulat de
Julianus et à l'année proconsulaire i45-i 46, la dixième année
de la maladie et le gouvernement de Severus correspondent
nécessairement à l'année proconsulaire i53-i54.
Masson, dans ses Collectanea, a placé à l'année 168-169 ^a
dixième année de la maladie et le proconsulat de Severus, et
son opinion a été adoptée par Clinton. Comme tout le système
du savant anglais dépend de ce synchronisme, il sera néces-
saire, avant d'aller plus loin, de montrer qu'il ne peut se con-
cilier avec le texte d'Aristide. En effet, notre auteur, après avoir
exposé la première phase d'une affaire qu'il eut avec Severus,
à l'époque de son excursion, s'exprime en ces termes2: «Et
«j'étais dans une grande perplexité, lorsque peu de jours après
« il m'arriva d'Italie des lettres de nos princes, de l'empereur
«lui-même et de son fils, me confirmant l'immunité (àreÀeta)
«qui m'avait été accordée, pour que je pusse m'occuper de
« mes discours. En même temps j'en reçus d'autres d'Héliodore,
«qui avait été préfet d'Egypte, les unes pour moi, les autres
« adressées au proconsul pour me recommander. Ces lettres ho-
1 P. 5o2, 5o5.— ' P. 5a4.
VIE DU RHÉTEUR /ELIUS ARISTIDE. 21b
« norables et flatteuses pour moi avaient été écrites bien aupa-
« ravant; mais elles arrivaient à point nommé pour me tirer
«de l'embarras où je me trouvais. » Selon Masson, les lettres
impériales dont il est ici question, et qui auraient été écrites
au plus tard au milieu de Tan 1 68, émanaient de l'empereur
Marc-Aurèle et de son fils Commode; mais cette hypothèse
soulève deux objections capitales. En premier lieu , Commode,
né le 3i août 161, avait alors à peine sept ans, et ne pouvait,
à aucun titre, signer un document officiel; en second lieu,
L. Verus, le collègue de Marc-Aurèle, ne mourut qu'à la fin
de 169. Or les lettres confirmaient à Aristide l'immunité de
toute charge publique qui lui avait été précédemment accor-
dée; elles devaient donc avoir une forme authentique et être
expédiées régulièrement par la chancellerie impériale au nom
des deux empereurs régnants, Marc-Aurèle et L. Verus, comme
le sont tous les diplômes et documents analogues de cette
époque. Masson, à qui cette difficulté n'avait pas échappé, se
retranche derrière la date du proconsulat de Quadratus, qu'il
place en 1 65, qu'il regarde comme certaine, et qui, dans son
système, doit dominer celle du gouvernement de Severus, et
il suppose une négligence de langage de la part d'Aristide.
Mais il est difficile d'admettre une pareille négligence chez
un auteur comme Aristide, qui écrivait pour ses contempo-
rains, et qui se complaît dans le récit minutieux des honneurs
qu'on lui rendait. D'ailleurs, il ne faut point oublier que le
règne simultané des fratres augusti, Marc-Aurèle et Verus, était
pour les contemporains un fait immense et qui produisit une
profonde impression; c'était la première fois que l'empire ro-
main avait en même temps deux maîtres, et le partage delà sou-
veraineté était d'autant plus frappant qu'il avait été volontaire
de la part de Marc-Aurèle.
216 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Enfin le système de Masson soulève une autre difficulté non
moins grave, mais qu'il ne semble pas avoir aperçue. Aristide
dit dans deux passages de ses Discours qu'il fut atteint de
la peste et qu'il en fut guéri par l'intervention d'Esculape el de
Pallas; dans le premier passage, il place cet événement long-
temps après son voyage aux bords de l'yEsèpe1; et, dans le se-
cond, il en parle comme ayant eu lieu après la fin de sa longue
maladie, qui dura en tout dix-sept ans2. Mais cette peste, qui
fut un des principaux événements du règne de Marc-Aurèle,
est mentionnée par plusieurs auteurs. Capitolin dit expressé-
ment3 que L Verus sembla l'amener avec lui dans les provinces
qu'il traversa en revenant de la guerre des Parthes; or il était
de retour à Piome dès le commencement de 1 66. D'autres au-
teurs indiquent l'année 167 ou 168 comme celle où la peste
éclata à Rome; aucun ne descend aussi bas que 169, et il est
évident que le fléau, venu de la Babylonie et marcbant vers
l'Occident, sévissait en Asie Mineure avant d'avoir atteint l'Ita-
lie. Il y a donc ici une contradiction flagrante entre la chro-
nologie générale et celle qu'adopte Masson; et puisque l'appa-
rition de la peste en Asie Mineure est postérieure de plusieurs
années au proconsulat de Severus, ce personnage ne peut
avoir exercé sa charge en 169. Examinons maintenant si les
indications chronologiques contenues dans le texte d'Aristide
se concilient mieux avec l'année 1 53- 1 54, à laquelle nous
plaçons le gouvernement de Severus.
Les lettres qui arrivaient si à propos pour Aristide étaient
' P. 5o4- Kai %pôvois S)) ïtalepov r) Xot- ■sràrTas a^ehàv tous ■npoar%o)povs. Sur la
fjiùihjs èxsivv] ewiëy vbaos. TSpàppycris , ou prédiction relative à la
2 P. à~b. ÀAX' èttsiS)) ûteyéveTO %pùvos durée de la maladie, voyez plus loin, au
b tTjs -apopp->'jaeo)s, avviSri roiaSe. Mixpov chapitre vu.
Se àvaXiJTpop.a.1. Noo-os xaréo-^s Aoifi&>§>;s 3 Capitol. Verus, cap. vnr.
VIE DU RHETEUR yELKJS ARISTIDE. 217
envoyées -crapà fîctaîkéwv , tov ts avroxpdTopoç clvtov ncd rov
tsouSôs1. Puisqu'il ne peut être question de Marc-Aurèle et de
Commode, il faut nécessairement remonter à Antonio le Pieux
et son fils adoptif Marc-Aurèle. Ce dernier avait épousé Faus-
tine en 1 46, et, l'année suivante, Antonin lui conférait la puis-
sance tribunicienne et l'associait ainsi au gouvernement, en se
réservant toutefois les titres d'auguste et de grand-pontife. De
plus, il était tout naturel qu'Antonin et Marc-Aurèle portassent
de l'intérêt à Aristide; car il leur avait été présenté lors de son
voyage à Rome, et le maître d'Aristide, le sophiste Alexandre
de Cotiaeum, avait été un des précepteurs de Marc-Aurèle2.
Dans le passage que nous avons cité, Aristide écrit (SacrtAeW,
en ayant soin d'expliquer qu'il s'agit de l'empereur et de son
fils; mais dans un autre passage3, lorsqu'il prononce son
discours devant Severus, il ne dit plus j3acnÀeW, mais tw
fîacri'keï, parce qu'Antonin était le seul Auguste, celui au nom
duquel les actes publics étaient promulgués.
Nous avons vu qu'avec les lettres impériales Aristide en re-
cevait d'autres écrites par Héliodore, qui avait été préfet d'E-
gypte. Or une inscription trouvée en Egypte , et signalée d'abord
par Letronne\ nous apprend que ce personnage se nommait
Avidius Heliodorus, et qu'il gouvernait l'Egypte en la troi-
sième année d' Antonin, à la date du 1 2 août 14.0. Dion Cas-
sius5, qui mentionne également la préfecture égyptienne
d'Héliodore, ajoute qu'il dut son élévation à ce poste important,
comme beaucoup d'autres fonctionnaires de cette époque, à
1 P. 52^. * Recherches sur l'Egypte, p. 2 53 sqq.
2 Capitol. M. Aurel. cap. n. — Aristid. — Corp. inscr. gr. 4o,55.
p. i48, 45i. 5 Dion, LXXI, 22. — Èhohcbpov nvàs
P. 529. Ùiroïôs rts àv ehjv -nrapà t&> âycacrj-vàis es ttjv rrjs Aîyvirlov r/ysuoviav
fiaaiXet. si èinretpîas ptjToptKijs irpo^&jprça-avTos.
tome xxvi, irc partie. 2 S
218 lMÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
son illustration littéraire, et qu'il était le père du célèbre Avi-
dius Cassius qui se révolta en Syrie contre Marc-Aurèle. C'est
aussi sans doute le même Héliodore qui remplissait, vers l'an
1 2 o, les fonctions de secrétaire auprès de l'empereur Hadrien \
et qui, après avoir joui de toute sa confiance, tomba dans une
profonde disgrâce2, d'où il se releva sous Antonin. Nous voilà
bien loin de l'année 169 et du système de Masson, puisque
Héliodore était préfet d'Egypte près de trente ans auparavant3.
Il est clair maintenant que la date que nous avons assignée au
proconsnlat de Severus s'accorde parfaitement avec les don-
nées chronologiques qui résultent du texte de notre auteur;
il nous reste à chercher qui était ce Severus.
Parmi les nombreux consulaires de ce nom qui vécurent
vers le milieu du second siècle, on n'en connaît qu'un qui fut
proconsul d'Asie sous le règne d' Antonin; c'est ce Tiberius Se-
verus dont le cursus honorum. est connu en entier, grâce à deux
belles inscriptions copiées à Ancyre de Galatie par le voyageur
anglais Hamilton4. Voici le texte de la première :
Tt. "Ssoviipov, ftao-tXscov xa\ TSTpapyûv ànôyovov, fiera -ado-as ràs êv iS> sOvst
(piXoTtixîtxs xa.Ttna.yevi a vivo Seov ASptavov sis tous Srifxapx'^ovs, -zsps.tjCsvo-a.vTa.
êv Aata. se, sTria-loXijs xa) xcoStxîXXwv S-soiï ASptavov, rlys(i.6va XsytcZvos Teràp-
777s ^,xv6txijs xa) StoixrfaavTa Ta êv ~2vpîa -apdy \xa^a, nvîxa HovSXixtos Map-
xsXXos Stà Trjv xLvï](jiv jijv ïovSatxvv {MSTaëeërfxst ànb "Evpt'as, àvOvTîonov A^a'/'as,
■sspbi ■asvTe pdSSovs ■ae[x(p8svTa sis JSsiôvvt'av StopOurrjv xa) Xoyto-lrjv încb S-sov
ASptavov, sitapyov alpaptov tov Kpôvov, vnazov, ixovTt'Cpixa, ênifxsXyTrjv spycov
Sritioa-tav icûv êv Pûpiri, vysfxéva •Bpeaësviriv AvTOxpd-vopos Kaîo-apos Tj'tou
AîXiov ASptavov AvtmvsÎvov 2eêa«r7o5 ÏLvosSovs Tsppavtas t>;s xdiu, M. lovXtos
YùvayrilKuv tbv avrov svspy str\v.
Dion, LXIX, 3. gne d'Antonin, voyez plus loin au chapi-
Spartian. Hadrian. cap. xv. tre ix.
Sur les préfets d'Egypte, sous le rè- ' ' Corp. inscr. gr. 4o33 , 4o34-
VIE DU RHÉTEUR .ELIUS ARISTIDE. 219
La seconde inscription est pareille à la première, sauf qu'au
commencement elle omet la clause ^OLcri'Xéuv-ÇuXoTifiîaç, et
qu'à la fin, après le mot x<xtw, elle ajoute : àvdvTtiXTOV kcriaç,
TdvjaXos TavrdXov nal Swjcos vios ocviov SaouaTpeîs, rov
èavz&v sùepyéTrjv ncd (piXov.
Nous allons étudier avec soin ces textes intéressants, qui
ont une véritable importance pour l'histoire de l'époque.
Nous voyons d'abord que Severus descendait des rois et des
tétrarques de la Galatie : Aristide de son côté nous dit qu'il
appartenait à une famille considérable de la haute Phrygie1;
or la Galatie était en grande partie un démembrement de
l'ancienne Phrygie, et comprenait la haute Phrygie, c'est-à-
dire celle qui avoisine le Sangarius; c'est là sans doute que la
famille de Severus avait ses domaines.
L'inscription d'Ancyre, par une omission assez rare à cette
époque, ne donne pas le nom de la gens à laquelle appartenait
Severus, mais seulement son prénom Tiberius. Il devait tou-
tefois s'appeler Julius, parce que le prénom Tiberius n'était
guère usité que dans les familles Julia et Claudia; et l'on
sait que la plupart des rois et des tétrarques vassaux ou tri-
butaires de P»ome, comme ceux dont descendait Severus,
étaient entrés dans la gens Julia; il suffira de citer les exemples
de Sauromate, qui se nommait Tiberius Julius2, d'Agrippa,
roi des Juifs3, et de Cottius4, roi des Alpes cottiennes, qui tous
les deux portaient les noms de Marcus Julius.
Après avoir obtenu toutes les distinctions que ses compa-
triotes galates pouvaient lui décerner, Severus reçut de l'em-
pereur Hadrien le titre de tribun du peuple, qui lui ouvrait
1 P. 5o5. kvr)p xal ft<£Àa tûv yvcapificov s Inscription inédite du Haourân. Mion-
r&v cnrô t^s âvcodev Opuy/as. net, Rois de Judée, n° 100.
2 Mionnet, Roisda Bosphore, n° 46, etc. i Dio, LX, al\.
28.
220 MÉMOiRES DE L'ACADÉMIE.
la carrière des fonctions sénatoriales. Il ne fut pas tribunusplebis,
mais adlectus inter tribunicios ; de même, lorsque l'empereur vou-
lait donner sans retard à quelqu'un un emploi pour lequel
la loi exigeait qu'on eût rempli les fonctions de préteur, il lui
en conférait le titre, et en faisait pour ainsi dire un préteur
honoraire, acllegebat inter prœtorios. De cette façon, tout en
paraissant respecter les lois sur l'avancement, les empereurs
conservaient la faculté de nommer à des postes importants des
hommes que l'obscurité de leur naissance ou la médiocrité de
leur fortune avait empêchés de passer régulièrement par tous
les degrés de la hiérarchie administrative et dont les aptitudes
ne s'étaient révélées que tardivement.
L'inscription, passant sous silence les grades de questeur et
de préteur, par lesquels Severus dut nécessairement passer,
nous le montre ensuite exerçant les fonctions de légat dans la
province d'Asie. 11 n'était pas un des légats ordinaires du pro-
consul, que ce fonctionnaire choisissait lui-même, mais un
légat extraordinaire nommé directement en vertu d'une lettre
et d'un diplôme1 de l'empereur Hadrien. Il avait donc été
chargé de quelque mission spéciale, analogue peut-être aux
missions financières qui furent confiées à ses contemporains
Pactumeius Clemens2 et Burbuleius Optatus3; on sait en effet
avec quel soin minutieux Hadrien s'occupa des finances de
l'empire'1.
1 É£ èTctaloXijs xai xi>BixiÀÀ&>t>. È7n- M. Egger, me signale une inscription bi-
aloXij est la lettre écrite par l'empereur à lingue (Orelli, n° 5ooo,) où il est ques-
Severus pour lui annoncer sa nomination lion d'un liberttis a codicillis , âireXevdepos
et lui donner ses inslructions; les codicilli siri tûv KohmCkXùsv, de l'empereur Anto-
sont le diplôme officiel , le brevet de légal , nin.
qui devait être présenté aux autorités de ~ Orelli-Henzen, n" 6483.
la province. Le premier document éma- 3 Ibid. n° 6484.
nait du secrétariat; lesecond.de la chan- * Sparlianus, Vita Hadriani, 20.
cellerie de l'empereur. Mon confrère
VIE DU RHÉTEUR ,ELIUS ARISTIDE. 221
Après avoir accompli sa mission en Asie , Severus fut nommé
légat de la quatrième légion scythique, qui était cantonnée
en Syrie depuis le règne d'Auguste1.
Pendant que Severus la commandait, la révolte des Juifs
éclata et Publicius Marcelluâ, le légat de Syrie, dut aller au
secours de son collègue de Judée; Severus resta chargé du
gouvernement de la province de Syrie, pendant l'absence de
son chef. Il semble que dans les provinces consulaires il était
d'usage, sinon de règle, de confier l'administration supérieure,
pendant l'absence du légat impérial, à un des légats. légion-
naires qui y exerçait un commandement, probablement au
plus ancien en grade. Ainsi, sous le règne de Tibère, Pacu-
vius, légat de la sixième légion , alors cantonnée en Syrie,
gouverna pendant plusieurs années cette grande province en
l'absence d'iElius Lamia, que l'empereur avait nommé légat,
mais à qui il ne voulut jamais permettre d'aller prendre pos-
session de sa charge2. Plus tard, le légat légionnaire Cneius
Collega paraît avoir été chargé de l'administration de la même
province, en attendant l'arrivée de Caesennius Paetus, le gou-
verneur nommé par Vespasien3. Ces deux exemples, auxquels
il faut ajouter celui de Severus, semblent indiquer l'existence
d'une règle générale, règle qui de tous les temps et sous tous
les gouvernements a été nécessaire afin de parer aux cas im-
prévus.
La révolte des Juifs, mentionnée dans notre inscription et
fixée par les auteurs à l'année i32\ fournit une date à la-
quelle on peut rattacher la chronologie de la vie de Severus.
1 Voyez, pour l'histoire de celte légion, 4 Eckliel, D. N. VI, p. 482. Je dois
Pauly, Real-Encychpâdie , IV, p. 879. dire cependant que celte date, bien que
2 Borghesi, Œuvres complètes, V, p. 9/4- généralement acceptée maintenant, ne me
3 Jos. Bell. Jad. VII, 3, U- paraît pas parfaitement certaine.
-222 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
La charge qu'il remplit ensuite fut celle de proconsul d'Achaïe.
Cette province était une de celles qui étaient réservées aux sé-
nateurs de rang prétorien , et que les plus anciens prétoriens ,
ou ceux que l'empereur désignait, tiraient au sort entre eux
chaque année; le proconsulat durait un an.
Après son gouvernement d'Achaïe, Severus reçut de nouveau
de l'empereur Hadrien une mission extraordinaire. Il fut en-
voyé en Bithynie avec le titre de correclor et de curator, et le
droit d'avoir cinq licteurs, c'est-à-dire qu'il avait le même rang
qu'un legalus Augusti pro prœtore. Pour déterminer exactement
la nature de ces fonctions, nous serons obligé d'entrer dans
quelques détails, d'autant plus que deux hommes éminents,
dont l'opinion fait autorité, Borghesi et Mommsen, ont émis
à ce sujet des avis différents.
Mommsen1, s'appuyant sur un passage de Dion2 qu'il a ré-
tabli d'après les manuscrits, a démontré que tous les légats
impériaux:, tant consulaires que prétoriens, n'avaient droit
qu'à cinq licteurs, tandis que les proconsuls de rang prétorien
en avaient six, ceux d'Asie et d'Afrique douze. Ce règlement,
établi par Auguste, était en harmonie avec tout son système
de gouvernement, qui consistait à laisser au sénat les distinc-
tions honorifiques, tout en gardant pour lui-même et pour ses
officiers la réalité du pouvoir. Dion, qui écrivait sous Sévère
Alexandre, nous apprend que de son temps le titre donné aux
légats prétoriens était dérivé du nombre de leurs licteurs, ou,
en d'autres termes, qu'un légat impérial de rang prétorien
était appelé cjuincjuefascalis. On ne sait pas au juste à quelle
époque cette dénomination commença à s'introduire dans le
langage officiel. Le plus ancien exemple que l'on en connaisse
1 Bull. Inst. archeol. i852, p. 172. — * LUI, i3.
VJE DU RHÉTEUR /ELIUS ARISTIDE. 223
est celui que M. Léon Renier1 a signalé le premier, et qui
est emprunté à la célèbre inscription de Thorigny. Dans ce
document, qui est daté de l'année 2 38, iEdinus Julianus est
qualifié par un de ses clients de légat impérial de la Lyon-
naise, tandis que lui-même, dans une lettre adressée à ce client,
s'intitule cjilincjuefascalis. Dans l'inscription d'Ancyre, qui est
antérieure d'un siècle à celle de Thorigny, l'expression Tspài
tsévTs pd€8ovs est l'équivalent du mot quinquefascaHs , et elle
montre que Severus, malgré son titre singulier, était envoyé
en Bithynie avec le pouvoir et le rang de légat impérial. On
nous objectera peut-être que, puisqu'il en avait le rang et le
pouvoir, il eût été beaucoup plus simple de lui donner aussi
le titre de legatus Aagusli pro prœtore. La réponse est facile; c'est
qu'à cette époque la Bithynie était encore une des provinces
du sénat, et qu'elle ne devint province impériale qu'après la
mission de Severus , vers la fin du règne d'Hadrien ; elle était
alors, ainsi que nous l'apprend Dion'2, dans un état de dé-
sordre et de crise auquel il était urgent de mettre un terme ,
et c'est là ce qui décida l'empereur à l'échanger avec le sénat
contre la Lycie et la Pamphylie. Lorsque Severus reçut sa mis-
sion, le changement n'avait pas encore eu lieu; il était peut-
être décidé en principe, mais il ne fut accompli que plus tard.
Voilà pourquoi, au lieu du titre ordinaire de légat, Severus re-
çut, avec le pouvoir et les insignes d'un légat, les titres de
corrector et de curator.
Maintenant, quelles étaient les fonctions des correctores et
des curatores, et pourquoi furent-elles réunies dans la personne
de Severus? Dans son mémoire sur l'inscription de Concordia3,
Borghesi a réuni tout ce que l'on sait au sujet des correctores;
' Mém. Soc. des Antiquaires de France, 2 LXIX, \l\.
XXII, p. 55. 3 Œuvres complètes , V , p. 4o8, sqq.
224 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
il a démontré qu'ils sont appelés en grec tantôt £top#«Tat, tan-
tôt èTravopdooTtxi, et que, jusqu'à une époque un peu anté-
rieure au règne de Dioclétien, ils étaient chargés parles empe-
reurs de missions extraordinaires dans les provinces sénatoriales,
lorsque quelque circonstance particulière l'exigeait; plus tard,
le mot corrector désigna des fonctionnaires réguliers d'un ordre
tout différent. Il est évident que, dans les provinces impériales,
les correclores n'avaient pas de raison d'être; s'il y avait un dé-
sordre à réprimer, des abus à faire cesser, l'empereur changeait
de légat, et tout était dit ; et, en fait, on n'a pas rencontré dans
ces provinces un seul exemple d'un corrector. Leurs missions
ne pouvaient donc s'exercer que dans les provinces sénato-
riales; mais Borghesi va plus loin, et il voudrait en restreindre
encore le champ, en le bornant exclusivement aux villes libres
ou autonomes, qui étaient, dans une certaine mesure, indé-
pendantes du proconsul1. Il est certain que les correctores
étaient souvent envoyés dans les villes libres; les exemples
réunis par Borghesi ne laissent aucun doute à cet égard, et
nous en citerons bientôt un nouveau ; mais parmi les inscrip-
tions qu'il invoque à l'appui de sa thèse, il y en a qui ne sont
pas aussi concluantes, bien qu'elles aient été gravées par les
habitants de villes libres. Ainsi, dans un décret des Platéens,
L. Egnatius Victor Lollianus est appelé ô Àa^upoTaTos U7ra-
Tixos è%avopOwTi)s Avouas; dans une inscription de Thespies,
le même personnage n'a que le titre de intaniKÔs, et sur un
marbre trouvé à Sparte, on lit : Tw Xa^upoTarw inrocrmô)
ÊyvaTiw îlpàxXw ëTvavopdœrri ëSoBsv^. Rien ne prouve que la
mission de Lollianus ou de Proclus ait été limitée aux villes
libres; et quant au premier de ces deux personnages, son titre
Voyez à ce sujet Eckhel, D. N. IV, p. 263. — - Corp. inscr. gr. 1624, 35i6, \3ù\.
VIE DU RHETEUR JELUiS ARISTIDE. 225
implique, jusqu'à preuve du contraire, quelle s'étendait à
toute la province, et on doit en conclure que l'Achaïe fut sou-
mise pendant quelque temps à un régime exceptionnel, comme
la Bithynie l'avait été sous Trajan. D'ailleurs, si on restrei-
gnait la mission de Severus aux seules villes libres de la Bi-
thynie, comme le veut Borghesi, elle serait singulièrement
amoindrie; car, du temps d'Hadrien, Amisus était probable-
ment la seule ville libre de toute la province ; les deux autres
citées par Borghesi, Cius et Chalcédon, l'avaient été autrefois;
mais à partir du règne de Vespasien, époque où commencent
leurs monnaies impériales, il n'y a pas trace, soit sur les mé-
dailles, soit dans les inscriptions, de cette situation privilégiée.
Tandis que les fonctions du corrector étaient surtout po-
litiques, celles du carator ou logista étaient essentiellement
financières, ainsi que M. Henzen l'a clairement démontré1. On
pouvait être curator d'une ville ou d'une province ; les exemples
du premier cas sont nombreux; quant au second, on peut citer
Pactumeius Clemens2 qui , sous le règne d'Hadrien, fut legatus
ad raliones civitatum Syriœ putandas , et celui de Burbuleius3 qui,
à la même époque, fut logista Syriœ. Ainsi, les fonctions de
corrector et de curator, bien que distinctes et rarement réunies,
n'avaient rien d'incompatible. Dans les cas ordinaires, il n'y
avait pas lieu de les réunir; mais dans les circonstances ex-
traordinaires, lorsqu'il s'agissait de substituer au gouvernement
normal d'une province un régime temporaire de réorganisa-
tion, alors il fallait, au contraire, pour concentrer dans les
mêmes mains le pouvoir civil et l'administration financière,
conférer au même personnage le double titre de corrector et de
curator. Borghesi ne connaissait que l'exemple de Severus ; une
1 Annal. Inst. archeol i8bi,p. 3i. — 2 Orelli-Henzen , n" 6483. — 3 Iliid n° 6/484.
tome xxvi, impartie. 29
226 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
inscription récemment découverte à Athènes en fournit un se-
cond; en voici le texte1 :
H iséXis Tië. KA. KaXÀnmtavov liaXtxov vntxTGv, ■apsaësinrjv
xcà dvTtal poaijybv tcov "Esëaaluv, Xoyialtiv xa) èitctvopQtxnnv
twv iXsvdépcov ■aoXscov, toi» evspysTtiv.
Les fonctions d'Italicus, qui était probablement contempo-
rain de Septime Sévère, sont les mômes que celles de Severus.
Les mots -srpos 'zsévre pd§Sovs sont remplacés ici par ceux de
legatns Augg. pro prœlore , ce qui donne complètement raison à
l'explication proposée par Mommsen. La mission de Severus
s'étendait à toute la Bithynie, tandis que celle d'Italicus ne
concernait que les villes libres de l'Achaïe; voilà la seule dif-
férence.
A l'appui de sa thèse, et pour limiter la mission de Severus
aux villes libres de la Bithynie, Borghesi faisait valoir des con-
sidérations historiques. Nous avons vu qu'au début de la révolte
des Juifs, Marcellus, le légat de Syrie, quitta sa province pour
aller au secours du légat de Judée. Il paraît qu'il ne se montra
pas à la hauteur des circonstances; car l'empereur Hadrien,
effrayé du dévelopjDement que prenait l'insurrection, fit venir
de la Bretagne, dont il était alors légat, Sexlus Julius Severus ,
le premier général de son temps, et lui confia la direction des
opérations contre les Juifs. Xiphilin, l'abréviateur de Dion,
après avoir raconté la fin de la guerre qui fut longue, san-
glante et mêlée de revers, ajoute le passage suivant, qui paraît
être emprunté textuellement a Dion : «Quant à Severus, Ha-
« drien l'envoya en Bithynie, province qui n'avait pas besoin
«d'une année, mais d'un gouverneur juste, sage et entouré
' Bail. Inst. archeol. 1862. p. 1 19.
VIE DU RHÉTEUR yELIUS ARISTIDE. 227
«de considération. Severus, qui possédait toutes ces qualités,
« régla et administra les affaires publiques et privées des Bithy-
« niens avec tant de succès que nous nous souvenons encore
« maintenant de lui. Et le sénat reçut la Pamphylie en échange
« de la Bithynie1. » Après avt»ir cité ce passage, Borghesi pose
le dilemme suivant : Si la mission de Tib. Severus s'est étendue
à toute la Bithynie, elle a dû être antérieure ou postérieure à
celle de Sext. Severus; or, elle ne put lui être postérieure, car
alors quel besoin la province avait-elle d'un corrector? Mais
elle ne peut non plus lui être antérieure, car alors Dion n'au-
rait pas pu dire que la Bithynie était devenue province impé-
riale sous Sextus Severus. Le savant italien termine en décla-
rant qu'on ne peut sortir de la difficulté qu'en restreignant
aux villes libres la mission de Tib. Severus, et en la plaçant
avant l'arrivée de Sextus Severus en Bithynie.
Tel était l'état de la question lorsque Borghesi et Mommsen
l'ont traitée. Mais voici un nouveau document qui apporte
d'autres éléments au débat, et nous permettra, je crois, de le
vider. C'est une inscription qui a été copiée récemment en
Dalmatie par M. Mommsen, et que ce savant a bien voulu
me communiquer; comme il compte la publier bientôt, je
me bornerai à en citer la portion qui concerne notre sujet,
et qu'il a d'ailleurs déjà fait connaître lui même2. Elle con-
tient le cursus honoram de Sext. Julius Severus, le vainqueur
des Juifs, dont les trois dernières charges sont les légations de
Bretagne, de Judée et de Syrie, et elle se termine par la men-
tion que le sénat, sur la proposition d'Hadrien, décerna à Se-
verus les insignes du triomphe pour ses victoires en Judée.
L'inscription a été gravée avant la mort d'Hadrien.
1 Dio, LXIX, i4- — ' Borghesi, OEavres complètes, IV, p. 1 68, note.
29-
228 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Il résulte de ce texte important, .qu'après avoir été légat
de Judée, sinon pendant toute la guerre, du moins pen-
dant sa période la plus critique, Sext. Severus reçut, en
récompense de ses services, les insignes du triomphe et le
gouvernement de la Syrie, la province la plus importante
parmi celles qui étaient réservées à l'empereur. Or, comme
la guerre ne fut terminée qu'en 1 35, Severus ne put obte-
nir la légation de Syrie que cette année, et la durée nor-
male dune légation étant de trois ans, il est bien difficile
d'admettre qu'il pût encore être envoyé en Bithynie avant la
mort d'Hadrien, qui arriva au milieu de 1 38. D'ailleurs il res-
sort du récit de Dion que la mission de Bithynie eut lieu vers
la fin de la guerre, c'est-à-dire au moins trois ans avant la
mort de l'empereur. Enfin comment supposer qu'on songeât
à donner un gouvernement aussi insignifiant que celui de la
Bithynie, simple province prétorienne, dépourvue de tout
commandement militaire, au premier général de son temps,
à un consulaire qui avait commandé les légions de Bretagne,
de Judée et de Syrie, qui venait de terminer heureusement une
guerre difficile, et qui avait mérité les insignes du triomphe,
honneur devenu bien rare à cette époque ?
11 est évident que Xiphilin a confondu les deux Severus,
et la confusion pouvait naître d'autant plus facilement qu'ils
s'appelaient probablement tous les deux Julius, que Tib. Se-
verus avait gouverné la Syrie par intérim au début de la guerre ,
et qu'il avait été probablement mentionné à ce titre dans le récit
détaillé de Dion. De cette façon tout s'explique, et on comprend
pourquoi, dans le passage que nous avons cité plus haut, il
est dit que « la Bithynie n'avait pas besoin de force armée , mais
«d'un gouverneur juste, sage et ayant de l'autorité, qualités
«qui se trouvaient réunies chez Severus. « En effet, Tib. Sève-
VIE DU RHÉTEUR .ELIUS ARISTIDE. 229
rus n'était pas un grand général, mais il était d'une naissance
illustre; il possédait la confiance de l'empereur, qui l'avait déjà
chargé d'une mission extraordinaire en Asie, et, comme gou-
verneur intérimaire de Syrie et proconsul d'Achaïe, il avait
pu donner la mesure de ses talents administratifs.
Ainsi donc nous tenons pour démontré que Tib. Severus
est le second Severus mentionné par Dion, et qu'il fut envoyé
en Bithynie en l'an 1 34 ou 1 35. Sa mission dut être de
quelque durée pour laisser chez les habitants les souvenirs pro-
fonds dont parle l'historien. En supposant qu'elle dura trois
ans, il put aller à Rome en 1 37 ou 1 3 8, et entrer en fonctions
comme préfet du trésor de Saturne, le ier janvier 1 38 ou 1 3g.
Cette charge durait ordinairement deux ans1 et conduisait di-
rectement au consulat, de sorte que Severus dut être consul
en 1 4o ou 1 1\ 1 ; il fut un des nombreux consuls suffecti de cette
époque, et son consulat n'est mentionné que dans l'inscription
d'Ancyre. En sortant du consulat, qui, sous le règne d'Anto-
nin, ne dui'ait probablement que deux mois, il fut nommé
curator operum locorvmcjiie pablicoram; cette charge, à en juger
du moins par l'analogie de la cura aquarum et de la cura
alvei Tiberis , n'avait pas de durée fixe, et on la confiait sou-
vent à des consulaires nouvellement nommés, avant de les
envoyer gouverner une province. Severus alla ensuite comme
légat impérial dans la Germanie Inférieure, et s'il n'y resta
que le terme ordinaire de trois ans, il dut s'écouler un in-
tervalle de quelques années, pendant lesquelles il n'eut pas
de fonctions publiques, jusqu'à ce qu'il pût prendre part
au tirage des deux provinces consulaires d'Asie et d'Afrique.
Il obtint alors le proconsulat d'Asie et il exerça cette charge
1 Borghesi, Burbuleio, Œuvres complètes, IV, p. i4y-
230 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
du vivant d'Antonin; car l'inscription, qui qualifie partout
Hadrien de Seôs, ne donne pas ce titre à son successeur.
Au siècle des Antonins.il s'écoulait ordinairement un inter-
valle de douze à quinze ans entre le consulat et le proconsulat
d'Asie ou d'Afrique. Ainsi, si Severus avait été consul en i4o
ou 3 4 i , il dut arriver au proconsulat entre i5a et î 56. Or,
nous avons vu qu'il gouverna l'Asie huit ans après Julianus,
c'est-à-dire pendant l'année proconsulaire î 53- 1 54 • Il v a donc
accord parfait entre les données qui résultent du texte d'Aris-
tide et celles qui sonl fournies par l'inscription d'Ancyre.
III.
PROCONSULAT DE POLL10.
La date du proconsulat de Pollio ne souffre aucune diffi-
culté. Aristide dit expressément qu'il précéda celui de Severus';
par conséquent Pollio est le proconsul de l'année î 5 2-1 53.
Il s'agit ici d'un personnage considérable qui remplit plu-
sieurs fonctions -importantes pendant les règnes d'Antonin et
de Marc-Aurèle. Il s'appelait T. Vitrasius Pollio, et il avait
épousé Annia Faustina, fille de L. Annius Libo, consul en 1 28
et oncle de Marc-Aurèle; il était donc cousin germain, par al-
liance, de ce prince. Il existe trois inscriptions qui font con-
naître à peu près toutes les charges dont il fut investi. La pre-
mière2, trouvée à Rome, est malheureusement fort mutilée;
elle contenait tout son cursus honornni, et a été restituée en
partie par Borghesi et Henzen. La seconde existe à Gréoux3,
1 P. 520. Oïov S'av «ai tô -mobaBsv bliée, mais toujours inexactement. M. Léon
■vovtuiv èviawrcô rryslbv yevà[xevov stt< IloA- Renier en a donné une copie fidèle dans
Xiiovos âpxpvTOs rrjs Àcri'as. les notes des Œuvres de Borghesi, I. III,
2 Orelli-Henzen , 5^77- p. 2^5.
3 Cette inscription a été plusieurs fois pu-
VIE DU RHÉTEUR iELlUS ARISTIDE. 231
village du département des Basses-Alpes, et la troisième a été
découverte à Varna1, dans la Turquie d'Europe.
Vitrasius Pollio commença sa carrière parle triumvirat mo-
nétaire; il fut ensuite questeur, préteur et piœfeclus alimen-
torum;i\ est probable qu'il commanda ensuite une légion et
qu'il gouverna une province prétorienne; mais l'inscription
de Piome est mutilée dans cette partie du cursus honorum.
Après son premier consulat, qui fut un consulat suffecius,
et qu'il obtint sous le règne d'Antonin, il fut nommé par
ce prince légat de la Mésie Inférieure, ainsi que nous l'ap-
prend l'inscription de Varna, l'ancienne Odessus, qui appar-
tenait à cette province. Son proconsulat d'Asie est men-
tionné dans l'inscription de Gréoux, et nous avons vu qu'il
fut envoyé dans cette province en i5a. Quelques années plus
tard il accompagna Marc-Aurèle et L. Verus, lors de leur ex-
pédition contre les Germains, et ensuite Marc-Aurèle et Com-
mode, dans la guerre contre les Sarmates; en 176, il fut
consul pour la seconde fois. Le sénat, sur la proposition de
Marc-Aurèle et de Commode, lui décerna deux statues, dont
l'une fut placée dans le forum de Trajan , l'autre dans le pronaos
du temple d'Antonin.
Puisque son proconsulat d'Asie est de l'année 162, son pre-
mier consulat .doit se placer vers l'an i3o, ou 1 4o, c'est-à-dire
très-peu de temps après la mort d'Hadrien ; il a donc pu gou-
verner une province prétorienne sous cet empereur. Or, on
trouve dans le Digeste2 un fragment de rescrit adressé par Ha-
drien à Vitrasius Pollio, légat de la Lyonnaise, et il semble
naturel de supposer que c'est toujours du même personnage
qu'il est question. Henzen croit que c'est plutôt son père, parce
1 Orelli-Henzen, 52go. — ~ XXVII, 1, i5.
232 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
que, d'après l'inscription de Rome, Pollio paraît avoir reçu le
titre de sodalis Antoninianas avant d'avoir eu une légation pro-
vinciale; et, en effet, si le titre de sodalis est relaté à sa place
chronologique, l'objection est fondée. Quoi qu'il en soit de la
légation de la Lyonnaise, les autres fonctions remplies par
Pollio s'accordent parfaitement avec un premier consulat en
1 39 ou j 4o, et le proconsulat d'Asie en iÔ2.
IV.
PROCONSULAT DE QUADRATUS.
Masson, et après lui Clinton, ont placé le proconsulat de
Quadratus à la sixième année de la maladie d'Aristide; mais
le jjassage des Discours Sacrés qu'ils invoquent à l'appui de
leur thèse n'a nullement la portée qu'ils lui attribuent.
En effet, le premier Discours d'Aristide contient le récit de
deux phases de sa maladie : celle qui fut caractérisée surtout
par les douleurs du bas-ventre1, et celle qui fut marquée par
l'apparition d'une grosse tumeur très- douloureuse2; la période
de la tumeur précéda de plusieurs années celle des douleurs
abdominales3. Aristide donne le journal détaillé de sa maladie et
de ses songes pendant deux mois consécutifs, Posïdéon et Lé-
naeon, qui appartiennent, selon Masson, au proconsulat de
Quadratus, et qui font partie de la période pendant laquelle
le malade souffrait du bas-ventre; à la fin de son récit, il
déclare que pendant cinq ans et quelques mois l'usage des
bains chauds lui fut interdit par Esculape4. Selon Masson,
il a voulu dire qu'il y avait alors plus de cinq ans qu'il ne
1 P. Z|46-/j6o, TO TOÛ rJTpOV, TO TSSpl TO 3 P. 46o , TUoXXoÏS &TSOt TSpÔTSpOV.
ï')TpOV. " P. 46o.
2 P. 46o, TO TOÛ <pVp.CtTOS.
VIE DU RHETEUR .ELIUS ARISTIDE. 233
prenait plus de bains chauds; mais cette interprétation n'est
pas admissible, car, au commencement même du journal de
ces deux mois, Aristide mentionne la défense faite par Escu-
lape1, et son infraction à cette défense, infraction qui fut
punie par des douleurs violentes; et il résulte clairement de la
suite du journal que l'abstention de bains chauds, aCkovcria,
était alors une nouveauté pour le malade. Ce n'est donc pas
depuis le commencement de la maladie, mais plutôt depuis
ce mois de Posidéon (janvier) dont nous avons le journal
détaillé, qu'il faut compter les cinq années de YàXovcria,. D'ail-
leurs, sans paider des difficultés historiques que nous expose-
rons plus loin, le système de Masson ne peut se concilier
avec la chronologie de la maladie. En effet, avant les dou-
leurs de l'abdomen, il faut placer, à une distance de plu-
sieurs années2, celles que produisit la tumeur, et, à une
époque encore plus ancienne, tout le récit du voyage en Italie
et de la deuxième année de la maladie3. Il est évident que tout
cela ne peut tenir dans un espace de cinq ans, et que le jour-
nal des deux mois ne peut se placer dans la sixième année de
la maladie.
Masson affirme aussi que ces deux mois sont contempo-
rains du proconsulat de Quadratus. Ce personnage est men-
tionné à propos d'un songe4 qu'Aristide lui raconta plus tard,
et cette mention est encadrée dans le récit d'un autre songe,
de sorte qu'il est difficile d'en tirer une indication chronolo-
gique d'une valeur absolue. Néanmoins je crois que Masson a
raison, parce que les cinq ans et quelques mois d'àAouer/a,
1 P. 446, S&)Sshc(t>7 toû [irjvùs àÀou- 3 P. 465, <péps Si; «ai t<ûi> âvooTspoû
criav ■vspoiylct.Tlei b Q-eos naï rfj vcrlepaia pLvrjp\ovs\iaoôp.ev.
xai Tfj fxer' èxeivrjv. * P. 45 1.
2 P. 46o, iroAAoFs êrscri ■zspÔTepov.
tome xxvi, i™ partie. 3o
234 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
comptés à partir du proconsulat de Quadratus, nous mènent
précisément à la fin de la maladie, qui dura en tout environ
dix-sept ans, ainsi que nous le verrons plus loin. Ainsi le syn-
chronisme établi par Masson entre la sixième année de la ma-
ladie et le proconsulat de Quadratus doit être écarté; mais on
peut admettre celui qu'il indique entre le proconsulat et le
journal des deux mois. Nous avons insisté sur ce point parce
que le premier des deux synchronismes est la pierre angulaire
du système de Masson, et qu'il a été admis sans difficulté par
le judicieux Clinton. Voyons si on ne peut pas en trouver un
autre dans le texte d'Aristide.
Dans son quatrième Discours1 l'auteur raconte l'excellent ac-
cueil qu'il reçut de Quadratus, et il ajoute que par modestie
il ne répétera pas les louanges dont il fut comblé par ce pro-
consul. Puis, une page plus loin2, il écrit : « Severus gou-
verna l'Asie, je crois, l'année avant mon ami. » Les commen-
tateurs n'ont pas compris qui était cet ami d'Aristide; selon
nous, c'est Quadratus. En effet, Quadratus était' rhéteur de
profession3, et on est généralement d'accord pour l'identifier
avec le consul appelé Quadration par Philostrate \ qui fut le
maître du sophiste Varus et le disciple de Favorinus, le con-
temporain d'Hadrien. Il était donc voué aux mêmes études
qu'Aristide, qui était à peu près de son âge, et il paraît s'être
lié d'amitié avec lui à l'époque de son proconsulat. Comme le
passage où se trouvent les mots tou ■fjfisTépov èTatpov suit im-
médiatement le récit des relations avec Quadratus, et comme
il n'y a aucune autre personne mentionnée dans les Discours
Sacrés à qui cette désignation puisse s'appliquer, il y a tout
1 P. 52 1-522. 3 P. 52 1 , à<pMO[lèvOV KoSpCtTOU TOÛ ptj-
5 P. 523, èviawù -apÔTapov toû rips- ropos stw rr)v tj/s Aoïas àp/rfv.
■zépov éTaipov. 4 Vita Sophist. II, 6.
VIE DU RHÉTEUR tELIUS ARISTIDE. 235
lieu de croire que l'ami d'Aristide était Quaclratus, qu'il fut le
successeur de Severus, et que, par conséquent, il gouverna
l'Asie pendant l'année 1 54- 1 55. Or on trouve dans les fastes
qu'un des consuls ordinaires de l'année îfri était précisément
L. Statius Quadratus; il s'écoula donc un intervalle de douze
ans entre son consulat et son proconsulat, ce qui est parfai-
tement en harmonie avec les usages de l'époque.
Quadratus est mentionné dans une inscription funéraire de
Magnésie du Sipyle, qui est datée de son proconsulat1, et à la
fin de ce document il est dit que celui qui violera la tombe
devra payer une amende au trésor impérial, ete tov Katcrapos
(pitjKOV. Il résulte de là qu'il n'y avait qu'un seul empereur;
car, si le proconsulat de Quadratus tombait, comme le veut
Masson, sous le règne de Marc-Aurèle et L. Verus, on aurait
certainement écrit sis tov Kaicrdpwv (ptcntov.
Les témoignages relatifs à Quadratus, que nous avons exa-
minés jusqu'à présent, s'accordent à placer son proconsulat
sous le règne d'Antonin, ou au moins sous le règne d'un seul
empereur. Mais ici surgit une difficulté sérieuse, que nous avons
signalée au commencement de ce travail, et qui a été une
source féconde d'erreur pour tous les commentateurs d'Aristide;
c'est que tous les historiens ecclésiastiques placent le martyre
de Polycarpe à la fois sous le proconsulat de Statius Quadratus
et sous le règne de Marc-Aurèle et L. Verus.
La source commune à laquelle tous 'ces auteurs ont puisé
est la lettre circulaire adresse'e par l'église de Smyrne aux
églises d'Asie, et où le martyre de Polycarpe est raconté en
détail. Le texte grec de cette lettre a été conservé2, ainsi qu'une
ancienne traduction latine3, et Eusèbe en a donné des extraits
1 Corp. inscr. gr. 3410, STar/ço K&>- 2Dressel, Paires apostolici, p. 3g 1, sqq.
hpârco âvÔVTtÛTCf). 3 Ruinart, Acta sincera martyrum.
3o.
236 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
dans son Histoire ecclésiastique1. Dans le grec, la date est ainsi
conçue : « Le bienheureux Polycarpe souffrit le martyre le 2
«du mois de Xanthicus, le 7 des calendes de mai, un jour
« de grand sabbat, à la huitième heure, lorsque Statius Qua-
« dratus était proconsul.» Dans la version latine, d'ailleurs
conforme au texte grec, on trouve : « le 7 des calendes de
mars. »
D'après le calendrier en usage à Ephèse et à Pergame2, le
mois Xanthicus commençait au 22 février de l'année julienne;
par conséquent le 2 de Xanthicus correspondait au 2 3 février,
c'est-à-dire, selon le calendrier romain, au 7 des calendes de
mars. Ainsi, dans le texte latin des actes du martyre, il y a ac-
cord parfait entre le jour du mois asiatique et celui du mois
romain. Aussi le mot MaiW, qui se trouve dans le texte grec,
ne peut-il être qu'une erreur de copiste, erreur assez fréquente
dans les manuscrits, où les mots Moiïwv et Map-nW, générale-
ment écrits en abrégé , sont souvent confondus. D'ailleurs il n'y a
aucun calendrier asiatique où le 2 de Xanthicus corresponde
au 7 des calendes de mai, c'est-à-dire au 2 5 avril. Ainsi donc,
d'après le seul document original relatif au marlyrede Polycarpe,
cet événement eut lieu le 7 des calendes de mars, ou le 2 3 février
de l'année julienne; l'église grecque a toujours célébré ce
jour-là l'anniversaire du martyre, et il est inscrit à cette date
dans presque tous les martyrologes, notamment dans celui
de l'église de Naples, qui fut gravé sur le marbre au neuvième
siècle3.
' IV, 1 5. nus, 17^4, in-4", l. I, p. 67. On a aussi
~ Ideler, Hundbuch der Ckronohgie , I, invoqué en faveur de la da le du 2.3 février
p. 4ig- les actes du martyre de Pionius; mais
Mazochius , In velus marmoream Nea- voyez à ce sujet la noie de Mazocchi, toc.
politanee ecclesiœ hulendurium commenta- cit. p. 6g.
VIE DU RHÉTEUR yELIUS ARISTIDE. 237
Nous avons établi, d'après le récit d'Aristide, que Quadra-
lus alla gouverner l'Asie eu l'an i54 et que par conséquent il
y était encore en février 1 5 5*. Pour que notre démonstration
soit complète, il faut qu'en cette année le 2 3 février soit un
jour de sabbat, c'est-à-dire un samedi; or, c'est précisément
le cas. L'année 1 55 est une année ordinaire, elle a pour lettre
dominicale la lettre F, ce qui signifie que le premier dimanche
de l'année tomba le 6 janvier; et si le 6 janvier fut un di-
maûche, le 2 3 février fut un samedi1.
On pourrait croire , et naguère encore on pouvait croire avec
raison, qu'un calcul fondé sur la coïncidence d'un jour du mois
et de la semaine à cetie éj)oque reculée a bien peu de valeur,
à cause de tous les éléments d'incertitude qui peuvent s'y in-
troduire. Mais depuis les savantes recherches de M. de Rossi,
il n'est plus permis de douter de l'extrême importance de ce
genre de synchronismes pour la chronologie générale. En effet,
les inscriptions chrétiennes des premiers siècles contiennent
assez souA'ent, outre l'indication du consulat, celle du jour du
mois et de la semaine, et il en est de même quelquefois, mais
plus rarement, dans les inscriptions païennes. M. de Rossi,
qui le premier a réuni un nombre suffisant de ces textes à
triple date, a montré clairement et d'une manière définitive
que, depuis le troisième siècle, la nomenclature des fêtes et
par conséquent des jours de la semaine n'a pas changé dans
l'Eglise, et de plus, que la semaine des païens et celle des
chrétiens étaient identiques2. J'ai moi-même vérifié l'assertion
du savant italien par l'étude de bon nombre de monuments
chrétiens, et elle est confirmée par le témoignage accidentel
1 Sur les lettres dominicales, voyez Ide- ': Inscr. Chi'ist. Piomœ, prolegom. p. 73,
1er, Handbuchder Chronologie , II, p. 1 85 , sqq.
sqq.
238 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
de textes d'un autre genre, tels que l'importante inscription
d'Algérie publiée et commentée par M. Léon Renier1, et d'où
il résulte que l'année 168 de notre ère était une année bis-
sextile.
Les auteurs ecclésiastiques diffèrent singulièrement entre
eux quant à l'année du supplice de Polycarpe. Suidas2 et le
Syncelle3 rapportent cet événement au règne deMarc-Aurèle,
sans préciser davantage la date. La chronique d'Idatius le
place en 161; la chronique Pascale ou d'Alexandrie4 en i63,
sous le consulat de Laelianus et de Pastor; celles d'Eusèbe et
de saint Jérôme5 en 168.
Cette variété dans les dates adoptées par les historiens,
alors que les actes du martyre, où tous ont puisé leurs ren-
seignements, n'en donnaient pas de précise, montre qu'elles
ne sont pas empruntées à des récits contemporains, mais
qu'elles sont le résultat de calculs faits après coup. Supposant
probablement que les mots &a.6€c&7Ta) (isydXcp signifiaient le jour
de Pâques, ils auront voulu mettre d'accord l'année du mar-
tyre avec les tables pascales en usage dans les différentes
églises , qui présentaient à cette époque de notables divergen-
ces, ainsi que le dit expressément dans son inti'oduction l'au-
teur delà chronique d'Alexandrie. De plus, il y eut précisément
en l'an 167 un consul qui s'appelait Ummidius Quadratus, et
comme, à l'époque où écrivaient Eusèbe et les autres historiens
ecclésiastiques, le proconsulat d'Asie précédait le consulat, au
lieu de venir douze ans après, il y avait encore là une source
d'erreur.
Mélanges d'Épigraphie, p. 245. 6 Euseb. Canon, et Hieronymus , adan-
In v. noÀûxapiros. num 2183, édition Schoene, Berlin, 1866,
P- 664. p. 170-171.
P. 48i, édit. de Bonn.
VJE DU RHÉTEUR MUUS ARISTIDE. 239
D'ailleurs, il y a une autre difficulté que les écrivains ecclé-
siastiques ont traitée trop légèrement. Dans les actes du mar-
lyre, Polycarpe s'écrie devant le proconsul: « H y a quatre-
vingt-six ans que je sers le Christ». Le sens naturel de ces
paroles est que le saint évêque était alors âgé de quatre-vingt-
six ans, et c'est ainsi que les a comprises l'auteur de la chro-
nique Pascale. Or, Irénée, qui dans sa jeunesse avait reçu les
enseignements de Polycarpe, dit formellement1 que ce dernier
avait été le disciple de saint Jean et d'autres apôtres, qu'il avait
vécu avec beaucoup de ceux qui avaient vu le Christ, et qu'il fut
établi par les apôtres évêque de l'église de Smyrne. Mais si Po-
lycarpe est mortvers 1 66 et s'il avait quatre-vingt-six ans à cette
époque, il n'avait que vingt ans à la mort de saint Jean, qui eut
lieu en l'an 1 oo 2, et l'on sait que cet apôtre survécut longtemps
à tous les autres. Pour écarter cette difficulté, quelques auteurs
ont supposé qu'il faut compter les quatre-vingt-six ans de Poly-
carpe, non à partir de sa naissance, mais à partir de son bap-
tême; cette hypothèse, assez admissible d'ailleurs, amoindrit la
difficulté, mais ne suffit pas à la résoudre. Pour que Polycarpe
ait pu être nommé évêque à une époque où plusieurs des
apôtres étaient encore vivants, il faut faire remonter sa nais-
sance bien plus haut que l'an 80 , et admettre qu'au moment de
sa mort il était bien plus que centenaire. Si au contraire on
adopte pour son martyre la date du 2 3 février i55, qui ressort
des écrits d'Aristide et des autres considérations que nous avons
fait valoir, on arrive à des résultats moins éloignés de la pro-
babilité historique. De cette façon la naissance ou le baptême de
Polycarpe tombe en l'an 69, et même en adoptant cette date on
est forcé de reconnaître qu'il était bien jeune lorsqu'il fut
1 Euseb. Hist. eccl. IV, i4- — ! Clinton, Fusti Romani , ad annum.
240 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
nommé évêque par les apôtres qui pouvaient être encore en
vie pendant le dernier quart du premier siècle.
Ainsi donc, à quelque point de vue qu'on se place, et du
moment qu'on se borne aux témoignages contemporains d'Aris-
tide, d'Irénée, de la lettre de l'Eglise de Smyrne, et de l'inscrip-
tion de Magnésie, il faut bien admettre que Statius Quadratus
fut proconsul d'Asie en i5A-i55 et que le martyre de Poly-
carpe eut lieu le a3 février 1 55. Si on préfère une des dates
adoptées par les historiens ecclésiastiques, on se heurte contre
les difficultés et les contradictions de tout genre que nous avons
déjà signalées, et enfin on est forcé d'admettre qu'entre le con-
sulat et le proconsulat de Quadratus il se serait écoulé un in-
tervalle de vingt à vingt-cinq ans, ce qui est absolument sans
exemple dans tout le- cours des deux premiers siècles de l'em-
pire romain.
A partir du règne de Tibère l'intervalle qui séparait le con-
sulat du proconsulat d'Asie ou d'Afrique varie de neuf à quinze
ans; mais il se maintient constamment entre ces deux limites
extrêmes, sauf de très-rares exceptions. Le temps a tellement
maltraité les annales du règne d'Antonin, que les exemples
de personnages dont on connaît à la fois le consulat et le pro-
consulat sont assez peu nombreux. Toutefois ceux que l'on
peut citer confirment pleinement la règle énoncée plus haut.
Ainsi, Cornélius Fronto1, consul suffectus en 1 43 , Lollianus
Avitus et Claudius Maximus2, consuls ordinaires en i44, arri-
vèrent tous les trois au proconsulat avant la mort d'Antonin,
mais sans qu'on puisse en préciser l'année. Scipio Orfitus3,
consul en 1 49 , fut proconsul d'Afrique en 1 63 , et Serius Au-
1 Fronto, adAnton.Pium, epist.viu ;ac/ 3 Apuleius, Florida , 17; Muralori,
M. Aurelium, epist. v, 26. p. 454, 6.
2 Apuleius , De Maçjia, cap. lxxxv, xciv.
VIE DU RHETEUR .ELIUS ARISTIDE. 241
gurinus1, consul en 1 56 , gouverna la même province en
170; dans ces deux cas l'intervalle fut de quatorze ans. Statius
Quadratus, qui fut consul en 1/12, arriva donc nécessairement
au proconsulat sous le règne d'Anlonin, et avant les consuls
des années 1 43 et 1 44; carie tirage au sorl des deux provinces
d'Asie et d'Afrique avait toujours lieu entre les deux plus
anciens consulaires, soit qu'ils fussent réellement les plus an-
ciens, soit, comme il arrivait souvent, que ceux qui les précé-
daient sur le tableau eussent été écartés ou indemnisés par
l'empereur; en aucun cas on ne revenait en arrière, et l'admis-
sion d'un consulaire au tirage excluait définitivement ceux des
années antérieures.
J'ajouterai, en terminant cette portion de mon sujet, que la
date que nous venons de fixer n'est pas sans importance pour
la chronologie des papes, qui, pendant tout le cours du second
siècle, est fort obscure et incertaine. Le martyre de Polycarpe
donne un synchronisme pour le pontificat d'Anicet; car, d'après
le témoignage irrécusable d'Irénée, Polycarpe alla à Piome
peu d'années avant sa mort, et lorsque Anicet occupait le
siège de Rome2. L'ouvrage de saint Hippolyte récemment dé-
couvert et publié par notre confrère M. Miller fournit un
autre synchronisme plus précis et plus important pour le pon-
tificat de Victor, deuxième successeur d'Anicet. En effet, l'au-
teur3 raconte une affaire qui fut portée devant Fuscianus, pré-
fet de Rome sous le règne de Commode, pendant que Marcia,
la concubine chrétienne de ce prince, était toute -puissante, et
sous le pontificat de Victor. Ces deux synchronismes contri-
bueront à fixer les annales "ecclésiastiques du second siècle, et
les successeurs de Tillemont devront en tenir compte.
1 Cod. Just. ni , xxxi , 1 . — 2 Apud Euseb. Hist. eccl. IV, 1 à- — 3 Hippolytus , Refat.
Haeres. IX, 12.
tome xxvi, impartie. 3l
242 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
V.
PROCONSULAT D'ALBUS.
Le cinquième proconsul d'Asie mentionné par Aristide s'ap-
pelle Albus; c'est pendant son administration qu'eut lieu un
tremblement de terre qui détruisit Mitylène presque en entier,
et causa de grands dégâts dans beaucoup d'autres villes. Mas-
son a confondu ce tremblement de terre avec celui qui détrui-
sit entièrement la ville de Smyrne quelques années plus tard;
mais l'étude attentive du texte d'Aristide montre qu'il s'agit
ici d'un événement parfaitement distinct. En effet, la destruc-
tion de Smyrne eut lieu vers la fin du règne de Marc-Aurèle ,
lorsque Commode était déjà associé à l'empire, et avait reçu de
son père le titre d'Auguste; elle est fixée à cette époque par les
témoignages concordants de Dion Cassais1, d'Eusèbe et de saint
Jérôme2, du Syncelle3, de Philostrate u et d'Aristide lui-même,
qui écrivit à cette occasion une lettre pathétique5 aux deux em-
pereurs, grâce à laquelle la ville fut rebâtie en grande partie
aux frais du trésor impérial. Ainsi l'événement capital de ce der-
nier tremblement de terre fut la destruction de Smyrne, tandis
que celui qui eut lieu sous le proconsulat d' Albus fut signalé
par la destruction de Mitylène. Voici en quels termes Aris-
tide en parle 6 : « Quelque temps après arriva le violent trem-
« blement de terre qui eut lieu sous le gouvernement d' Albus,
« Mitylène fut détruite presque en entier; dans beaucoup de
« villes les édifices furent ébranlés, des villages entiers dispa-
1 LXXI,32. 4 VitaSopkist. II, 9.
1 Euseb. Canon, el Hieronymus , arf an- 5 Orat. XLI, édit. Dindorf.
num2195, édit. Schoene, p. 172-173. 6 P. 1697.
' P. 281, édii. de Bonn.
VIE DU RHÉTEUR ^LIUS ARISTIDE. 243
«rurent, les habitants d'Ephèse et de Smyrne couraient en
« tumulte les uns chez les autres, et la fréquence des secousses
« ne fut égalée que par la persistance de la panique qu'elles
« causaient. »
Il est évident que ce passage ne peut s'appliquer à la grande
catastrophe de Smyrne, qui, cette fois, en fut quitte pour la
peur; et Aristide, qui eut une si belle part dans la restau-
ration de la ville, n'était pas homme à passer sous silence un
événement si glorieux pour lui. D'ailleurs, à l'époque du
gouvernement d'Albus, il était encore au milieu de sa mala-
die, car il raconte un songe qu'il eut alors, et dans lequel le
dieu lui défendait de manger du bœuf. De plus, c'était avant
la phase de la maladie où les bains chauds lui furent inter-
dits, et par conséquent avant le proconsulat de Quadratus;
car lors du tremblement de terre, il fréquentait les sources
, thermales situées près de Smyrne *.
Il ne faut pas non plus confondre la secousse qui renversa
Mitylène avec celle qui avait détruit Rhodes quelques années
auparavant, et fait beaucoup de mal en Lycie et en Carie. Cette
catastrophe eut lieu lorsque Aristide voyageait en Egypte,
ainsi qu'il le dit lui-même2; d'un. autre côté, nous avons vu
qu'Aristide était lié d'amitié avecHéliodore, le préfet d'Egypte,
et il est probable que cette liaison se forma lors de son séjour
dans le pays et avant sa maladie. Or Héliodore gouvernait
l'Egypte pendant les premières années du règne d'Antonin , et
c'est à cette époque qu'il faut fixer la destruction de Rhodes.
En effet, Capitolin3 et Pausanias4 placent cet événement sous
le règne d'Antonin, et ils ajoutent que l'empereur restaura
magnifiquement les villes qui avaient souffert.
1 P. 499. 3 Vita Antonini, 9.
2 Oral. XLIV, p. 824. " II, vu, 1 ; VIII, xliii , 3.
3i.
244 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Ainsi il faut distinguer trois grands tremblements de terre
qui eurent lieu du vivant d'Aristide; le premier, qui détruisit
Rhodes, est antérieur à sa maladie; le second, qui causa la
ruine de Mitylène, arriva pendant sa maladie; et le troisième,
qui renversa Smyrne, eut lieu après son rétablissement et
vers la fin du règne de Marc-Aurèle. Quant à celui qui détrui-
sit Cyzique sous le règne d'Antonin ', il n'y fait aucune allusion.
Aristide est le seul auteur qui ait parlé du second de ces dé-
sastres; mais les médailles en ont conservé le souvenir. Il existe
au cabinet de France2 une monnaie frappée à Smyrne à l'effi-
gie de Marc-Aurèle, lorsqu'il n'était que César, et dont le re-
vers représente le songe d'Alexandre; on y voit le héros
macédonien endormi sous un arbre, la tête appuyée sur son
bouclier; près de lui sont deux Némésis debout. On trouve
dans Pausanias3 l'explication de ce type; cet auteur raconte
qu'Alexandre, étant à la chasse sur le mont Pagus, s'arrêta
auprès du temple des Némésis, et s'endormit sous un platane
qui croissait au bord d'une source devant le temple; les déesses
lui apparurent en songe et lui ordonnèrent de rebâtir en cet
endroit la ville de Smyrne, ce qui eut lieu, sinon sous son
règne, du moins sous celui d'Antigone, héritier de sa domi-
nation et de ses projets en Asie Mineure. Le songe d'Alexan-
dre est représenté deux fois sur les monnaies de Smyrne, une
fois sous le règne d'Antonin, et une autre fois sous celui de
Gordien ; et il est plus que probable qu'en rappelant ainsi
la légende de la fondation de la ville, les magistrats moné-
taires de Smyrne ont voulu assimiler en quelque sorte l'empe-
reur régnant au roi de Macédoine , et le remercier des secours
qu'il avait accordés à la suite d'un des nombreux tremblements
1 Dion, LXX, 4- — ' Mionnel, Ionie.n" 1296. — 3 VII, v, 1.
VIE DU RHÉTEUR ^ELIUS ARISTIDE. 245
de terre qui désolaient périodiquement, et qui désolent encore
aujourd'hui ces belles contrées si bénies du ciel sous tant d'autres
rapports. Au surplus, le rapprochement que nous faisons n'est
point une simple conjecture; car dans un morceau où il cé-
lèbre la reconstruction de Smyrne par Marc-Aurèle et Com-
mode, Aristide dit expressément1 : «Qui n'a entendu vanter la
« munificence et la générosité des empereurs ? Grâce à eux, on
« ne pleure plus la catastrophe, mais on célèbre la renaissance
« de Smyrne, et on chante partout le songe d'Alexandre comme
« le prélude de sa restauration. »
Quant à l'année du proconsulat d'Albus, le texte d'Aristide
ne permet pas de la fixer exactement; tout ce qu'on peut affir-
mer, c'est qu'il gouverna l'Asie après Atilius Maxim us et avant
Pollio, c'est-à-dire entre les années 1A7 et iÔ2.
Toutefois, il existe un document qui peut nous aider à pré-
ciser davantage la date, bien que son authenticité soit plus
que douteuse. C'est la lettre adressée par Antonin au koivov
kcrîas, et conservée par Eusèbe2, ainsi que dans les manus-
crits de l'apologie de Justin Martyr. Elle est datée de la quin-
zième puissance tribunicienne d'Antonin, qui correspond à
l'année 1 52 , et il y est fait mention des tremblements de terre
« qui ont eu lieu et qui ont lieu. » En ce qui touche l'histoire
du christianisme, la valeur de ce document est nulle; mais
celui qui l'a inventé a dû trouver dans les histoires du temps
le récit des secousses terrestres auxquelles il fait allusion , et
rien n'empêche d'accepter comme sincère son témoignage sur
ce point secondaire, d'autant plus qu'il est entièrement d'ac-
cord avec celui d'Aristide. Dans ce cas, Albus aurait été le
proconsul de l'année i5i-i52, et le prédécesseur de Pollio.
1 P. 43 1. — 3 Hist.eccllV, i3.
246 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Dans les actes des frères Arvales1, à l'année 1 39 , figure un
L. Antonius Albus, qui doit certainement être notre pro-
consul, car les dates s'accordent parfaitement, et le surnom
Albus est trop rare pour qu'il ait été porté par plusieurs per-
sonnages contemporains. Il n'est pas mentionné ailleurs, à ma
connaissance du moins.
VI.
PROCONSULAT DE GLABRIO.
Dans le récit de son affaire avec le proconsul Pollio2, Aris-
tide fait allusion à l'intervention « du fameux Glabrio, qui se
trouvait alors à Philadelphie; » puis à la page suivante, après
avoir terminé ce récit, il en commence un autre3 : « Remon-
« tons maintenant plus haut comme par les degrés d'un escalier
« et rappelons un incident qui m'arriva à une époque anlé-
«rieure. Le sophiste dont j'ai fait mention tout à l'heure était
« gouverneur. » Bien qu'il ne le dise pas expressément, Aristide
a voulu indiquer par le mot vpxev clne ^e sophiste gouvernait
l'Asie; car il applique souvent cette expression aux proconsuls
de la province \ L'on sait d'ailleurs de quelle faveur les rhé-
teurs et les sophistes furent entourés par les princes lettrés qui
régnaient alors. Je n'ai trouvé aucune mention de ce Glabrio
dans les fastes; il dut gouverner l'Asie après Atilius Maximus
1 Marini, Frat Arvul. p. 33y. ov (impù Tspàadsv èp.vrja6riv, r)p%ev. Dans
s P. 53o. K.a< -sriÀiv ^<rai> viroexérreis , les dix pages qui précèdent, Glabrio est le
as TXaêpLwvos toû tsàvv Gvyxa,Ta<77ijcrav- seul personnage auquel les mots ou fitxpû
ros tô Tsàv • b Vé?v)(sv, olpat , tots stti- TzpàcrOev sp.vrj(rdr}v peuvent s'appliquer.
hrjfiûv. On trouve à la page 523 un autre exemple
3 P. 53 1. <bépe S») Hadâirsp xXipaxos des mots p.ixpâ> -apôaÔev se rapportant à
àei t<ù àvùitépep ■mpoïôwres èrépov tùv ce qui a été dit à la page précédente.
imèp ratura fii>>/f/oi>£Ûcr&)f/£v. Ô Go(pio1y)s , 4 Voyez p. /I97, 5ai, 5a3, 5ag,
VIE DU RHETEUR JELIUS ARISTIDE. 247
et avant Albus et Pollio. Il était peut-être parent d'Acilius Gla-
brio, consul en iÔ2.
VIL
NAISSANCE ET MORT D'ARISTIDE. DUREE DE SA MALADIE. LA PESTE
EN ASIE MINEURE. DATE DE LA REDACTION DES DISCOURS SACRES
ET DE QUELQUES AUTRES DISCOURS D'ARISTIDE.
Aristide raconte ' qu'au moment de sa naissance la planète
Jupiter était dans le signe du Lion, ce qui arrive tous les
douze ans, la période de Jupiter embrassant ce nombre d'an-
nées. D'après les tables de l'astronome Halley, cette donnée
s'applique aux années 1 1 7 et 129; Masson a choisi la seconde,
qui s'accordait mieux avec son système, mais Letronne 2 a
montré que c'est la première de ces deux dates qui est la véri-
table. En effet, si Aristide est né en 1 1 7, il avait environ vingt-
cinq ans lors de son séjour en Egypte, qui eut lieu dans les
premières années du règne d'Antonin, et probablement pen-
dant la préfecture d'Héliodore, et on ne peut guère lui en
supposer moins; car il laissa en Egypte une grande réputa-
tion, s'il faut en croire l'inscription3 placée sous la statue qui
lui fut élevée par la ville d'Alexandrie et par quelques autres
villes égyptiennes. Letronne pense que cet honneur lui fut dé-
cerné pendant son séjour en Egypte; mais rien ne prouve
que ce ne fut pas plus tard, lorsque sa réputation était bien
établie et lorsqu'il était devenu l'objet des faveurs impériales.
Quoi qu'il en soit, sa vie se prolongea jusque sous le règne de
Commode, auquel il adressa un discours intitulé /apoaÇ>wvrj-
-vixos 1,(JLvpv(x,ïxôs après la mort de Marc-Aurèle 4. Philostrate
1 P. 5 19. 3 Corpus inscr. gr. 4679.
' Recherches sur l'Egypte, p. 267. 4 P. 43g , kkk-
248 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
dit qu'il vécut, selon les uns, soixante ans, et près de soixante-
dix ans, selon les autres1; Suidas place sa mort sous le règne
de Commode2. Toutes ces indications s'accordent suffisam-
ment entre elles et permettent de fixer avec certitude la nais-
sance d'Aristide à l'année 117, ainsi que le veut Letronne.
La durée de sa maladie est exactement indiquée dans plu-
sieurs passages des iepoi Xôyoï. L'auteur mentionne expressé-
ment la deuxième année après son retour des bords de l'iEsèpe,
qui était la douzième de la maladie 3. Mais elle dura plus long-
temps. Dans un songe qu'Aristide eut à Smyrne, Esculape lui
apparut : « Le dieu se tenait debout, dit-il \ devant mon lit,
« les mains étendues et ouvertes, et après avoir calculé les épo-
« ques sur ses doigts, il me dit : Je te donne dix ans, et Sérapis
«t'en donne trois; mais au même moment les treize me sem-
« blèrent être dix-sept, à la manière dont il tenait ses doigts;
« puis le dieu ajouta que ce n'était pas un vain songe, mais qu'il
« s'accomplirait et que je le verrais bien moi-même. » Dans deux
autres passages5, Aristide rappelle les paroles prophétiques
d'Esculape, qu'il appelle yjïyoïxusUcL ou izpôppricris zsepl t&»>
£T&h>, et dont il constate l'accomplissement.
L'époque à laquelle il faut placer la vision n'est pas clai-
rement indiquée; toutefois elle eut lieu certainement quelque
temps après le premier séjour à Pergame, séjour qui com-
mença pendant la seconde année de la maladie. Mais le récit
même de la vision montre qu'elle eut lieu pendant la qua-
trième année; en effet, c'est parce qu'il était déjà malade de-
puis quatre ans que les treize années annoncées par Esculape
semblèrent à Aristide en faire dix-sept. On peut donc admettre
1 Vita Sophisl. II, 9. ££up>7«Tit> Trjv dir' Aïo-rçiroti, IiûIshAico Se
5 In v. kpicrlslhjs. à<p' ov TSpânov énap-ov. — * P. 46g. —
1 P. 55i, hswépui erei fiera rr/v àva- 5 P. h"]à, l\Ti-
VIE DU RHÉTEUR ^LIUS ARISTIDE. 249
avec toute apparence de certitude que la maladie dura en tout
dix-sept ans. Nous avons vu que la seconde année coïncide
avec le proconsulat de Julianus, qui gouverna l'Asie en 1 4^5-
1^6; par conséquent la dix-septième année et la maladie elle-
même se terminent à l'automne de 161 *.
Nous pouvons déterminer maintenant la date d'un événe-
ment important qui eut lieu après la guérison d'Aristide, la
fameuse peste qui ravagea l'empire romain pendant les pre-
mières années du règne de Marc-Aurèle. Notre auteur la décrit
en ces termes2 : «Lorsque le temps marqué par la prophétie
« se fut écoulé, voici ce qui m'arriva. On était au plus fort de
«l'été; je demeurais dans les faubourgs de la ville, et presque
« tous les habitants des environs étaient atteints de la peste.
« D'abord deux ou trois de mes serviteurs tombèrent malades,
« puis quelques autres, et enfin tous tant jeunes que vieux; et
«je fus frappé le dernier de tous. Les médecins venaient de la
« ville, et leurs aides nous servaient de domestiques; quelques-
« uns même d'entre eux restaient près de nous en guise de ser-
« viteurs. Les bêtes de somme étaient également atteintes par le
« fléau, et il y avait aussi de terribles maladies dans l'intérieur
«de la ville3. Pendant quelque temps je résistai à l'action du
« mal, mais à la fin je fus pris d'une fièvre ardente et mes forces
«m'abandonnèrent. Les médecins désespéraient de moi, et on
« répandit le bruit que je ne tarderais pas à succomber. » C'est
alors qu'Esculape et Pallas apparurent en songe à Aristide et
lui indiquèrent les remèdes qu'il fallait prendre et qui lui ren-
dirent la santé. Dans un autre passage, après avoir raconté son
1 La maladie commença par un refroi- èeival. Aristide veul-il dire par là que la
dissement en hiver. (Voy. p. 466, 5o2.) pesle régnait aussi dans la ville, ou bien
2 P. 475. qu'elle était décimée par d'aulres mala-
3 P. 475 , rjaa.v Ss nùv t>7 -aôXst vôaot dies ? Il est difficile de se prononcer.
tome xxvi, ire partie. 32
250 MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
retour des bords de l'/Esèpe sous le proconsulat de Severus ,
il fait allusion à la même peste l : « Et par la suite [yjpôvots
« valepov) éclata cette maladie pestilentielle, dont je fus guéri
« par l'intervention d'Esculape et de Pallas. »
Ainsi la peste dont Aristide fut atteint régnait aux environs
de Smyrne pendant l'été qui suivit la fin des dix-sept ans de
sa maladie, c'est-à-dire dans le courant de l'année 162. Elle
avait commencé en Babylonie et, après avoir ravagé plusieurs
contrées de l'Orient, elle éclata à Rome peu de temps après le
retour de L. Verus, et y sévit dans toute son intensité en 166,
au point de retarder et presque d'arrêter les préparatifs de la
guerre contre les Marcomans. «Le destin voulut, dit Capi-
«tolin2, que Verus semblât ramener avec lui le fléau jusqu'à
« Rome, à travers les provinces qu'il traversa pendant son re-
«tour. » Galien en parle plusieurs fois, et il dit notamment3
qu'en 168 il y eut une recrudescence, et qu'elle sévit alors
comme elle ne l'avait pas encore fait. Aussi est-ce à cette
année qu'elle est mentionnée par les cbroniqueurs Eusèbe
et le Syncelle. Le fléau dura donc plusieurs années, se
portant successivement sur plusieurs points de l'empire, et
sévissant d'une manière intermittente. Nous voyons, d'après
le calcul des années d'Aristide, que dès 162 il avait fait son
apparition en Ionie.
Il nous reste maintenant à déterminer à quelle époque Aris-
tide écrivit les Xôyoi Ispoi. Il le dit lui-même très-clairement,
bien que le passage k n'ait pas été compris par les commenta-
teurs : « La j^remière nuit de mon séjour à Pergame, Esculape
1 P. 5o4- à S-eôs rà rpotpsï [xov èv t&> SaASi'ou toû
" Verus, cap. vm. vvv vTïirov ayj)p.wi • Ôalts hè o 'ZâXëtos
Tome XIX , p. 18. oinrco tùts ys ifisiaev • à S' stii) x.*v- ^p0*7"
" P. 467. T); -zjpùiTij tùv riiitTcôii è<3àvij ehpevw iû> 8-sôi xaT èxeïvov ràv zpôvov.
VIE DU RHÉTEUR MLWS ARISTIDE. 251
« apparut à un de mes serviteurs sous les traits de Salvius , celui
«qui est maintenant [vvv) consul, et qui à cette époque était
« établi dans le temple du dieu ; nous ne savions pas alors (totê)
« qui était ce Salvius. » Masson , que ce passage embarrassait
fort, se tire d'affaire en supposant que l'expression tov vvv
invdTOV est l'équivalent de xov rare vndTov. Il est vrai que
quelquefois le mot vvv est appliqué à un événement qui n'est
pas strictement contemporain de l'auteur, au moment où il
écrit; mais dans tous les exemples cités par Masson, le con-
texte est tellement clair que le lecteur ne pouvait s'y tromper;
ici au contraire les mots vvv et rare sont employés dans la
même phrase, et ils sont évidemment opposés l'un à l'autre.
Une seconde difficulté, c'est que si Salvius était consul alors,
il ne pouvait pas être à Pergame; aussi, pour sortir d'embarras,
Masson traduit-il vtvutos par consularis, ce qui est tout à fait
inadmissible. Du reste, les difficultés chronologiques qui for-
çaient Masson à torturer ainsi le sens des mots n'existent
plus, et nous n'avons qu'à prendre le passage dans son sens
simple et naturel, c'est-à-dire que Salvius était consul l'année
où Aristide rédigeait ses mémoires. Or, les fastes consulaires
nous apprennent que précisément en l'an 175 l'un des con-
suls ordinaires était P. Salvius Julianus.
Cette date s'accorde parfaitement avec les expressions em-
ployées à plusieurs reprises par Aristide, et d'où il résulte
qu'il composa son ouvrage longtemps après sa maladie. Ainsi,
au début du second discours1, il se sert des mots vvvl Se
toctovtois ërecri xai -^pavois vcrlepov, et ailleurs2, à[xr\yjxvov
eîizeïv invo zsX^dovs èrœv. L'année 175 convient également
bien aux données historiques contenues dans l'ouvrage; en
1 P. 465.— 2 P. 5o5.
32.
252 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
effet, d'un côté, le dernier événement mentionné par Aristide
est la peste, et de l'autre, il ne fait aucune allusion au grand
tremblement de terre qui renversa Smyrne et qui lui fournit
l'occasion d'adresser à Marc-Aurèle et à Commode une lettre cé-
lèbre dans l'an tiquité. Or à l'époque où cette lettre fut écrite, Com-
mode était déjà auguste, et d'ailleurs la destruction de Smyrne
est fixée à l'an 180 par les témoignages positifs de Dion Cas-
sius1 et delà cbronique d'Eusèbe. C'est donc en 175, lorsque
Salvius était consul, qu'Aristide a rédigé ses Discours Sacrés.
Le discours sur la Concorde2 entre les villes de Pergame,
de Smyrne et d'Ephèse se rapporte à des incidents qui ont
laissé quelque trace sur les monuments épigrapbiques et nu-
mismaliques. Ces trois villes se disputaient la suprématie3,
suprématie qui à cette époque ne pouvait être qu'honorifique, et
qui consistait soit dans les titres dont elles se paraient, comme
celui de ■trrpw'nj kuitxs \ soit dans un droit de préséance aux
jeux et aux sacrifices célébrés en commun par le koivov Àaias.
Aristide reproche à ses auditeurs de se disputer pour des
choses auxquelles eux-mêmes ont donné le titre de xoivà,
c'est-à-dire leurs sénats, leurs temples et leurs jeux5; mais il
ne s'explique pas autrement sur l'objet précis du litige. Une
inscription d'Ephèse6, que nous publions ici pour la première
fois, jette quelque jour sur la question :
1 LXXI, 32. xctrs. Les xotvà |3ovÀetm;pia sont les xowo-
2 Oral. XLIf, édit. Dindorf. ëovXta, mentionnés dans quelques textes
3 P. 771. Iïepi toû TSpunslov âftiÀÀco- épigiaphiques et sur quelques médailles.
y.éva.s. (Voyez Le Bas et Waddington, Inscrip-
4 Sur ce titre, et sur les rivalités des tions de l'Asie Mineure, n° 1176, et mon
villes d'Asie entre elles, voyez l'excellent commentaire.)
chapitre d'Eckhel, D.N. V. IV, p. 282. " Ce marbre a été trouvé en même
: P. 790. Kotvà ftèv Ta (SotiAetmjpia , temps que celui que nous avons publié
xoivovs hè tous veùs xal tous dyûvas , xotvà plus haut.
hr, zsâvd' cos eîirsîv rà (léyiultx ■zspoaetpij-
VJE DU RHÉTEUR yELIUS ARISTIDE. 253
AtÎTOH|s[cÉT<yp Koûcrap, 3-zou k.§\pia.vov
vî6s, B-so[v Tpatavov TLap8iK0v vîajv^ôs ,
B-sov Nep[otîa êxyovos, Tj'tos A'iXtos ASpijavbs
KvTOûvsl\yos Sséao^oî , àpx.iepeiis p.i\yi</los,
<J>7f/ap^(K)J[s èçovcricLs to. . . axnoKpcLiup to. . .] iizatos
tÔ y, tsonrjp ■zsa\yp[§os, tXpsatav t]oîs \_âpyov<?i nal irf\ @ov\y
\xcà tS> Srf\(j.ai yjxlp\e.iv\.
Tlepya.fxrivo[vs àneSs^dfinv èv to<s \yspbs v(J.âs y\pdtix(xaa-tv
yjpyaa.p.évo\ys to<]s ovô^ncnv oh èyù y^prjaBcti iriv tsokiv
ttjv J|USTepa[v àTr]e(p[iï\v d[À>iv. Olpat §è kcÙ "Envpvai'ovs xatà.
Tvyjiv iiïct.pa[\s\\onrÉv(Xi ravra, èv iû -asp) ?ijs a-vvOvalas
•fyr)(p[a-[ioni , rov Xontov Se ëKovras evyvu^ovii'asiv, èàv
xa\ tfyxsîs èv toîs zspbs civtovs ypâ(xpMcriv, bv zspoarfxsi
ipb-ïïov xoà xéxpnai, rfjs tsôXsws ai/TÔw [de) tfTJe \xe\wr)-
(j.é\vot. To \|/>/(pi(T(ita 'énep^ev ^ovXtvikios lovXtavbs êivhpoTtos [âov.
^vzvy^eÏTS.
To S]è ^rf(piap.a è-xoiycrev ypapixcasvcov Ho. OvrfStos Avrwsïvos .
Dans cette lettre, l'empereur dit qu'il a appris que les auto-
rités de Pergame, en écrivant aux Epliésiens, leur ont donné
les titres qu'il avait déclaré appartenir à Ephèse. H suppose
que c'est par hasard que les Smyrnéens les ont omis dans leur
décret au sujet des sacrifices en commun, et il exprime la
conviction qu'à l'avenir ils les accorderont volontiers, pourvu
que les Epliésiens, de leur côté, dans leurs lettres aux Smyr-
néens, donnent à ces derniers les titres qui sont convenables
et qui leur ont été régulièrement attribués (xéxpnai). Ainsi
ceux de Pergame s'étaient conformés à la décision impériale,
tandis qu'il y avait encore des tiraillements entre Ephèse et
Smyrne. Aristide fait allusion à la décision impériale qui une
fois déjà avait réglé les prétentions de chacun, et qui avait
été prise au début du drfférend; les expressions dont il se sert
254 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
s'appliquent évidemment à Antonin l. La seule autre indica-
tion chronologique qu'on y trouve , c'est qu'Aristide était déjà
malade depuis quelque temps et qu'il avait déjà reçu de nom-
breuses preuves de l'intervention d'Esculape 2. Comme le chiffre
de la puissance tribunicienne manque sur le marbre, on ne
peut préciser l'année où la lettre d' Antonin fut écrite; mais dans
tous les cas, elle ne peut être antérieure à l'an i/io, date de
son troisième consulat, ni postérieure au 1" janvier i<45,
époque à laquelle il reçut les faisceaux consulaires pour la
quatrième fois. C'est sans doute à l'occasion du règlement dé-
finitif de la querelle que les Éphésiens firent frapper la mon-
naie suivante 3 :
T-AI-KAICAP-ANTQNEINOC. Tête iaurée d'Antonin.
Bf. ZMYP-rrePr-eoeCIftN-OMON. Diane d'Éphèse entre
Esculape et Némésis debout.
Le discours d'Aristide fut donc prononcé du. vivant d'An-
tonin, et non sous le règne de Marc-Aurèle, comme le pré-
tend Masson4. D'ailleurs, Philostrate5, qui parle de la rivalité
de Smyrne et des autres villes, place à la même époque la dé-
cision impériale. Selon cet auteur, Smyrne réclamait en faveur
de ses temples et des droits qui y étaient attachés (v7rèp twî'
vcl&v Ktxï twv èir' avToïs Sixaiwv) ; elle avait choisi le célèbre
sophiste Polémon pour aller plaider sa cause à Rome; Polé-
mon mourut au moment de partir, mais on lut devant l'em-
pereur un mémoire qu'il avait composé pour soutenir les droits
' P. 793. ToO xparltyloM twv fiatTtXéwv ' Cabinet de France; Mionnet, lome,
xai «àvras iraiSei'a -moipe) dovzos aùroû n0!28c), 1291.
hizppijhjv ssepl toOt&w sttkx'si'/îii'tcs to ' Collectaneu , p. cxxxn.
xar 'àp^às eiftiis " Vita Sophist.l, p. 53q-54o
4 P. 773-
VIE DU RHÉTEUR -ELIUS ARISTIDE. 255
des Smyrnéens, et l'empereur leur donna gain de cause. On
sait que Polémon survécut plusieurs années à l'empereur Ha-
drien, de sorte que c'est bien à la décision prise par Antonin
que Philostrate fait allusion.
Le morceau intitulé e*s P«p7i> fut composé sous le règne
d'Antonin et probablement lors du séjour de l'auteur à Rome
au début de sa maladie, ainsi que Masson l'a très-bien dé-
montré '.
Le discours ek fi&aCkéa fut écrit au moment du rétablisse-
ment de la paix entre Antonin et Vologèse2, et je crois que
c'est à ce morceau qu'Aristide fait allusion dans ses Discours
Sacrés, sous le nom de 'ZspôejoSos zypos ibv aÙTOKpdzopix6.
Le discours aux Rliodiens de Concordia, les morceaux intitu-
lés Xiâvvaos, HpaJcA^s, Aerx'XyitidSat, sisrô (ppéctp tov kcrxXrj-
nrlov, èiri AXe^dvSpw èizndtpios, AireXXd ysveôXaxxô? , furent
tous composés pendant la maladie de l'auteur et sous le
règne d'Antonin 4.
Le morceau intitulé Àdrjvâ appartient au règne des fratres
auyusti5. Il en est de même du ïlavyyvpixos èv KvÇikw, qui fut
récité peu de temps après la fin de la guerre Parthique 6; mais
c'est à tort que Masson 7 le place à la huitième année de la ma-
ladie; le discours auquel Aristide fait allusion dans ses mé-
moires comme ayant été prononcé à Cyzique est nécessaire-
ment antérieur au Panégyrique, qui nous a été conservé; La
(jLOvaiSîtx ènl SfAwpyr;, la 'ZStxXtvoiSta, èm H^vpvy, et la lettre à
Marc-Aurèle et à Commode se rapportent à la destruction de
1 Collectanea, p. i.v. 3 P. 453. Voyez plus loin, ch. ix.
2 P. 1 1 1 . ïliv hè Ôaov Eù<pp&TOv t£ y.ai 4 Collectanea, p. cxxxm , cliii.
Tiypiïîos èiréxeivzTzpùs àvcttoXis olxeîhtoi- s P. 29. Ilap' à{j.(3oTéoaiviwv (3a<7iAs&»'.
xtvrjdèv kolî §>) xaT);pTi<77a/ rs ko.1 •srSTrai- ■ P. 392, 397.
SstiTai roua xpsfclovs si'Sîi'ai • yav/iZei Se 7 Collectanea , p. cix.
■sriua 1) -ijusipos.
256 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
la ville parle grand tremblement de terre, et à sa restauration
dans les dernières années du règne de Marc-Aurèle. Le trrpoo--
(pwvtiTixos Hfxvpvaïxds est un peu postérieur à la mort de
Marc-Aurèle1. L'écrit intitulé trrpos rovs aiTiwfxévovs ôti p?
(xe'ksTwyi appartient au règne de Marc-Aurèle, car il est pos-
térieur à la grande peste2. Enfin le morceau els k<jx\r)mov a
été composé après les Discours Sacrés3, et par conséquent après
l'année 176; ainsi que le fait remarquer Masson4, cet écrit
paraît être le dernier en date de ceux qu'Aristide a laissés, et
il semble être l'œuvre d'un homme qui se retire du monde et
qui prend congé de la vie active.
VIII.
DE QUELQUES PERSONNAGES SECONDAIRES MENTIONNES
PAR ARISTIDE.
Nous réunissons dans ce chapitre les renseignements que
nous avons recueillis au sujet de quatre personnages mention-
nés par Aristide, et nous les insérons ici parce qu'ils parais-
sent avoir échappé aux commentateurs.
Parmi les hommes qui fréquentaient le temple d'Esculape à
Pergame pour des raisons de santé, se trouvait un certain
Sedatus, qui est mentionné plusieurs fois 5 par notre auteur.
Il nous apprend que Sedatus était originaire de Nicée, qu'il
s'était appelé Théophile avant de prendre le nom de Sedatus,
et qu'il avait été préteur. Or on a trouvé à Laodicée de Phrygie
une inscription6 en l'honneur d'un Sedatius Theophilus, qui
1 Collcclanca, p. clu. '' Collectanea , p. cliv.
a P. 572. AteXé^drjv stpÙTspov -aspt s P. £77. 5o6, 5i5.
-orjTwv, i)vl% b \oip.bs rjxpaÇe. 6 Corpus inscr. <jr. ?>$%';.
3 P 6à- Oircos èv-rots iepoïs Xôyoïs etpyjtou.
VIE DU RHÉTEUR ^ELIUS ARISTIDE. 257
avait été nomophylax de Laodicée, et qui avait été le bienfaiteur
de sa patrie. Sans aller jusqu'à dire que ce personnage est le
même que l'ami d'Aristide, il nous semble assez probable
qu'ils devaient appartenir à la même famille. En effet, le nom
de Sedatius ne se rencontre pas souvent sur les monuments,
et les principaux personnages qui l'ont porté à Rome appar-
tiennent précisément au siècle des Antonins l.
Dans le journal des deux mois, dont nous avons déjà parlé,
et qui se rapporte probablement au proconsulat de Quadratus,
c'est-à-dire à l'année 1 55, il est question d'un certain Pelops2,
à qui Aristide raconte plus tard quelques-uns de ses songes,
et qu'il mentionne sans rien ajouter au sujet de sa personne
ni de sa profession, comme s'il était parfaitement connu des
contemporains. C'est qu'en effet ce Pelops était un des méde-
cins les plus célèbres de son temps, renommé surtout pour
sa science anatomique, et l'un des maîtres de Galien. Ce der-
nier parle de lui plusieurs fois avec respect dans ses ouvrages 3;
il suivait ses leçons à Smyrne vers l'an i5o, et plus lard, eu
168, lorsque lui-même avait déjà une réputation faite, il vint
s'établir auprès de lui à Smyrne pour profiter de sa grande
expérience.
Enfin, il y a un certain Rufinus qui figure plusieurs lois
dans le récit d'Aristide4, et qui était un personnage considé-
rable, ayant de l'influence auprès des proconsuls romains. Il
avait élevé à ses frais, probablement à Smyrne, un temple
somptueux et dédié nombre d'offrandes magnifiques aux dieux.
Il est mentionné à la deuxième et à la dixième année de la
1 Gruter, p. 127, 1077; Muratori, 58, VIII, p. 19/i; XV, p. i36; XIX, p. 16,
8; Apuleius, Florida, 9. 17, 57.
! P. 455. " P. 5io, 5i4, 526.
3 Galen. tome II, p. 217; V, p.' 1 12 ;
tome xxvi, impartie. 33
258 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
maladie, et paraît avoir résidé habituellement à Smyrne ou à
Pergame. Il fut peut-être le père du sophiste Claudius Rufinus,
qui fut stratège éponyme de Smyrne sous Septime Sévère,
ainsi que l'attestent les médailles de cette ville 1. Les rhéteurs
ou sophistes ont joué un grand rôle à l'époque des Antonins;
ils étaient choyés par les chefs de l'empire, ils parvenaient
aux plus hautes fonctions de l'État et ils amassaient de grandes
richesses, dont ils faisaient généralement un usage libéral.
C'est ainsi que Hérode Atticus à Athènes, Proclus, Polémon
et Altale à Smyrne et à Laodicée, élevèrent à leurs frais des
édifices publics qui illustrèrent leur mémoire.
Parmi les œuvres d'Aristide, il y a un morceau intitulé
Â7T£ÀÀœ yevsdliixxôs , et composé à l'occasion du jour de nais-
sance d'Apellas, jeune homme appartenant à une des prin-
cipales familles de Pergame. L'auteur y fait un magnifique
éloge de Quadratus, le bisaïeul d'Apellas; il célèbre les bien-
faits dont il avait comblé Pergame sa patrie, et les honneurs
qu'il avait reçus des empereurs. Ce Quadratus, inconnu à
l'histoire, est mentionné dans plusieurs inscriptions trouvées
à Pergame2, à Elaea 3 et à Tlos4 en Lycie. Il avait rempli de
nombreuses et Importantes fonctions sous les règnes de Do-
mitien et de Trajan; il fut successivement légat des procon-
suls de Bithynie et d'Asie, légat impérial de Lycie, proconsul
de Crète et de Cyrène, légat impérial de Cappadoce et de
Syrie, et enfin proconsul d'Asie; il avait été consul stiffectus5
en l'an 98 et consul pour la deuxième fois en io5. On voit
1 Mionnet, Ionie, n" i338, i34o. 3 C. I. gr. 353a; Borghesi, Œuvres
2 C. I. gr. 3548, 354g; Le Bas et complètes, II, p. i5.
Waddinglon, Inscr. de l'Asie Mineure, ' C. I. gr. l\2?t%, d.
n° 1722. 5 Cardinali, Diplomi militari, IX.
VIE DU RHÉTEUR ^ELIUS ARISTIDE. 259
que les habitants de Pergame avaient raison d'être fiers de
leur concitoyen , et Apellas de son ancêtre.
IX.
DE QUELQUES EVENEMENTS DU REGNE D'ANTONIN EN SYRIE.
ET EN EGYPTE.
Nous avons vu que le journal des deux mois de Posidéon
et Lénaeon x se rapporte très-probablement au proconsulat de
Quadratus, et que par conséquent ces deux mois correspon-
dent à janvier et février 1 55. « Le cinq de Lénaeon, dit Aris-
tide2, je rêvai que j'offrais mes prières à tous les dieux, selon
« mon habitude, et qu'ensuite j'invoquais en particulier Zeus,
« Ares et les dieux de la Syrie. A cet incident venait succéder
« dans mon rêve celui du discours à l'empereur que j'avais com-
« posé ; or, je l'avais envoyé à celui des deux empereurs qui était
« alors en Syrie, et la démarche me réussit3. — Le douzième
' P. 446460.
2 P. 453-454.
3 Kai fterà toûto èyîyvero rj -uspôcjohos
>/ Tspos toi» ainoxpâ-topa , èiïSTtôp.(pstv hè
es tôi> èv Ttj 2up/a tôts aÙTOxpiropa, xaî
eiivéëi] xaXûs. Ce passage obscur n'a pas
élé compris par Masson [Colleclanea,
p. lxxxviii), qui traduit ainsi : Sibi vide-
haluT ad imperatorem , qui in Syria iam
erat, esse missum alque ad eum accessisse.
Mais iiceitbp.<psiv signifie miseram et non
missus fueram. Le mot tûpôo-oSoï signifie,
il est vrai, généralement « entrevue, accès
auprès d'une personne,» et Aristide lui-
même l'emploie dans ce sens : TSpôcrohos
■73005 tov r)ysp.6va (p. 532), -mpàsTOv )Sa-
<7<Àéa (p. 544). Mais ici, pour avoir un
sens raisonnable , il faut traduire par t dis-
cours, harangue. » Voyez Thésaurus lin-
guœ Grœcce, in voce. Je crois que ce dis-
cours envoyé à l'empereur est le morceau
intitulé sïs (3acriXsa, le onzième dans l'édi-
lion de Dindorf ; il est certainement adressé
à Antonin , et il fait précisément allusion à
la pacification des frontières de Syrie : tsâv
§£ Ôtrov Y-iiÇipàrOM Te xaî Tiyp>]TOS êitéxetva
iffpôs àvciToXài oîxsï hioixtvrjdèv xai h)
xcrnjptiaTai Te xaî -sreira/SewTai tous xpsfc-
TOtis eiSeVat • 7;t7D^â|e( Se Tôica )) ijirsi-
pos (p. 1 1 1 ). Le style d'Arislide manque
généralement de clarté et de précision ;
dans les Ispoi Xàyot l'obscurité est encore
accrue, parce qu'il est malaisé, quelque-
fois , de démêler si l'auteur raconte un
rêve ou un fait réel.
33.
2(30 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
«jour du mois, je vis en songe Antonin, le plus âgé des empe-
« reurs,etle roi de nos ennemis faire alliance ensemble. Lorsque
«les gens de la suite de Vologèse approchèrent, ils parlaient
«beaucoup, et il me sembla qu'ils se servaient de la langue
« grecque. Ensuite les deux princes passèrent auprès de moi
h vêtus de leurs robes royales; 1 empereur avait une expression
« d'une grande douceur, tandis que le roi avait un air sévère;
« il s'assit non loin de moi, et de l'autre côté Antonin prit place
« sur un trône. » Aristide raconte ensuite comment Vologèse le
pria de faire un discours devant lui, sa vanité de rbéleur le
poursuivant jusque dans ses rêves.
Il est évident que ce songe se rapporte à des événements
contemporains, et qui étaient l'objet de la préoccupation gé-
nérale. On peut donc en conclure qu'en février i55 l'empe-
reur Antonin était en Svrie, occupé à faire la paix avec Volo-
gèse. Masson , qui rapporte ce passage à l'année 1 66 , l'applique
à L. Verus, qui dirigea la longue guerre contre les Partlies de
162 à 166. Mais L. Verus n'a jamais porté le nom d'Antonin,
et il ne peut être question de lui dans le récit d'Arislide; il ne
peut non plus être question de Marc-Aurèle, car ce prince ne
quitta pas l'Italie pendant toute la durée de la guerre Par-
thique, et n'alla en Syrie que longtemps après, lors de la ré-
volte d'Avidius Cassius.
D'ailleurs, les indications fournies par Aristide sont confir-
mées d'une façon remarquable par le passage suivant de la
chronographic de Jean Malalas1, auteur dont on ne peut con-
tester l'autorité en ce qui touche l'histoire de la Syrie, puisque
Antioche était sa patrie. «A Héliopolis de Phénicie, Antonin
« éleva un grand temple de Zeus, qui est une des merveilles du
«monde. A Laodicée de Syrie, il construisit le forum et les
1 P. 280, édition de Bonn.
VIE DU RHÉTEUR yELIUS ARISTIDE 261
« bains publics , qui portent son nom . Il fit une campagne contre
« les Égyptiens qui s'étaient révoltés et qui avaient tué le préfet
« (rov avyovald'Xiov) Dinarchus; après les avoir vaincus et châ-
<( tiés, il revint à Alexandrie et fit construire la porte du Soleil
« et celle de la Lune, ainsi que le dromos. Lorsqu'il vint à An-
« tioche la Grande , il fit paver la place devant les portiques de
« Tibère, ainsi que toutes les rues de la ville, avec des pierres à
« meules, qu'il fit venir de la Thébaïde; et il supporta tous les
« frais de cette opération, ainsi qu'il est relaté dans l'inscription
« qu'il fit placer au-dessus de la porte dite des Chéroubim, car
« c'est par là qu'il commença, et l'inscription y est encore main-
« tenant. Il fit aussi construire des bains à Césarée de Palestine,
« à Nicomédie de Bithynie l et à Ephèse ; ces bains étaient
«publics et portaient son nom. Il retourna ensuite à Rome. »
Ce passage important nous apprend qu'Antonin, à l'imita-
tion de son prédécesseur Hadrien, fit un assez long séjour
dans les provinces orientales de l'empire, notamment en Egypte
et en Syrie; mais il était impossible de deviner à quel mo-
ment de son règne il s'était éloigné si longtemps de Rome.
Nous avons maintenant un point fixe, c'est qu'en février i55
il était en Syrie, occupé à conclure un traité de paix et d'al-
liance avec Vologèse. Borghesi , dans son Mémoire sur les ins-
criptions de Sepino'2, a parlé des rapports entre les Parthes et
les Romains sous Anlonin, et il s'est servi du passage d'Aris-
tide; mais il n'a pas connu celui de Malalas. Le savant italien
a montré, d'après le cursus honorum de L. Neratius Proculus,
qu'il y eut une guerre contre les Parthes, ou au moins une
menace sérieuse de guerre, sous le règne d'Antonin; en effet,
1 Ces Thermœ Antoninianœ sont men- a Borghesi, Œuvres complètes, V, p. 374,
lionnées dans une inscription de Nicomé- sqq.
die, Gruter, p. 1079, 2.
262 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
il est dit de Neratius qu'il fut chargé par ce prince de con-
duire en Syrie les détachements destinés à la guerre Par-
ihique1, et les autres fonctions qu'il remplit ensuite, toujours
du vivant d'Antonin, occupèrent au moins quatre ans.
Pendant tout le règne d'Hadrien, la paix entre les Romains
et les Parthes n'avait pas été troublée; et cet état de choses ne
changea pas tant que Vologèse III resta sur le trône. Mais ce
prince étant mort en 1 48 , après un règne de soixante-douze
ans, son successeur Vologèse IV se montra d'humeur moins
pacifique; il semble d'ailleurs qu'il réunit de nouveau sous
son sceptre les différentes fractions de la monarchie des Par-
thes, qui pendant une grande partie du règne de son prédé-
cesseur "avaient obéi à différents princes Arsacides2. Vologèse IV
nourrissait dès le début de son règne les projets qu'il accom-
plit plus tard; il réclama le trône des rois Parthes, que Trajan
avait enlevé de Ctésiphon comme trophée de sa victoire, et se
mit en mesure d'expulser de l'Arménie le roi qu'Antonin y
avait installé en 1 l\o 3. Mais il suffit, dit Capitolin 4, d'une lettre
de l'empereur pour l'arrêter dans cette entreprise, et quant au
trône, Antonin refusa de le rendre. Borghesi fait observer
avec raison qu'Antonin ne se borna pas à écrire des lettres à
Vologèse, mais qu'il réunit des troupes sur la frontière, et
qu'il y eut même probablement un commencement d'hostilités,
ainsi que l'indiquent les mots bellum Parthicum de l'inscription
de Neratius. Nous voyons maintenant que le danger fut assez
sérieux pour qu'Antonin se rendît de sa personne à Antioche,
1 Missus ah imp. Antonino Aug. Pio ad Vologèse III, résultent des monnaies pu-
dedacendas vexillationes in Syriam ob bel- bliées et commentées par M. de Longpé-
lam Parthicum. Gruler, p. Zi/|i, 3. rier (Arsacides, p. 118-1^7)-
2 Ces dates et le fait du morcellement 3 Eckbel, D.N. V. VII, p. i5.
de la monarchie parthique, à l'époque de i Anloninus, cap. ix.
VIE DU RHETEUR ^ELIUS ARISTIDE. 263
et que les difficultés étaient aplanies au commencement de
1 55. La paix ne fut plus troublée pendant le règne d'Antonin \
et la sécurité devint si grande sur les frontières de Syrie, qu'à
sa mort elles étaient presque dégarnies de troupes, et les lé-
gions de la province désorganisées par une longue inaction.
Mais Vologèse n'avait pas renoncé à ses projets, et à peine
Antonin était-il mort qu'il envahit subitement l'Arménie et
commença ainsi la guerre qui coûta à l'empire romain quatre
années d'efforts incessants et de luttes sanglantes.
On ne peut fixer la durée du séjour d'Antonin en Orient2.
Il ne quitta pas l'Italie avant î 53, car sous le proconsulat de
Severus, au commencement de 1 54, Aristide reçut d'Italie des
lettres de lui, écrites quelque temps auparavant. Quant à
l'époque de son retour, tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'il
était à Rome le 3o novembre ï 5 7 3 .
On ne sait pas non plus si la révolte des Egyptiens précéda
ou suivit les difficultés avec Vologèse, Malalas la place avant
le séjour d'Antonin à Antiocbe, et comme il est présumable
que c'est pendant ce séjour que fat conclu le traité de paix
avec Vologèse, on peut supposer que le meurtre du préfet
Dinarchus eut lieu en 1 53 ou i5/i- Quant à ce gouverneur
d'Egypte, dont Letronne ne connaissait que le nom, on sait
maintenant quelque chose de sa famille, grâce aux inscriptions
de Lambèse publiées par M. Léon Renier \ Elles nous appren-
nent en effet qu'en l'an 1 69^ sous Marc-Aurèle, le légat de
Numidie s'appelait M. Aemilius Macer Saturninus, qu'il avait
Nous avons déjà cité plus haut un cap. vu) s'est trompé en disantqu'Antonin
passage du discours d'Aristide sis (Sacri- ne quitta pas l'IlaliependanUoutson règne.
Xéct (p. 111) qui se rapporte aux mêmes 3 Le Bas et Waddington, Inscriptions de
événements. l'Asie Mineure, n° 866.
2 II est évident que Capilolin (ânlonintis, 4 Inscriptions de l'Algérie, 38-4
264 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
un frère appelé M. Aemilius Macer Dinarchus, qui fut aussi
légal de Numidie, et qu'ils étaient tous les deux fils de M. Ae-
milius Macer. Le surnom de Dinarchus est trop rare pour
qu'on puisse raisonnablement douter de la parenté du préfet
d'Egypte avec le légat de Numidie, dont il était probablement
l'oncle.
Letronne1 plaçait la mort de Dinarchus vers i/i8, et lui
donnait pour successeur Félix, le gouverneur mentionné par
Justin Martyr dans sa première Apologie2. Franz a adopté
sans observations le système de Letronne3. Tous les deux ont
admis sans hésitation, pour la date de l'ouvrage de Justin,
l'opinion presque universelle des commentateurs, à savoir
qu'il fut composé en l'an 1 5o. Cette opinion repose prin-
cipalement sur le passage de l'Apologie4 où il est dit que
le Christ était né cent cinquante ans auparavant; mais ce
chiffre n'est qu'un nombre rond, et d'ailleurs, même en le
prenant pour un nombre exact, il ne reporterait la date de
l'ouvrage qu'à l'an i46, puisque le Christ est né quatre ans
avant le commencement de notre ère. Mais la dédicace de
l'Apologie montre clairement qu'elle a été écrite jjlus tôt.
Voici cette dédicace, telle qu'on la trouve dans les deux ma-
nuscrits de Justin : AyTOKpdTopi TVtw Aïkiw Aèpiavw Avuwvivos
Evcre€eï 2eéW7w Kaicrupi, xai Ovr\piG(7i{iw vïw (pi\ocr6(pw,
xai Aovxiw (piko<jô(pU) Kaicrapos (pvaei viw xoù EvcreGovs eter-
iroiriTw , x. t. X. Dans Eusèbe5, qui l'a reproduite, on trouve
les deux variantes suivantes : Kaiaapi 2eéac77« au lieu de
Hsëacrlœ Kaicrapi, et Aoujc/w Ç>ilocrô(pov Kodcrapos.
L'ordre des titres dans les manuscrits de Justin est certai-
' Recherches sur l'Egypte. " Cap. xlvi.
2 Gap. xxix. 5 Hist. eccl.W, 12.
1 Corp. inscr. gr. III, p. 3 12.
VIE DU RHÉTEUR JELWS ARISTIDE. 265
nement fautif; dans les nombreux documents officiels de cette
époque, le titre de Kaîirap suit immédiatement celui de
AvTOxpdrœp , et 'ZeÇoujlôs est toujours placé à la fin après les
noms propres; jamais le titre de Katcrap ne se trouve à la fin,
ni après celui de 2eéW7ds. Eusèbe s'est aperçu de ce qu'il y
avait d'insolite dans la position du mot Kaîirap, et l'a mis
avant HeSacrlôs. On trouverait sans doute quelques exemples
de l'ordre des titres adopté par Eusèbe; mais, je le répète, il
est contraire à l'usage constant du second siècle, ainsi que le
prouvent les inscriptions si nombreuses de cette époque. Je
crois donc, avec plusieurs commentateurs, que l'ordre con-
servé par les manuscrits de Justin indique une faute de co-
piste, facile à commettre à cause du mot xal qui suivait im-
médiatement, et qu'il faut lire : Eûo'eêeï'Sséaa^â), xai Kaîcxapi
Oûtipi(j(T{(iœ. En effet, dès l'avènement d'Antonin au trône,
son fils adoptif Marc-Aurèle reçut le titre de César. Il était fils
d'Annius Verus, et après la mort de son père il reçut d'Ha-
drien le nom de Verissimus1, qu'il conserva jusqu'à son adop-
tion par Antonin en i38, un peu avant la mort d'Hadrien; il
prit alors les noms de Aelius Aurelius Verus, qu'il abandonna
lors de son avènement à l'empire pour ceux de M. Aurelius
Antoninus, sous lesquels il est connu dans l'histoire. Ainsi,
officiellement, à partir de l'année i38, il ne porta plus le nom
de Verissimus, et en i4o, lorsqu'il fut consul pour la pre-
mière fois, les fastes lui donnent le nom de M. Aelius Aurelius
Verus Cœsar.
Il résulte de là que Justin Martyr a dû écrire son Apologie
très-peu de temps après la mort d'Hadrien, alors qu'on ne
savait pas généralement le changement de nom du jeune
1 On connaît un pelit nombre de mon- jeune César porte le nom de Verissimus.
naies des villes grecques, sur lesquelles le Eckhel, D. N. V. VII, p. 69.
tome xxvi, ire partie. 34
266 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
prince; mais il est difficile d'admettre que cette ignorance
ait pu se prolonger au delà du commencement de Vannée 1 4o,
où il fut le collègue de l'empereur Autonin dans le consulat.
D'ailleurs Justin parle d'Antinous, le favori d'Hadrien, comme
étant mort récemment1, et de la révolte des Juifs sous Barco-
chébas2 comme d'un événement presque contemporain. Or, la
mort d'Antinous et la défaite des Juifs appartiennent aux an-
nées i3o-i 3i 3. Quant à Félix, le passage de l'Apologie où il
est mentionné ne prouve nullement qu'il ait été préfet d'E-
gypte au moment où Justin écrivait; il n'y a aucune indication
précise de temps; l'anecdote racontée par l'auteur peut s'être
passée aussi bien dix ou quinze ans auparavant, qu'au mo-
ment où il rédigeait son Apologie; et elle suppose même néces-
sairement qu'il s'écoula un certain temps entre la pétition
adressée par le jeune chrétien à Félix et l'époque où Justin
écrivait, puisque l'auteur parle avec éloge de sa conduite pos-
térieure. Félix fut donc préfet d'Egypte avant l'an î^o, pro-
bablement sous le règne d'Hadrien, mais certainement pas
sous celui d'Antonin.
Ainsi, pour les vingt-deux ans du règne d'Antonin on ne
connaît que deux préfets d'Egypte, Avidius Heliodorus et
Dinarchus; le nom d'un troisième figurait parmi les inscrip-
tions du nilomètre, mais il n'en reste que le prénom Lucius".
Nous avons déjà dit qu'Heliodorus gouvernait l'Egypte en
août i4o, ainsi qu'il résulte d'une inscription a trouvée dans
l'oasis de Thèbes. Il est probable qu'il succéda à Petronius
Mamertinus, lorsque ce dernier devint préfet du prétoire. On
' Apologie, 29. kvrivôov tov vw ■ye^s- 3 Eckliel, D. N. V. VI, p. 48a, 537
i>>7fiévou. " Corpus inscr. gr. 4863.
2 Ibid. 01. Èt> T&j vïiv yeysvr][t.évu lou- ' Ibid. 4g55.
VIE DU RHÉTEUR .«UUS ARISTIDE, 267
ne sait pas en quelle année Petronius fut revêtu de ces fonc-
tions importantes; mais il est certain qu'il les exerçait en 1 4ol,
et il est probable qu'il avait été nommé par Antonin vers le
début de son règne. La préfecture du prétoire était la plus
haute dignité à laquelle on pût atteindre dans l'ordre des
fonctions équestres, et la préfecture d'Egypte était peut-être
la seconde en importance; il arrivait donc souvent que l'on
passait directement de l'une à l'autre. Avidius Heliodorus fut
donc probablement nommé préfet d'Egypte en même temps
que Petronius passait à la préfecture du prétoire, et si, comme
il y a tout lieu de le croire, c'est lui qui perdit la faveur d'Ha-
drien, après avoir été son secrétaire et son confident2, on peut
admettre que la double nomination eut lieu au commence-
ment du règne d'Antonin. En 1 53 , lors du proconsulat de
Severus, Heliodorus avait quitté l'Egypte et se trouvait pro-
bablement en Italie, d'où il écrivit les lettres dont parle Aris-
tide3. C'est précisément vers cette époque, en i53 ou i54,
qu'eut lieu la révolte des Egyptiens et le meurtre du préfet
Dinarchus. Etait-il le successeur immédiat d'Heliodorus? C'est
là un point que de nouvelles découvertes épigraphiques peu-
vent seules éclaircir.
En terminant, nous réunissons dans le tableau suivant les
résultats auxquels nous a conduit cette étude de la vie d'Aris-
tide et des événements contemporains.
117. Naissance d'Aristide.
1 88-1/12. Séjour en Egypte, pendant la préfecture d'Héliodore. — Des-
truction de Rhodes par un tremblement de terre.
1 Corpus inscr. gr. vol. III, p. 3 12. -- 2 Dion, LXIX', 3. Spartian. Hadrian. cap. xv.
— 3 P. 5a4.
34.
268 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
\lxk. A l'automne, commencement de la maladie, qui dure en tout dix
sept ans. — Voyage à Rome.
i/i5. Séjour à Rome, retour à Smyrne et de là à Pergame.
i/i5-i/i6. Proconsulat de Julianus.
1/16-1/17. Proconsulat d'Atilius Maximus. — Aristide recommence à pro-
noncer des discours en public.
1 47. Voyage à Phocée; songe qui lui annonce encore treize ans de ma-
ladie.
1 1\ 7- 1 5 1 . (?) Proconsulat de Glabrio.
1 5 1-1 52. Proconsulat d'Antonius Albus. — Tremblement de terre qui
renverse Mitylène et endommage les édifices de Smyrne.
1 02-1 53. Proconsulat de Vitrasius Pollio.
1 53-i 5/i. Proconsulat de Tib. Severus. — Dixième année de la maladie.
1 5 A- 1 55. Proconsulat de Statius Quadratus. — Martyre de Polycarpe le
2 3 février 1 55. — Conclusion de la paix entre Antonio et Volo-
gèse, en Syrie, vers le mois de février 1 55.
161. Fin de la maladie d'Aristide.
162. Commencement de la peste en Asie Mineure.
166. Elle éclate à Rome après le retour de L. Verus.
175. Consulat de Salvius Julianus, pendant lequel Aristide écrivit ses
Discours Sacrés.
180. Destruction de Smyrne par un tremblement de terre.
1 85. Aristide meurt sous le règne de Commode, âgé d'environ soixante-
dix ans.
MEMOIRE
SUR
LES OFFICIERS QUI ASSISTÈRENT A.U CONSEIL DE GUERRE
TENU PAR TITUS,
AVANT DE LIVRER L'ASSAUT AU TEMPLE DE JÉRUSALEM,
PAR M. LÉON RENIER.
PREMIÈRE PARTIE.
EXPLICATION ET RESTITUTION D'ONE INSCRIPTION LATINE
RELATIVE X ON DE CES OFFICIERS.
L'inscription dont je vais avoir l'honneur d'entretenir l'Aca-
démie a été découverte en 17^8, près de Neltano. On appelle
ainsi un village moderne, bâti, suivant la tradition, sur l'em-
placement d'un temple de Neptune qui dépendait de l'ancien
Antium, aujourd'hui Porto d'Anzo 1. Nettuno n'est éloigné que
d'un mille à peine de cette petite ville.
Cette inscription n'existe plus; mais elle a été copiée, peu
de temps après sa découverte, par Marini, qui l'a publiée dans
ses Iscrizioni délia villa Albani^, de sorte que le texte en est cer-
tain. Comme elle est fort mutilée, elle a été peu remarquée
1 Voy. Nibby, Analisi délia caria de dintorni di Roma, t. IJ, p. 4o4 et suiv. —
3 Rome, 1785, in-4°, p. 53.
270 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
jusqu'ici, et personne, que je sache, n'a essayé ni de l'ex-
pliquer, ni d'en restituer les lacunes.
R • EQVIT -ROM XV IR
LITIB-IVDIC-QVAES R- PROVINCIAE
RETAE • ET-CYRENAR. . . .MP • VESPASIANI
AESARISAVG-LEGX-FRETEN DONlS • MlLITARIBVS
5. B-IMP-VESPASIANO- CAESAR T- CAESARE • AVG • F
ELLO • IVDAICO • CORONA- MVRALI -VALLARI • AVREA- HASTlS'PVRIS
EXILLIS • DVOBVS • TR • PL • PR ■ LEG • PROVINC ■ PONTI ■ ET • BITHYNIAE
AECINIA • A • F • LARGA • VXOR ■ ET
RCIA • A • F- PRISCILLA- FILIA- FECERVNT
C'est, comme le prouvent les deux dernières lignes, l'épi-
taplie d'un personnage qui avait parcouru , jusqu'à la préture
inclusivement, toute la carrière des fonctions sénatoriales, épi-
taphe qui a été gravée par les soins de la femme et de la fille
de ce personnage.
Les dignités auxquelles il avait été successivement élevé y
sont énumérées dans l'ordre direct, c'est-à-dire en commen-
çant par la première qui lui eût été conférée, et en finissant
par la dernière qu'il eût obtenue.
Le marbre était brisé à sa partie supérieure et du côté
gauche, et la cassure avait enlevé quelques lettres au com-
mencement de toutes les lignes; mais ces lettres se suppléent
facilement et d'une manière certaine.
La lettre R, qui précède les mots EQVIT -ROM, au com-
mencement de la première ligne, ne peut être que le reste du
motsetuR, ou VIviR, abréviation de seviro, ou de VIviro.
Il ne peut manquer au commencement de la deuxième ligne
que les lettres ST, qui formaient, avec les lettres suivantes
LITIB, le mot STLITIB, abréviation de stlitibus.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 271
Le premier mot de la troisième ligne doit se lire cRETAE;
celui de la quatrième, cAESARIS; celui de la cinquième, aB;
celui de la sixième, &ELLO, et enfin celui de la septième,
dEXILLIS. Nous verrons plus loin comment doivent se com-
pléter les premiers mots des deux dernières lignes.
Le premier titre mentionné est celui de sévir des chevaliers
romains, seviR(o) EQVIT(«/n) ROM(anornni). Les chevaliers
romains eauo publico, c'est-à-dire ceux qui avaient un cheval
entretenu aux frais de l'Etat, étaient divisés en six escadrons
ou tarmae, qui avaient chacune leur chef, de sorte que l'ordre
entier avait six chefs, lesquels empruntaient à ce nombre six
le nom de seviri [sex viri) par lequel on les désignait1.
Quelquefois, dans les inscriptions, on indique la turma que
le personnage dont il s'agit avait commandée. Ainsi on lit :
SEVIRO^ai'/ ■ ROM- TVRM -Ï, dans les Œuvres de Bor-
ghesi, tom. IV, p. 2i4;
VÎ-VIR-EQ_;R-TVR-Tl,chezQrelli, n. 3o44;
SEVIR ■ EQVIT • ROM ■ TVRM ■ III, chez M. Henzen, n. 5999;
VÏ • VIRO • EQVIT • ROM • TVRM ■ QVINT, chez Orelli ,
n. 3 1 35.
Mais le plus souvent on se contente de rappeler d'une ma-
nière générale que le personnage dont il s'agit a été sévir des
chevaliers romains, et c'est certainement ainsi qu'on avait pro-
cédé dans notre inscription; car si l'on y eût indiqué la turma
que le personnage auquel elle est consacrée avait commandée,
le numéro de cette turma et le mot turma lui-même auraient
dû être abrégés comme les mois précédents SEVIR -EQVIT •
1 Telle est l'opinion qui a été générale- p. 796 ; t. IV, p. 5o de la traduction fran-
mentadoptéejusqu'ici. (Borghesi , Œuvres, çaise, et Res gestae Divi Augasli, p. 34 el
t. III, p. 281 et t. III, p. 384.) Voyez ce- suiv. cf. Henzen, Annales de l'Instit. de
pendant Mommsen, llist. rom. t. I, 4° éd. corresp. arch. de Rome, 1862, p. i4i.
272 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
ROM ; ils ne suffiraient pas pour remplir la lacune que l'on
remarque entre les mots ROM et X VIR, et, d'un autre côté,
ils n'y laisseraient pas la place nécessaire pour contenir l'indi-
cation de la seule charge dont le titre ait pu se trouver entre
le titre de sévir equitum Romanorum et celui de Xvir stlitibus ju-
dicandis.
Cette charge est celle de tribun d'une légion, dont, à l'é-
poque où cette inscription a été gravée, le numéro et le nom
devaient être nécessairement mentionnés1. Nous pouvons donc
écrire au commencement de la lacune les mots TRIB-MIL-
LEG; mais nous n'avons aucun moyen de deviner le numéro
et le nom de la légion dont il s'agit; de sorte que nous sommes
forcés de laisser subsister ici une lacune de deux mots.
Après avoir été tribun militaire, le personnage auquel notre
inscription était consacrée fut decemvir sthtibus judicandis. Cette
charge, ainsi que l'indique la forme archaïque de son nom
(stlitibus pour litibus2), était une des plus anciennes de Rome;
mais, sous l'empire, elle avait beaucoup perdu de son impor-
tance. Ceux qui en étaient revêtus étaient encore chargés de
convoquer le tribunal des centumvirs; ils étaient encore con-
sidérés comme les assesseurs du tribunal du préteur; mais il
y a lieu de croire que, vu leur âge (on pouvait être nommé
decemvir stlitibus judicandis à dix-huit ans3), leur rôle dans ce
tribunal avait quelque analogie avec celui de nos auditeurs.
Cette charge était une de celles dont se composait le vigin-
tivirat; les autres étaient celles des
IHviri capitales,
1 Voyez Borgliesi, Œuvres, t. I, p. 244. 3 Dion Cass. 1. LU, c. xx, et 1. LIX,
et 1. III, p. 3ig. c. xxvi. Voy. Borghesi, Œuvres, t. IV,
* Voy. Festus, s. v. Stlata, p. 3i3, éd. p. 109.
Mûller.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 273
Illviri aiuro) a[rgento) a[eri) f(lando) f(eriundo), ou Hlviri
monetales,
IlIIviri viarum curanclarum.
Les membres de ces quatre magistratures ne formaient qu'un
seul collège; aussi étaient-ils quelquefois désignés par le titre
de XXviri, auquel on ajoutait l'indication de leurs attribu-
tions spéciales. C'est ainsi qu'on lit dans une inscription ', qui
existe encore à Trivoli, où je l'ai vue et copiée :
XX VIRO MONETALI
au lieu de
ÎÎT VIRO MONETALI
Le vigintivirat était la première et la moins élevée des ma-
gistratures urbaines. C'était la seule que les chevaliers pussent
exercer, et il fallait être chevalier pour pouvoir y être appelé.
Or les fils des sénateurs étaient de droit chevaliers romains;
c'est pourquoi nous les voyons tous, sur les monuments, com-
mencer leur carrière par cette magistrature.
Du temps de la république on ne pouvait y être élevé,
comme à aucune autre magistrature, qu'après avoir servi pen-
dant dix ans dans une légion, ou pendant cinq ans comme
chevalier romain. Auguste accorda aux fils des sénateurs la fa-
culté de n'accomplir qu'après l'exercice de l'une des charges
du vigintivirat l'obligation du service militaire, ce qu'ils fai-
saient en servant pendant cinq ans dans une légion, ou dans
plusieurs successivement, en qualité de tribuns des soldats2.
1 Orelli. n. 2761. mières années de l'empire, et ils sont si
2 On a des exemples de personnages peu nombreux qu'on peut les regarder
qui accomplirent cette obligation en qua- comme des exceptions. Voy. Henzen, Bul-
lité de préfet d'une aile de cavalerie; mais letin de l'Institut de corresp. arch. de Rome,
ces exemples appartiennent tous aux pre- 1866, p. i45-i46.
tome xxvi, impartie. . 35
274 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Le personnage auquel notre inscription était consacrée n'usa
pas, on l'a vu, de cette faculté.
De tout ce que j'ai dit jusqu'ici, il résulte que notre pre-
mière ligne contient le commencement du cursus honorum de
ce personnage, et que la cassure de la partie supérieure du
monument ne nous a enlevé qu'une seule ligne, qui ne pou-
vait contenir autre chose que ses noms.
Après le vigmtivirat, il fut nommé questeur, et envoyé en
cette qualité dans la province de Crète et de Cyrénaïque :
QVAESt(ori), pro pR(aetore) PROVINCIAE cRETAE ET CYRE-
NAKum. C'est ainsi, en effet, qu'il faut remplir la lacune de
la deuxième ligne.
Du temps de la république, les mots auaestor pro praetore au-
raient désigné un questeur envoyé dans une province, comme
Caton dans l'île de Chypre en 696 de Rome (58 av. J. C),
pour l'administrer en qualité de propréteur1, ou un questeur
administrant, par intérim, une province prétorienne, en l'ab-
sence2 ou après la mort du préteur ou du propréteur3.
11 n'en est plus ainsi sous l'empire. A cette époque, tous les
questeurs des provinces ajoutent à leur titre les mots pro prae-
tore, et Borghesi a démontré 4 que cette addition n'avait pas
d'autre objet que de rappeler que ces magistrats avaient, par
suite d'une délégation du proconsul, une partie des attribu-
tions du praetor urbanus et du praetorperegrinus , attributions qui ,
dans les provinces du sénat, appartenaient à ce magistrat.
La Crète et la Cyrénaïque formaient, sous l'empire, une
seule province, dont l'administration avait été laissée au sé-
nat. Nous ne le saurions pas, que le titre qui est ici donné à
1 Velleius Paterc. 1. II, c. xlv. Cf. Sal- 3 Velleius Paterc. 1. II, c. xlv.
lust. Caiil. c. xvni; Gruter, p. 383, 5. 4 Œuvres, t. I, p. 484 et suiv. I. II,
2 Sallust. Bell. Jugurth. c. cm. p. 4o5 et suiv.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 275
notre personnage suffirait pour nous l'apprendre. On sait, en
effet, qu'il n'y avait de questeurs que dans les provinces du
sénat1, les fonctions de ces magistrats étant exercées dans les
provinces impériales par un procurateur de l'empereur. C'est
pour n'avoir pas fait cette remarque que Marin i, commettant
un anachronisme qu'on a peine à s'expliquer de la part d'un
homme aussi savant, a cru qu'il était ici question d'un propré-
teur de Crète et de Cyrèndique . C'est, du reste, la seule obser-
vation qu'il ait faite sur cette inscription.
Le nom de la première partie de cette province étant écrit
en toutes lettres, il devait en être ainsi également du nom de
la seconde. Il faut donc compléter le mot CYRENARum, et
de la lacune que présente la troisième ligne, il ne reste plus
que la place nécessaire pour y écrire les quatre lettres LEG-I,
supplément exigé par les mots qui suivent, iMF(eraloris) VES-
PASIANI cAESARIS AVG(usti) LEG(ionis) X-FRETENi(w).
Notre personnage avait donc été légat légionnaire au sortir
de la questure, et il avait été promu à ce grade lorsque Ves-
pasien était déjà empereur; autrement, au lieu de legato Impe-
ratoris Vespasiani Caesaris Augusti legionis X Frelensis, on aurait
écrit LEG- A VG • LEG-X- FRETENS, ou simplement LEG-
LEG • X • FRETENS. Il en résulte qu'on ne peut faire remonter
sa nomination plus haut que le ier juillet 69, jour où Vespa-
sien fut proclamé par les légions d'Egypte, et qui, suivant
Tacite2 et Suétone3, fut considéré dans la suite comme le pre-
mier de son règne; tandis que, des deux lignes suivantes,
dans lesquelles il est dit qu'il reçut des récompenses militaires
dans la guerre contre les Juifs, on peut conclure que cette
1 «In provincias Caesaris omninoquaes- ~ Hist. îib. II, c. lxxix.
tores non mittivntur. » (Gaïus, Instit. îib. I, 3 In Vespas. c. vi.
S 6.)
35.
276 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
nomination fut faite avant le 7 septembre 70, date de la prise
de Jérusalem , qui mit fin à cette guerre.
Sous la république, les légions étaient commandées par les
tribuns ; ce fut Auguste qui créa le grade de légat légionnaire,
et il paraît qu'il décida que, pour pouvoir y être promu, il
faudrait avoir exercé la préture; car, à quelques exceptions
près, tous les légats légionnaires que les monuments nous
font connaître -sont d'anciens préteurs. 11 semble cependant
que cette décision n'ait pas été d'abord exécutée avec une
grande rigueur; car nous voyons, en l'an 16 de notre ère,
Asinius Gallus proposer au sénat de conférer la préture à tous
les légats légionnaires qui ne l'avaient pas encore exercée1,
proposition qui prouve, d'ailleurs, que cela était considéré
comme une infraction aux règles de la hiérarchie des fonc-
tions publiques, comme une irrégularité assez grave pour
qu'il fût permis de recourir, afin de la faire cesser, à une me-
sure exceptionnelle.
Cependant Tacite nous apprend2 qu'en l'an 60 de notre
ère, l'élection des préteurs étant vivement contestée, Néron,
qui d'ailleurs, on le sait, n'était pas un observateur très-scru-
puleux des lois, arrangea les choses en nommant légats légion-
naires les trois candidats qui s'étaient présentés en sus du
nombre fixé; et nous voyons par la biographie que Suétone
nous a laissée de Titus, que celui-ci n'avait encore été que
questeur, lorsqu'il partit avec son père pour la guerre de Ju-
dée, en qualité de légat légionnaire3.
Notre inscription nous offre un exemple de la même irré-
gularité commise par Vespasien; c'est une des exceptions que
' Tacite, Annal. 1. II, c. xxxvi. praepositus. »(Suelon. in Tito, c.iv.) iln-
2^ Tacile, Annal, lib. XIV, c. xxvm. « ter legalos majore filio assiimpto. » (Id. in
3 « Ex quaesturae deinde honore legioni Vespas. c. îv.)
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 277
je signalais tout à l'heure. Nous verrons plus loin comment
on peut l'expliquer.
La lacune de la 4e ligne doit être remplie par le mot DO-
NATO; celle de la 5e, par la lettre E, finale du mot CAESARe,
et parles lettres AVG-ET. Ces restitutions sont forcées; elles
n'ont pas besoin d'être discutées. Les lignes dont il s'agit doi-
vent doue se lire ainsi :
donato DONIS MlLITARIBVS aB IMP (eratore) VESPASIA-
NO CAESARe aug(asto) etT(ito) CAESARE AVG(usti) F (Mo)
6ELLO IVDAICO CORONA MVRALI VALLARI AVREA
HASTlS PVRIS vEXILLIS DVOBVS.
On remarquera que toutes ces récompenses, même les
vexilla, qui, dans la célèbre inscription de Bassaeus Rufus, le
préfet du prétoire de Marc-Aurèle ] , sont qualifiés de vexilla
obsidionalia , étaient des récompenses qu'on obtenait pour s'être
distingué dans un siège.
Ce passage de notre inscription mérite encore d'être remar-
qué pour une autre raison. M. Henzen2 est parvenu, en rap-
prochant et en comparant les nombreuses inscriptions dans
lesquelles sont mentionnées les récompenses militaires, à dé-
terminer quelles étaient celles de ces récompenses auxquelles
pouvaient prétendre, sous l'empire, les simples soldats et les
officiers des différents grades.
Ainsi, il a démontré que les simples soldats et les sous-offi-
ciers étaient décorés de phalères, de colliers et de bracelets,
phalens, torambus, armillis;
Qu'à ces décorations d'un ordre inférieur on ajoutait pour
les centurions une couronne;
Que les officiers de rang équestre, c'est-à-dire les tribuns
1 Henzen, p. 372, n. 35y4. — ' Annales de l'Institut de corresp. arch. de Rome,
1860 , p. 2o5 et suiv.
278 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
et les préfets, recevaient une couronne, une haste pure et un
vexillum;
Les légats légionnaires, trois couronnes, trois hastes pures
et trois vexillum;
Enfin, les légats commandant en chef et les légats consu-
laires, quatre couronnes, quatre hastes pures et quatre vexillum.
C'était là le minimum des récompenses réservées à chaque
grade. On pouvait, par une action d'éclat, en obtenir de plus
élevées. Ainsi, on trouve des tribuns et des préfets qui ont
reçu deux couronnes, deux hastes pures et deux vexillum. Mais
notre inscription est jusqu'ici la seule dans laquelle il soit fait
mention d'un légal légionnaire ayant reçu moins de trois hastes
pures et de trois vexillum. Elle nous offre donc une exception
à l'usage constaté par M. Henzen.
Cette exception ne doit pas nous étonner; c'est une de celles
dont on peut dire avec le plus de raison qu'elles confirment
la règle. Elle s'explique en effet naturellement par la position
dans laquelle se trouvait le personnage auquel ce monument
a été consacré. Il avait, il est vrai, le grade de légat légion-
naire; mais nous avons vu qu'il l'avait obtenu avant d'avoir
atteint, dans la hiérarchie des fonctions publiques, le rang qui
lui eût donné le droit d'y prétendre. C'est pour cela évidem-
ment qu'au lieu de recevoir les récompenses affectées à ce
grade, il ne reçut que le maximum de celles qui étaient attri-
buées au gracie immédiatement inférieur.
La fin de la septième ligne doit se lire ainsi :
TK(ibano)?L(ebis) ?R{aelon) LEG(ato) PROVINC(me) PONTI
ET BITHYNIAE.
Elle nous montre qu'après avoir commandé la légion Xe Fre-
tensis, notre personnage reprit la carrière des magistratures au
point où il l'avait quittée pour être élevé à ce commandement,
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 279
et qu'il fut successivement, par un avancement régulier, tri-
bun du peuple, préteur, et légat de la province de Pont et de
Bithynie. Le Pont et la Bithynie formaient, sous Vespasien,
une province sénatoriale; il fut donc légat du proconsul de
cette province.
Nous voici arrivés aux deux dernières lignes, qui contien-
nent, ainsi qu'on l'a vu, la huitième, les noms de la femme de
ce personnage, la neuvième, ceux de sa fille.
Ce qui reste du gentilicium de la femme, . . AECINIA, ne
peut se compléter que de deux manières :
9/AECINIA, ou cAECINIA.
Pensant qu'il devait manquer le même nombre de lettres au
commencement des deux dernières lignes, je m'étais d'abord
décidé pour la première de ces restitutions. Mais Marini n'a
pas indiqué le nombre des lettres qui manquent au commen-
cement des lignes, et il suffit de jeter un coup d'ceil sur l'ins-
cription pour s'apercevoir que l'avant-dernière devait être plus
courte que la dernière, et que, par conséquent, la cassure du
côté gauche du marbre avait dû y produire une lacune moins
considérable. La raison qui m'avait engagé à adopter la resti-
tution dont il s'agit n'était donc pas suffisante; aussi ne m'y
étais-je décidé qu'à contre-cœur.
En effet, le gentilicium Graecinia, qui est dérivé d'un co-
gnomen, Graecinus, convient peu à l'époque de Vespasien, et
encore moins à la femme d'un sénateur. D'ailleurs cette femme
est dite fille d'Aulus, A(aZi') ¥[ilia), et aucun des Graecinius
que les monuments nous font connaître ne porte ce prénom.
Les prénoms romains n'étaient pas très-nombreux : suivant
Varron, cité par l'auteur du traité De praenominibus attribué à
280 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Valère Maxime1, on n'en comptait que trente, dont la moitié
étaient tombés en désuétude à la fin de la république; et ce-
pendant les quinze qui étaient restés en usage n'étaient pas
également usités dans toutes les familles. Chaque famille en
avait adopté quelques-uns et ne faisait jamais usage des autres2.
Sans doute, si le nom GRAECINIA était écrit en toutes lettres,
ou si nous ne pouvions restituer autrement le mot incomplet
qui se lit dans notre inscription, nous serions bien forcés d'ad-
mettre qu'un Graecmius avait porté le prénom dont il s'agit.
Mais comme il n'en est pas ainsi, nous ne sommes pas auto-
risés à ajouter, par une simple conjecture, un prénom nou-
veau à la liste de ceux que les monuments nous font connaître
comme ayant été adoptés par cette famille.
Ce que je viens de dire du prénom du père de la femme
dont nous nous occupons, je puis le dire, avec bien plus de
raison encore, de son surnom LARGA. Les surnoms étaient
chez les Romains le véritable signe de la noblesse; il y en a
quelques-uns qui étaient non-seulement particuliers à cer-
taines qentes , comme Pulcher, Caecus, Marcellus à la gens Clau-
dia; Metellus à la gens Caecdia; Albinus à la gens Poslumia ; Si-
lanus à la gens Junia, etc. mais qui ne pouvaient même être
portés que par les membres des familles nobles de ces gentes.
Largus ou Larga est un de ces surnoms, car non-seulement il
n'est porté par aucun membre connu de la gens Graecinia,
mais il est extrêmement rare : il ne se trouve que trois fois
dans les sept mille inscriptions du royaume de Naples, et je ne
l'ai pas rencontré une seule fois dans les quatre mille cinq
1 Chap. m. t. XVI, et reproduit avec additions dans
2 On peut consulter sur ce sujet un sa- le premier volume de ses Rômische For-
vant Mémoire de M. Mommsen , publié d'à- schungen; Berlin, i864. in-8°, p. 3-68.
bord dans le Rlieinisckes Muséum, n. s.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 281
cents inscriptions de l'Algérie. Je ne cite que ces deux re-
cueils, parce que ce sont les seuls qui aient une table des
surnoms.
Il ne faut donc pas penser à lire grAECINIA le nom qui
nous occupe. Voyons si la seule autre manière dont on puisse
le compléter, cAECINIA, donnera lieu aux mêmes objections.
Mais d'abord cherchons quel est le nom d'homme correspon-
dant à ce nom de femme.
Les recueils de Gruter, de Muratori, de M. Mommsen con-
tiennent un très-grand nombre d'exemples du nom Caecinia;
on n'y en trouve pas un seul qui soit certain du nom Caecinias.
C'est que ce n'est pas Caecinius, mais bien Caecina, qui est le
masculin de Caecinia. Cette remarque n'a pas encore été faite;
il est donc nécessaire d'en démontrer la justesse.
On rencontre chez les auteurs et dans les inscriptions un
certain nombre de noms masculins terminés en inna, ena, enna
ou erna, comme Caecina, Volasenna, Perpena, Perpenna ou Per-
perna, etc. Pendant longtemps ces noms ont été regardés comme
des surnoms (cognomina); maison sait maintenant que ce sont
des noms étrusques, passés sans changement dans la langue
latine, et employés comme noms de famille (gentilicia) l. Or
tout genlilicium est adjectif, et doit, par conséquent, avoir son
féminin; c'est même en cela que cette espèce de noms diffère
essentiellement du surnom {cognomen). Eh bien, les gentilicia
dont il s'agit forment leur féminin en ia; c'est là ce qui n'a
pas encore été remarqué et ce que je crois être en mesure de
prouver.
Le fait que j'ai cité à propos de Caecinia en est déjà, ce
1 Voyez Hûbner, Quaestiones onomalologicae latinae; Bonn, i854, in -8°, p. \k
et suiv.
tome xxvi, irc partie. 36
282 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
me semble, une preuve suffisante; mais je puis en fournir
des preuves plus directes pour les autres noms que j'ai men-
tionnés.
On connaît le nom de la femme de M. Nonius Balbus , cet
ancien proconsul de Crète et de Cyrénaïque dont la statue
équestre en marbre blanc, découverte dans le théâtre d'Her-
culanum, est un des plus beaux ornements du musée de
Naples. Cette femme s'appelait Volasennia Tertia. On a trouvé,
-aussi dans le théâtre d'Herculanum, trois inscriptions qui la
concernent. Je nie contenterai d'en citer une seule1.
VOLASENNIAEC-F
TERTIAE-BALBI
DECVRIONES ■ ET ■ PLEBS
HERCVLANENSIS
On a également trouvé dans ce théâtre des fragments d'une
longue liste de noms appartenant presque tous à des affran- .
chis 2, dont quelques-vins sont ainsi désignés :
M. Nonius M. 1. Anthus.
M. Nonius M. 1. Chronius.
M. Nonius M. t. Pyrru[s.
M. Nonius M. 1. Genialis.
5. M. Nonius M. 1. Heracla.
M. Nonius M. 1. Tarentinus.
.M. Nonius M. 1. Felicio.
M. Nonius M. 1. Celer.
C. Volasenna 3. 1. Thaïes.
î o. C. Volasenna D. 1. Vi
C. Volasenna C. 1. Hermès.
Les huit premiers sont évidemment des affranchis de M. No-
1 Momnisen, I. N. 2/116; cf. 2A17 et 24 1 8. — 2 là. ibid. n. a383.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 283
nius Balbus. On sait, en effet, que l'esclave, en recevant la li-
berté, prenait, s'il était affranchi par un homme, le prénom
et le genlilicium de son patron, auxquels il ajoutait comme co-
cjnomen le nom qu'il avait porté étant esclave. Si c'était par une
femme, les femmes n'ayant pas de prénom, il prenait celui
du père de sa patronne, en y ajoutant le genlilicium de celle-ci,
au masculin bien entendu, et toujours son nom d'esclave
comme surnom.
Or nous avons vu, par l'inscription de Volasennia Tertio. ,
que le père de cette femme s'appelait Gaïus ' ; le neuvième et
le dixième de nos affranchis, qui sont les affranchis d'une
femme, ainsi que le prouvent les sigles D-L2, sont donc des
affranchis de cette femme, et le nom qu'ils portent, Volasenna,
est la forme masculine du gentilicium Volasennia.
Quant au onzième, qui est dit simplement C-L [Gaïi liber-
tus) , c'est un affranchi du père de cette femme.
La double inscription suivante a été empruntée par Mura-
toriû au recueil de Fra Giocondo, qui l'avait copiée à Rome.
• PERPENA
PERPENIA
DEXTER
M-L
NORBANA
C'est, on le voit, l'épitaphe d'un patron et de son affranchie.
Le patron s'appelle Perpena, l'affranchie Perpenia; Perpenia est
donc le féminin de Perpena, comme Volasennia est celui de
Volasenna, et Caecinia celui de Caecina.
L'inscription suivante est plus explicite encore. J'en em-
1 VOLASENNIAE-C(aii)-F(i7ifle)- 3 Pag. 1223, i3.
TERTIAE. " On lit chez Muratori NORBANIA,
2 Voyez, sur le sens longtemps mé- ce qui est évidemment une faute, pour
connu de ces sigles, la note de M. Hen- NORBANA.
zen sur le n° 623g de son recueil.
36.
284 MEMOIRES DE LACADEMIE.
prunte le texte au recueil de Mazocchi l, duquel Gruter2 l'avait
tirée en l'altérant.
D M
L-PERPER.N A-HERMES
FECIT
PERPERNIAE-MVSAE
PATRONAE • SVAE-ET
PERPERNIAE-VICTORIAE-ET
LIBERTIS ■ LIBERTABVSQVE
EORVM
H • M • D • M • A
Je pourrais citer d'autres exemples analogues3; mais en
voilà assez, ce me semble, pour démontrer l'exactitude du fait
que j'ai avancé ù, et d'où il résulte que notre Caecinia, si c'est
ainsi qu'elle s'appelait, était de la même famille, ou au moins
de la même gens, que les Caecina qui parvinrent aux honneurs
pendant le premier siècle de notre ère.
Le premier qui soit mentionné dans l'histoire est celui qui
' Fol. 89 t. « in S. Simeone. » n'auraient perdu leur s finale qu'en pas-
3 Pag. cjbà, 4. sant dans la langue latine. Le fait que je
' Grul. p. 81/1 , 8, et p. 883, 1 1 ; Fur- viens d'établir semble contredire cette bv-
lnnello , LupidiPalavine, p. 0S7, n. 5 1 1 , etc. polhe.se, les gentilicium d'origine étrusque
4 Suivant M. Hûbner, Qaaesl. onomcil. terminés en nas faisant leur féminin , non
p. 16, les gentilicium dont il s'agit auraient pas en m'a, mais en natia; ainsi Maecenas,
été originairement terminés en nas, et Maecenalia, Fabretli, p. i58,n.xxvi-:
MAECENATIAE
FAVSTAE
C • MAECENAS ■ TYRANNVS • LIBERTAE
SVAE-ET-TERENTIAE-LEPIDAE- OLLAS
II -DEDIT
Cf. Maecenatia Jcmas , Mommsen, /. N. bretti, p. 225, 601; et de même Maeiias,
70A8 ; Maecenatia Hopora, Marini, Frat. Maenatia ; cf. Maenalia Palentina, Momm-
Arv. p. 485 a; Maecenatia Trophime, Fa- sen, /. N. 843.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 285
fut défendu par Cicéron, dans un discours qui est parvenu
jusqu'à nous. Il était de Volalerrae en Etrurie et s'appeîait
Aulus, comme le père de la femme dont nous nous occu-
' i
pons .
Son fils, qui s'appelait également Aulus, fut un des corres-
pondants les plus actifs du grand orateur. Il se fit remarquer
par son hostilité contre César, qui finit cependant par lui par-
donner, et l'on croit que c'est lui qui est cité plus tard par Ci-
céron2, comme un des amis du fils adoptif du dictateur.
Un des lieutenants de Germanicus, dans la guerre contre
les Germains, C. Silius, qui fut consul en l'an 1 2 de notre ère,
porte en outre, dans les fastes à'Anlium3, les noms de A. Cae-
cina Larcjus, d'où l'on peut conclure qu'il était petit-fils, par
sa mère, d'un personnage ainsi nommé. Quoi qu'il en soit,
nous avons ici la preuve qu'il exista, dans les derniers temps
de la république et au premier siècle de notre ère, deux
membres de la famille des Caecina portant non-seulement le
prénom du père de la femme dont nous nous occupons, mais
encore le surnom de cette femme. Aucune des objections qu'on
peut faire valoir contre la première restitution du gentilicium
de cette femme ne s'oppose donc à la seconde, que nous sommes
en conséquence autorisés à adopter. Cette femme s'appelait
donc
Caecinia A. f. Larga.
1 On découvrit en 1739, à Vo!terra, quue in Elruriae urbibus exstanl pars III,
l'ancienne Volaterrae, un tombeau soûler- p. i5q.)
rain appartenant à la famille des Caecina, 2 En 710 de Rome, ad Atlicam,
et, parmi les personnages mentionnés dans lib.XVI, ep.vni, S 2.
les quatre inscriptions latines qu'on y 3 Corpus insrripiionum Lai inarum, vol. I,
trouva, il y en a deux qui portent égale- p. 47&,n. XIV; cf. Mominsen, ibid. p. 45 1,
ment le prénom Aulus. (Voy. Gori, Ins- not. et Dion. Cass. lib. LVÏ, index cousu-
criptionum anliquarum Graec. et Rom. lum.
286 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Mais poursuivons notre énumération des Caecina qui parvin-
rent aux honneurs pendant le premier siècle de notre ère.
Un autre lieutenant de Germanicus, probablement cousin
germain du précédent, A. Caecina Severus, battit Arminius en
l'an i5 de notre ère. Il était alors, suivant Tacite1, dans sa
quarantième année de service, ce qui fait supposer qu'il avait
au moins cinquante-huit ans; et il nous apprend lui-même,
dans un discours prononcé devant le Sénat en 21, et dont le
même historien nous a conservé la substance2, que sa femme
lui avait donné six enfants.
C. Caecina Laryus, qui fut consul avec Claude en 4 2 , était
probablement un de ces enfants, et l'on peut considérer comme
fils de celui-ci :
A. Caecina AUienus, l'un des lieutenants de Vitellius, qui
fut consul pendant les mois de septembre et octobre 69, et
qui, chargé de commander l'armée envoyée contre Antonius
et Mucien, généraux de Vespasien, essaya, mais sans y réus-
sir, de faire passer cette armée avec lui dans le parti du nou-
vel empereur3.
Je pense que notre Caecinia était la fille de cet A. Caecina
AUienus, et la petite-fille, par conséquent, de C. Caecina Lar-
(jns, de qui elle avait reçu son surnom Larga.
Quoi qu'il en soit, notre huitième ligne doit se lire ainsi :
cAECINIA • A • F • LARGA ■ VXOR ■ ET
Quant à la neuvième, son premier mot . .RCIA, qui est le
nom de la fille du personnage auquel notre inscription a été
consacrée, ne peut se restituer que de trois manières :
poRCIA, maRCIA ou /aRCIA.
' Annal, lib. 1 , c. i.xiv. — - Ibid. i. III, c. xxxm. — ' Tacite, Hist. i. III, c. xm seq.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 287
Le surnom de cette fille, Priscilla, est un dérivé de Priscus
que je n'ai rencontré dans aucune de ces trois génies; il ne
peut donc nous guider dans le choix de son gentdiciam. Quant
au prénom de son père, qui s'appelait A ulus comme son grand-
père maternel, je ne l'ai pas rencontré non plus dans la gens
Porcia , et je ne l'ai trouvé dans la gens Marcia que chez quel-
ques personnages des classes les moins élevées de la société.
Seize membres de cette famille, l'une des plus illustres de
Rome, figurent dans les fastes consulaires, et aucun ne j>orte
ce prénom; les seuls qu'ils semblent avoir portés sont ceux de
Gaïus, Liicias et Qaintas.
La gens Larcia est beaucoup moins célèbre; elle ne nous a
laisse qu'un petit nombre de monuments, et presque tous
ceux de ses membres que ces monuments nous font connaître
portent au contraire le prénom Aldus. Voyez notamment Gril-
ler, p. 799, /j, et p. 944, k'i Muratori, p. 1 365, 2; p. 1699, 1, et
p. 2093, 5; Gudius, p. 172, 8, et Mommsen, /. N. 6769.
La dernière de ces inscriotions est un monument élevé en
l'honneur de la famille de Vespasien, par les juniores de la
tribu Succusana, dont les noms, divisés en huit centuries, se
lisent sur les faces latérales du piédestal. Elle est par consé-
quent à peu près contemporaine de la nôtre, et dans la liste
des noms qui y sont gravés on remarque quatre Larcins, por-
tant tous les quatre le prénom Aldus.
11 est donc extrêmement probable, et j'avoue que pour moi
il est certain que le premier mot de la dernière ligne de notre
inscription doit se restituer LARCIA, et que cette ligne doit
se lire ainsi :
laRClA-A- F • PRISCILLA- FILIA- FECERVNT
Si la fille de notre personnage s'appelait Larcia Auli Jilia, ce
288 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
personnage devait naturellement s'appeler A ulus Larcins, et si
le prénom Aulus était héréditaire dans sa famille, son père de-
vait s'appeler aussi Aulus. Nous pouvons donc restituer ainsi
le commencement de la ligne enlevée par la cassure en tête
de notre inscription ;
A-LARCIO-A-F
\ oyons maintenant si les renseignements fournis par les au-
teurs confirment cette restitution.
Notre personnage prit une part distinguée à la guerre contre
les Juifs, puisqu'il y reçut, en qualité de légat légionnaire,
des récompenses militaires. Or Josèphe a raconté cette guerre
avec beaucoup de détails; il y a donc lieu de croire qu'il l'a
au moins nommé.
Cet historien nous apprend1 qu'au commencement de la
première campagne, en 68, l'armée de Vespasien se compo-
sait de trois légions, de treize cohortes equitatae, de dix cohortes
milliariae, et enfin de six ailes de cavalerie.
Les légions étaient :
La XVe Apollinaris , amenée d'Egypte par Titus.
La Ve Macédonicjue et la .Xe Fretensis, détachées toutes les deux
de l'armée de Syrie.
La légion Xe Fretensis prit donc part à cette guerre, et son
légat put y obtenir des récompenses militaires.
Josèphe nous apprend en effet qu'elle se distingua^ pendant
la première campagne, aux sièges de Japha'2, de Tiberias5, de
Tarichaeak et de Gamala5; mais il nous apprend en même
1 Bell. Jud. lib. III, c. iv, § 3. 4 Bell. Jud. lib. III, c. x, S 3.
s Ibul. lib. III, c. vu, S 3i. 5 Ibid. lib. IV, c. i, S 3.
3 Ibid. \ib. III, c. ix, S 8.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 289
temps que son légat était alors M. Ulpius Traianus \ le père de
l'empereur Trajan, dont il vante d'ailleurs le courage et l'ha-
bileté.
Cela n'est pas en contradiction avec notre inscription, qui
nous a appris que le personnage auquel elle a été consacrée
avait été nommé légat de la légion Xe Fretensis, par Vespasien
déjà empereur, pendant la seconde ou la troisième campagne,
par conséquent.
Après que Vespasien eut été proclamé empereur, et qu'il
eut, en partant pour l'Egypte, laissé le commandement à Ti-
tus, cette légion vint, avec toute l'armée, prendre part au siège
de Jérusalem. Elle prit position sur la montagne des Oli-
viers; mais avant qu'elle s'y fût retranchée, les assiégés firent
contre elle de vigoureuses sorties, et elle éprouva deux échecs
consécutifs, que Josèphe raconte longuement2, sans jamais par-
ler de son légat. Il semble même qu'elle n'en ait pas eu alors,
car chaque fois qu'elle est attaquée, Titus lui-même est obligé
d'en venir prendre le commandement. Dans tous les cas, il
est évident qu'elle n'était plus commandée par Trajan, qui
avait, dans la première campagne , donné de nombreuses
preuves de son courage et de son habileté, et qui ne l'aurait
pas laissée se démoraliser aussi facilement. Il est donc probable
que cet officier, le plus distingué, après Titus, des lieutenants
de Vespasien, avait quitté l'armée pour accompagner soit le
nouvel empereur lui-même, soit Mucien, le légat de Syrie,
qui marchait sur l'Italie en passant par la province d'Asie.
C'est seulement à la fin du siège, au moment où il est ques-
tion de monter à l'assaut du temple, que Josèphe nous fait
connaître le nouveau légat de la légion Xe Fretensis. Titus as-
1 Tpai'ai'ôi', Ôvtol toû Ssxcrrou rây^.aros r}-ys[ibvtt. — s Lib. V, c. n , S 3, k et 5.
tome xxvi, irc partie. Z-j
290 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
semble alors un conseil de guerre, et parmi les officiers qui y
assistent, l'historien mentionne ce légat1, qu'il appelle ainsi :
Adpxios AsttiSos,
c'est-à-dire
Larcius Lepidas.
Voilà le troisième nom du personnage dont nous nous occu-
pons , et l'inscription qui lui a été consacrée peut être entiè-
rement restituée, à l'exception des deux mots indiquant le nu-
méro et le nom de la légion dans laquelle il avait été tribun.
Cette inscription doit donc se. lire ainsi :
a ■ l a r c i o ' a ■ f • / e p i cl o
seviR- EQVIT- ROM- trib -mil- leg X-VIR
stUTlB-lVDlC-QVAESfpr- pR- PROVINCIAE
cRETAE • ET • CYRENARbim ■ kg • iMP ■ VESPASIANI
e AES ARIS ■ AVG ■ LEG ■ X ■ FRETENs • donato • DONlS ■ MlLITARIBVS
5. aB • IMP ■ VESP ASI ANO ■ C AES ARe : aug • et T C AES ARE • AVG ■ F
&ELLOTVDAICO • CORONA- MVRALI ■ VALLARI • AVREA-HASTlS-PVRIS
«EXILLIS • DVOBVS • TR • PL • PR • LEG • PROVINC • PONTI : ET • BITHYNI AE
cAECJNIA-A- F- LARGA • VXOR- ET
laRClA • A • F • PRISCILLa"- FILIA • FECERVNT
Aulo Larcio, Auli Jilio, Lepido, seviro equitum Romanorutn, Iribuno mili-
tam leçjionis decemviro stlitiùusjudicaudis, quaestoripro praetore provinciae
Cretae et Cyrenarum, legatu Imperaloris Vespasiani Caesaris Augusti legionis
decimae Fretensis , donato donis militanbus ab Imperatore Vespasiano Caesare Au-
qusto et Tito Caesare Augusti filio belto Iudaico corona murali vallari aurea hasiis
puris vexilUs duobas , tribuno plebis, praetori, legato provinciae Ponli et Bilhy-
niae,
Caecinia , Aulifdia, Larga uxor,et Larcia, Anlifilia, Priscilla fdia fecerunt.
' Kai Aapxiou AetWSou tc> héxiTOv [iyov- ' Celle ligne est un peu plus courle que
tos -ràyfjia) Bell. Jud. lil>. VI , c. iv, S 3. les aulres; mais elle devait être gravée en
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS.
291
c'est-à-dire :
A Aulus Larcius Lepidus, filsd'Auliis, sévir des chevaliers romains, tri
bun des soldats de la légion décemvir pour le jugement des procès,
questeur propréteur de la province de Crète et de Cyrène, légat de l'em-
pereur Vespasien César Auguste commandant la légion Xe Fretensis, décoré
de récompenses militaires par l'empereur Vespasien César Auguste et par
Titus César, fils d'Auguste, dans la guerre contre les Juifs, savoir : d'une
couronne murale, d'une couronne vallaire, d'une couronne d'or, de deux
hastes pures et de deux vexillum, tribun du peuple, préteur, légat de la pro-
vince de Pont et de Bithynie,
Cécinia Larga, fille d'Aulus, son épouse, et Larcia Priscilla, fille d'Au-
lus, sa fille', ont fait faire ce monument.
Nous avons vu qu'au moment où Lardas Lepidas fut nommé
légat de la légion Xe Fretensis , il était questeur de la province de
Crète et de Cyrénaïque. Tacite2, après avoir raconté avec quelle
rapidité les armées d'Egypte, de Judée et de Syrie proclamèrent
Vespasien, ajoute qu'en moins d'un mois toutes les provinces
caractères plus grands que ceux du reste
de l'inscription, et peut-être le nom de
la tribu à laquelle appartenait Larcius
Lepidus avait-il été inscrit avant son sur-
nom. On ne peut dire avec certitude
quelle était cette tribu ; seulement le
lieu où a été trouvé le monument peut
faire supposer avec quelque probabilité
que c'était la Qairina; voy. Grotefend ,
Imperium Romanam tributim description ,
p. 3o.
1 Je voudrais pouvoir me persuader que
ce n'est pas de ces deux femmes qu'il est
question dans ces vers de la xiv" satire
de Juvénal :
Expectas ut non sit adultéra Largae
Filia , quae nanquam maternos dicere rnocebos
Tam cilo nec tanto polerit contexere cursu,
Ut non ter decies respiret ? Conscîa matri
Virgo fuit , ceras nunc bac dictante pusillas
Implel et ad moeebum dat eisdem ferre cinaedrs;
Sic natura jubet.
Mais, je l'ai déjà dit, les surnoms Lar-
gus et Larga se rencontrent rarement, et
parmi les grandes familles de cette époque ,
celle des Caecina est la seule qui les ail
adoptés. Les Annius Largus appartiennent
au ii° siècle de notre ère, et ils devaient
probablement leur surnom à une alliance
avec cette famille. Remarquons d'ailleurs
que Caecinia Larga était restée veuve avec
une fille unique, noire inscription le
prouve, et dans la fleur de l'âge, puisque
son mari n'avait pas encore atteint le
consulat, qu'on obtenait alors à trenle-
trois ans. (Dion. Cass. lib. LU, c. xx.)
2 Hist. lib. II, c. lxxxi.
37.
292 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
baignées par la Méditerranée, depuis l'Egypte j usqu' à l'Achaïe,
s'étaient rangées de son parti. La Crète était une de ces pro-
vinces; il n'y a donc pas lieu de s'étonner que son questeur ait
été employé par le nouvel empereur.
J'ai émis plus haut l'opinion que ce personnage était le
gendre du consulaire A. Caecina AUienus, ce général de Vitel-
lius qui, au moment d'en venir aux mains avec les lieutenants
de Vespasien, passa, au contraire, dans son parti, et s'efforça
d'y entraîner son armée. Si cette conjecture n'était pas admise,
il n'en resterait pas moins certain qu'il était allié par sa femme
à la famille de ce général, ce qui suffirait pour expliquer com-
ment Vespasien put le nommer légat légionnaire, quoiqu'il
n'eût encore été que questeur.
Vespasien d'ailleurs ne devait pas avoir à sa disposition un
grand nombre de sénateurs. Hors le cas où ils étaient chargés
de fonctions publiques, les sénateurs ne pouvaient, sans la
permission de l'empereur, sortir de l'Italie1. Proclamé dans
une des provinces les plus éloignées de Rome, et sans commu-
nication avec cette ville, qui était encore au pouvoir de Vitel-
lius, Vespasien ne pouvait disposer qu'en faveur des sénateurs
employés dans cette province et dans celles qui avaient em-
brassé son parti , des fonctions sénatoriales qu'il avait à donner.
C'est ce qui explique un antre exemple de la même irrégularité
que Tacite nous fait connaître. Cet historien mentionne, à la
fin de l'an 69, parmi les généraux employés dans la guerre
contre Vitellius, un Plotius Griphus , récemment fait sénateur
et mis à la tête d'une légion par Vespasien 2. Mais ce Griphus
1 Tacit. Annal, lib. XII, c. xxm. Il leur 2 « Nuper a Vespasiano in senatorium
fat permis en 4g de visiter librement leurs « ordinem adscitum et legioni praeposi-
propriélés dans la Narbonnaise; ils avaient ■tum.» [Hist. lib. III, c. lu.)
déjà la même permission pour la Sicile.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 293
ne conserva pas longtemps ce commandement ; car nous voyons,
par un autre passage du même historien1, qu'au premier jan-
vier de l'année suivante il fut nommé praetor urbanus.
Il en fut de même pour Larcins Lepidus. Josèphe nous apprend
qu'après la prise de Jérusalem Titus y laissa, pour y tenir
garnison, la légion Xe Fretensis 2, et il ajoute un peu plus loin 3
que le légat de cette légion était alors Terenlius Rufus. Larcius
Lepidus ne l'avait donc commandée que pendant la durée du
siège.
Ce sont là deux nouvelles exceptions à l'usage, tel que les
auteurs et les monuments nous le font connaître. Le comman-
dement des légats légionnaires avait ordinairement une plus
longue durée. Mais ces deux exceptions s'expliquent facilement
par le caractère bien connu Ue Vespasien, vieux général habi-
tué à la discipline militaire, et tenant rigoureusement à l'exé-
cution des lois et des règlements 4. Il aura voulu que ces deux
officiers nommés, par suite des nécessités de la guerre, à un
commandement auquel leur degré d'avancement dans la hié-
rarchie des fonctions publiques ne leur donnait pas encore
droit, régularisassent le plus tôt possible leur position. Cela
est évident pour Plotius Griphns, qui quitta le commandement
de sa légion pour être nommé préteur; cela est très-probable
pour Larcius Lepidus, que nous vovons, après son commande-
ment, reprendre la carrière des magistratures urbaines au
point où il l'avait laissée pour être élevé à ce commandement.
J'ai dit plus haut que la gens Larcia était beaucoup moins
célèbre que la gens Marcia; on trouve cependant, à une époque
voisine de celle à laquelle appartient notre inscription, trois
1 Hist. lib. IV, c. xxxix. 3 Bell Jud. lib. VII, c. n.
- Bell Jud. lib. VII, c. i, § 2 et 3. » Voy.Borghesi, Œuvres, t. III, p. 181.
294 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
Larcins qui parvinrent aussi aux honneurs. Les deux premiers
sont mentionnés par Pline le Jeune, qui ne nous fait pas con-
naître leur prénom '. L'un, Lardas Licinas, était contemporain
du nôtre, puisqu'il voulut acheter à Pline l'Ancien le manus-
crit de son Histoire naturelle, pour 4oo,ooo sesterces2; l'autre,
nommé Larcias Macedo, fut, quelque temps après, assassiné par
ses esclaves3. Il était, il est vrai, fils d'un affranchi; mais il
avait exercé la préture, et son fils probablement, A. Larcius
Macedo, était légat impérial de Cappadoce en 122 ou 12 3,
ainsi que le provive une inscription milliaire copiée par Ha-
milton * et par M. Georges Perrot5, dans le cimetière arménien
de Kaledjik. Il avait donc été consul , la Cappadoce étant à cette
époque une province consulaire. On remarquera, du reste, que
celui-ci porte le prénom ordinaire des membres de cette fa-
mille.
IT PARTIE.
OFFICIERS QUI ASSISTERENT AU CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS
AVANT LA PRISE DE JERUSALEM.
1° Tibère Alexandre.
J'ai mentionné, dans la première partie de ce mémoire, le
conseil de guerre tenu par Titus , avant de livrer un dernier as
saut au temple de Jérusalem; voici en quels termes Josèphe0
énumère les officiers qui assistèrent à ce conseil de guerre :
1 Leur nom est écrit Larçjias dans les ' Researches inAsia Minor, appendk V,
éditions de Pline; mais je ne doule pas n° 99.
qu'il ne faille lire Larcias. 5 Ballett. deW lnstiluto di corrisp. arch.
2 Plin. lib. III, ep. 5. di Roma, 1862, p. 68.
3 Plin. lib. III, ep. î/t- » ' BeU- Jud- lib- VI, c. iv, § 3.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 295
Hivvrjyê tous ■qysyLÔva.s. Kaî crvveXdôvTWV êê1 tûv xopvÇuxto-
TaTàw, Tiieplov re AleÇdvSpov rov 'zsdvzwv twv crlpctrevfid-
twv èitdpypwos , xcd Se'^rov KepsaXiov ib tzépirlov dyovzoç
Tdy(xa, xaù Atxpxiov AeiriSov zo Séxarov, xcâ Tïtov <bpvyiov ib
tsevrexatSéxaTOv, ispos ois Qpôwwv fjv Anépvtos (/IpuToire-
Sdpyjis tôov dit kXeÇavSpelcts Svo taypdTMV, xcâ Mdpxos kv-
révioç lovXiuvos à tîjs lov8txi<xs èirÎTpouos, xod (xerà tovtovs
èTinpÔTîwv xoli yikiapytôv dBpoiadévTosv, @ov\r,v ■zsepi tov
vaov 'ZspovTidei.
Nous connaissons déjà un de ces officiers, Larcws Lepidus;
voyons ce que les auteurs et les monuments pourront nous
fournir de renseignements sur les autres.
Et d'abord, qu'était-ce que Tibère Alexandre, et que signi-
fie le titre d' èitdpywv tzdvnuiv tûv <jlpoi,T£V[idTwv, qui lui est
ici donné?
Tibère Alexandre est plusieurs fois mentionné par Josèphe,
par Tacite et par Suétone. C'était un Juif d'Egypte; il était fils
d'Alexandre Lysimaque, alabarque d'Alexandrie, dont Josèphe
vante les richesses et la piété2, et neveu de Philon, dont les
écrits sont parvenus jusqu'à nous 3. 11 avait abandonné sa reli-
gion pour suivre la carrière des fonctions publiques \ et il fut
nommé en 46 procurateur de' la Judée5. On a cru reconnaître
dans une inscription copiée à Aradus, par M. de Bertou 6, un
1 Cet ëf détruit le sens; il faut le re- 3 Joseph. Ant. Jad. lib. XVIII, c. vm,
trancher. C'est une interpolation d'un co- Si.
pisle peu intelligent, qui, ayant compté ' Joseph. Ant. Jud. lib. XX, c. v,
les six officiers nommés dans ce passage, § 2.
ne s'est pas aperçu que les mots tûv xopv- 5 Joseph. Ant. Jad. lib. XX, c. v, § 2 ;
(paLiOTtztwv ne se rapportent pas à tous, Bell. Jud. lih. II, c. xi,§ 6 et 7.
mais seulement aux quatre premiers. G Corp. iriser. Gr. addend. ad vol. III,
2 Joseph. Ant. Jad. lib. XX, c. v, § 2; p. 1 178, n. 4536 f.
Bell. Jud. lib. II, c. xi, § 6 et 7.
296 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
monument de son administration; mais cette inscription est
fort mutilée, et ia restitution qu'on en a proposée présente de
trop graves difficultés pour qu'il soit possible de l'admettre
sans réserve.
Il quitta la Judée dans la huitième année du règne de
Claude1, c'est-à-dire en 48. Quinze ans après, en 63, il fut
adjoint, en qualité de procurateur de l'empereur, à Corbulon,
chargé de commander la guerre contre les Parthes, et Tacite,
en nous apprenant ce fait, le qualifie d'inhistris eques Romanus*1.
Enfin, en 66, avant l'expédition de Cestius Gallus contre les
Juifs3, il fut nommé préfet d'Egypte, fonctions qu'il conserva,
non -seulement jusqu'à la mort de Néron, mais aussi sous les
règnes de Galba, d'Othon et de Vitellius, et il contribua beau-
coup à l'avènement de Vespasien, puisque ce fut lui qui, le
premier, le fit proclamer par les deux légions dont se compo-
sait alors l'armée d'Egypte4.
Josèphe, Tacite et Suétone ne le nomment jamais autrement
que Tiberius Alexander. Un décret rendu par lui pendant son
administration de l'Egypte, le 6 juillet 68, et dont une copie,
gravée sur marbre, a été trouvée à El-Kargeh, dans la grande
Oasis5, nous fait connaître son gentilicium et nous apprend
qu'il s'appelait Tiberius Julius Alexander. On peut en conclure
qu'il avait été fait citoyen romain par Tibère, par conséquent
1 Joseph. Ant. Jud. lib. XX, c. v, S 2.
2 « Tiberius Alexander, inlustris eques
« Romanus, minister belle- dalus. » {Annal.
lib. XV, c. vin.)
3 Joseph. Bell. Jud. lib. II, c. xv, S 1 ,
et c. xvni, S 7; Tanit. Hist. lib. I, c. xi.
4 0 Inilium ferendi ad Vespasianum im-
0 perii Alexandriae coeplum , festinante Ti-
« berio Alexandro, qui Kalendis luliis sa-
« cramento ejus legiones adegit. Isque
n primus principalus dies in posterum ce-
11 lebratus. » (Tacit. Hist. lib. II, c. lxxix.)
— « Tiberius Alexander praefectus Aegypti
« primus in verba Vespasiani legiones ade-
« gil Rai. Jul. qui principatus dies in pos-
« leruin observatus est.» (Sueton. Vespas.
c. vi; cf. Joseph. Bell. Jud. lib. IV, c. x,
S 6.)
5 Corp. inscr. Gr. n. 4g57-
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 297
avant l'an 37 de notre ère. S'il avait reçu de Caligula le droit
de cité, il aurait pris le prénom Gains et non pas celui de
Tiberhis, et s'il l'avait reçu de Claude, il se serait appelé Clau-
dias et non pas Julius. L'empereur le lui avait sans doute
accordé en lui conférant un des grades équestres, celui de
tribun ou de préfet d'une cohorle auxiliaire, ou celui de
préfet d'une aile de cavalerie. On sait en effet que c'était par
cette voie qu'on arrivait sous l'empire au rang de chevalier,
et aux fonctions de procurateur de province, qui étaient ré-
servées aux personnes de ce rang. Il était donc alors âgé de
vingt ans au moins, et par conséquent, en 70, lors du siège
de Jérusalem, il ne pouvait pas avoir moins de cinquante-
trois ans, ce qui s'accorde parfaitement avec ce que dit Josèphe
de l'autorité que donnaient à ses avis son âge et son expérience
de la guerre '.
L'Egypte, on le sait, fut toujours soumise à un régime ex-
ceptionnel. Ce n'était pas, à proprement parler, une province;
elle était considérée comme un pays conquis, et administrée
par un chevalier romain, qui, sous le titre de praejeclus Au-
gusli", était un véritable vice-roi. C'est ce qu'exprime très-
bien Tacite, dans cette phrase du premier livre de ses His-
toires3 : « Aegyptum copiasque, quibus coercilur, jam inde
« ab Augusto équités Romani oblinent loco regum. »
Le préfet d'Egypte occupait, clans la hiérarchie des fonc-
tions publiques, le premier rang après le préfet du prétoire,
dont la charge était la plus haute dignité à laquelle put être
1 Bell. Jud. lib. V, c. 1, S G. tion dont je dois à M. Carie Wesclier
* C'est te litre qui est donné à C. Lae- un excellent fac-similé. Cf. PRAEF- AE-
lius Africanns dans l'inscription gravée GYPTI ■ TI CLAVDI CAESAR.IS.
par les ordres de sa femme, sur le colosse Grut p. i i3, 1.
de Memnon, en 81 de notre ère, inscrip- * Cap. xi.
tome xxvi, irc partie. 38
398 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
élevé un chevalier romain. Il avait au-dessous de lui un autre
chevalier romain, à qui était confiée l'administration de la jus-
tice, et qui s'appelait, en grec, SniaioSÔTris1 ou SixôXoyoç'2
Xlyvnlov, en latin, jundicus Aegypli3, ou ju ri dieu s Alexandreae'4,
et un autre encore, qui était chargé de la perception des
impôts dont le produit était destiné au fisc impérial, el que
Ton appelait, en grec, ènÎTpOTVOS tov iSiov ~k6yo\>r\ ou simple-
ment tèiàXoyos0, en latin , idiologns ad Aegyptum1 .
Au moment où éclata la guerre de Judée, l'armée d'Egypte
se composait de trois légions et d'un certain nombre de
cohortes et d'ailes auxiliaires. Les légions étaient : laXP Apol-
linaris, la XXIIe Dejotariana et la IIP Cyrenaica. La XVe Apolli-
naris fut envoyée en Judée, et Titus en prit le commande-
ment en qualité de légat8. Les deux autres restèrent en Egypte,
et c'est par elles que Vespasien fut proclamé empereur le
ier juillet 69.
Vespasien, après qu'il eut été proclamé par ces légions et
parcelles de Judée et de Syrie, se rendit à Alexandrie, où il fit
un assez long séjour9. Titus fut chargé de continuer la guerre,
et, au printemps de l'an 70, il marcha contre Jérusalem. Son
' Strabon. lib. XVII, p. 797, Cas.
' Letronne, Inscr. d'Egypte, lora. II,
p. 71, et p. 2^7, 9; Corp inscr. Gr.
n. 48i 5.
3 Grut. p. 373, à-
4 Inscr. rom. de l'Algérie, n. 35 17 et
n. 35 18; Henzen, Memorie dell' Inslit.
I. II, p. 391, 29a.
3 Corp. inscr. Gr. n. 37D1.
* Strab. lib. XVII , p. 797.
3 Momrusen, /. N. 6636; Henzen ,
II. 6926. — C'est l'équivalent du litre de
procuratorrationisprivatae, que l'on trouve
plus lard donné à des fonctionnaires char-
gés d'attributions analogues dans les autres
provinces de l'empire.
s Sueton. Tit. c. iv; Joseph. Dell. Jud.
lib. III , c. iv , S 2 , et c. 1 , S 3 , où il faut
lire zssvTexaàéxaTov , au lieu de tô te
tséfinlov X3.i tu SixaToi».
9 Une s'embarqua pour l'Italie qu'après
le commencement du siège de Jérusalem ,
c'est-à-dire après le i4 avril 70. ( Voyez
Tillemont, Hist. des Empereurs, lome II,
page 52/i.)
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 299
armée avait reçu de nombreux renforts : elle s'était accrue no-
tamment de la légion XIIe Fulminât a détachée de l'armée de
Syrie, de trois mille hommes tirés des garnisons de la même
province, et de deux mille hommes tirés des deux légions qui
étaient restées en Egypte1; et Josèphe ajoute, après nous avoir
fait connaître ce détail, qu'avec le jeune général se trouvait Ti-
bère Alexandre, le plus dévoué et le plus habile de ses amis,
TiSépios ÀXéÇavSpos, 'zspôrepov fièv aù-ro» tïjv AïyvTclov
Siéirwv, rdre Se twv (/IpaTevfidrwv dpyoiv xpidels cfêios.
Tibère Alexandre n'était donc plus alors préfet d'Egypte;
il avait donc quitté cette charge pour prendre possession de
celle que Josèphe désigne, ici par l'expression de twv c/lpcLTev-
(MXTœv àpywv, et que, dans l'énumération des officiers qui
assistèrent au conseil de guerre, il a désignée par celle de
Tsdvrwv TÙ>v ulpccTsvfxdiTCiOv èizdpywv. Quelle était cette
charge?
Assurément elle était supérieure à celle de préfet d'Egypte;
car on ne peut supposer que Vespasien, qui avait donné de
l'avancement à tous ses amis2, eût fait une exception pré-
cisément pour le plus habile, pour le plus dévoué, pour celui
enfin qui le premier l'avait fait proclamer empereur. On sait
d'ailleurs qu'il était de règle, dans l'administration impériale,
de ne déplacer un fonctionnaire que pour lui donner de
l'avancement, ou pour le faire rentrer dans la vie privée3.
Mais dans la position qu'occupait Tibère Alexandre, on ne
pouvait lui donner de l'avancement que de deux manières :
en le faisant sénateur, ou en le nommant préfet du prétoire.
1 Joseph. Bell. lui. lib. V, c. i, S 6; « percoluit. » Tacil. Hist. lib. II, t. lxxxii.
Tacit. Hist. lib. V, c. i. 3 Voy. Mommsen, Res gestae Divi Au-
■ « Mullos praefecturis et procurationi- gusti, p. 112; Henzen, Memorie dell' Itistit.
«bus, plerosque senatorii ordinis honore l. (I, p. 290.
38.
300 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
Il ne fut pas fait sénateur; car, nous l'avons vu, il était d'A-
lexandrie, et nous savons par le témoignage de Dion Cassius
qu'une loi ou une maxime d'Etat établie sous Auguste avait
interdit aux Egyptiens l'entrée du sénat, et que cette loi ne
fut rapportée que sous le règne de Caracalla, en faveur de
Coeranus, qui fut alors nommé consul, comme Pompée, sans
avoir exercé aucune autre magistrature. Dion revient deux
fois sur cette loi, clans l'histoire du règne d'Auguste l, où il
rapporte son établissement, et dans celle du règne de Cara-
calla2, où il raconte comment elle fut abrogée. On ne peut
donc douter qu'elle n'ait réellement existé, et qu'elle n'ait été
rigoureusement exécutée. Ce n'était d'ailleurs qu'une consé-
quence d'une autre loi établie également sous Auguste, qui
défendait aux sénateurs de mettre le pied en Egypte3.
Tibère Alexandre fut donc nommé préfet du prétoire, et
c'est ainsi qu'il faut traduire les titres de twv (/1pa,Tev[idTù)v
ôLpXpov et de Tsdvrwv twv <r1po(,Tev[idTm> èndp^wv, que lui
donne Josèpbe. C'est en effet par le mot (/IpcLTeûfiotTix que le
même historien, racontant, dans ses Antiquités judaïques, la
mort de Séjan, désigne les troupes auxquelles commandait ce
célèbre préfet du prétoire'1. On lit chez Tacite, qu'après la
mort de Vitellius un des chefs de l'armée de Vespasien qui
venait d'entrer à Rome, Arrius Varus, s'empara de la préfec-
ture du prétoire5, et qu'au commencement de l'année suivante
Mucien la lui enleva pour la donner à Arrecinus Clemens, qui
était, il est vrai, sénateur, mais dont la sœur avait été l'épouse
de Titus6. Cela n'est pas en contradiction avec ce que je viens
' Lib. LVI, c. xvn. S<à tô TÛv alyrrs\j[i.A.tu)v eïvtxi ^yefioviav
2 Lib. LXXVII, c. m. afrrû. Ânt. Jud. lib. XVIII, c. vi.S 6.
s Tacit. Annal, lib. II, e lix. 5 flist. lib. IV, c. n.
1 £>;i'xi'où. . . 8ùi'a(*!i> asyiuTtjv éyjiwos " Hist. lib. IV, c. i.xvm.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 301
de dire; ce n'était pas, en effet, la première fois qu'il y avait
en même temps deux préfets du prétoire1.
Mais Tibère Alexandre ne conserva pas longtemps cette
charge : Titus, à son retour à Rome, la prit pour lui, et il
l'exerça jusqu'à la mort de son père ~. Ce fait , qui a fort étonné
les historiens, pourrait peut-être s'expliquer par l'impossibi-
lité où se trouvait \espasien de donner à un homme à qui il
devait l'empire un autre successeur que son propre fils. Du
reste, Vespasien ne s'était pas montré ingrat à l'égard de TiiDere
Alexandre; il lui avait accordé les ornements du triomphe et
lui avait fait élever une statue dans le forum, parmi celles des
triomphateurs ; car c'est de lui , on ne peut en douter, que
Juvénal a voulu parler dans ces vers de sa première satire3:
Deinde forum jurisque perilus Apollo,
Alque Iriumphales, inter quas ausus habere
Nescio quis Aegyptius atque alabarches.
Nous avons vu, en effet, qu'il était Egypiien et fils d'Alexandre
Lysimaque alabarcjne d'Alexandrie. Il n'était pas, d'ailleurs,
le premier préfet du prétoire auquel eût été conféré un pareil
honneur : Sofonius Tigillinus avait été de même, pour des ser-
vices d'un autre genre il est vrai, décoré par Néron des orne-
ments du triomphe et honoré d'une statue dans le forum4;
et il ne fut pas le dernier : les mêmes distinctions furent ac-
cordées, sous Hadrien, à Marcius Turbo et à Sulpicius Simi-
1 Voyez Tacit. Annal, lib. I, c. xxiv; vrai, sur les manuscrits, mais qui est ici
lib. XIV, c. li; Hist. lib. 1 , c. xlvi; lib. II, dépourvue de sens. Juvénal n'aimait ni les
c- xcn. Juifs, ni les Egypliensr il l'a prouvé dans
i Sueton. Tit. c. vi; Plin. Hist. nat. un grand nombre de passages de ses sa-
praef. c. n. tires.
3 Vs. 1 28-1 3o. La plupart des éditions 4 En65 denotreère. (Voy. Tacit. Annal.
ont arabarches, leçon qui s'appuie, il est lib. XV, c. lxxii.)
302 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
lis ' ; sous Marc-Aurèle, à Macrinius Vindex'2 et à Bassaeus Rafusd.
A partir de cette époque, il n'est plus question de Tibère
Alexandre. On peut cependant ajouter que si, ainsi que je l'ai
dit, il n'entra pas lui-même au sénat, il fit du moins souche
de sénateurs; car aujourd'hui que l'on connaît son gentilicium
Julius, on ne peut plus se refuser à reconnaître son fils dans
le légat de Trajan, Julius Alexander, qui prit et brûla Séleucie
sur le Tigre, pendant la guerre contre les Parthes\ et qui fut
consul suffectus en 117, avec Sex. Erucius Clarus, ni son
petit-fils dans le 77. Julius Julianus Alexander qui figure, en
qualité de promagister, dans un fragment des actes des frères
Arvales attribué par Marini 5 au règne de Commode.
2° Sextus Cerealis.
Le premier officier mentionné par Josèphe, après Ti. Julius
Alexander, est le légat de la cinquième légion, qu'il appelle
Se'lros KepeaÀtos, c'est-à-dire Sextus Cerealis.
Il est souvent question de cet officier dans l'histoire de la
guerre des Juifs. Dès le commencement de la première cam-
pagne, il fut envoyé, avec un corps de 600 cavaliers et de
3,ooo fantassins, contre les Samaritains, qui s'étaient retran-
chés en grand nombre sur le mont Garizim. Il força cette
positiou et leur tua 1 1,600 hommes; et Josèphe, en racontant
ces événements0, lui donne le titre d'éirap^os tov ?xè\>mlQ\>
T<xyfiot,TOs, ce qui ne peut se traduire que par les mots prae-
fectus legionis auintae, préfet de la cinquième légion.
Il y avait deux préfets dans chaque légion : un praefeclus cas-
Dion. lib. LX1X, c. xxvm.
Dion. lib. LXXI, c. 111.
O.elli, n. 3574.
Dion. lib. LXVIII, c. xxx.
5 Fr. Arval. t. XXXVI; cf. p. 46g et
p. Ago.
6 Bell.Jud.Ub. III, c. vu, S 32.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 303
troriim et un praefeclus legionis. Ils étaient de même grade, supé-
rieurs anprimus pilas, inférieurs aux tribuns. En effet, dans un
grand nombre d'inscriptions contenant les états de services
d'officiers qui ont exercé ce grade, on voit ces officiers passer
du grade déprimas pilus à l'une ou l'autre de ces préfectures,
et de cette préfecture au grade de tribun '..
Le nom seul du praefeclus castrorum suffit pour nous faire
connaître ses attributions : c'était une sorte de commandant de
place. Celles du praefeclus legionis sont plus difficiles à décou-
vrir, et elles n'ont pas encore été déterminées. Suivant Végèce'%
cet officier était, sous les ordres du légat, le commandant en
chef de la légion. Cela était vrai, sans doute, au temps de cet
écrivain; mais, à coup sûr, il n'en était pas ainsi à l'époque
dont nous nous occupons, ni même à l'époque à laquelle ap-
partiennent les inscriptions dont je viens de parler; car autre-
ment le préfet de la légion eût été supérieur en grade non-seu-
lement au préfet du camp, mais aussi aux tribuns, et, ainsi que
je l'ai dit, ces inscriptions prouvent précisément le contraire.
On sait que depuis Auguste jusqu'au temps de Dioclétien
les légions furent composées de 6,000 fantassins et 726 cava-
liers. Les fantassins étaient partagés en dix cohortes, qui
étaient commandées par les tribuns 3. Quant aux cavaliers, on
1 Voy. notamment Orelli , n. 7/1, 3Z(23,
3509; Henzen, n. 6759, 67/47, 6871.
2 De re mililari, lib. II, c. i.\.
3 On l'a nié; mais je pense que c'est à
tort. Sous la république, la seule division
normale de la légion était le manipule,
qui était naturellement commandé par un
centurion. Mais, après les changements
opérés par César et par Auguste dans la
constitution dé l'armée, ce fut la cohorte
qui devint la principale division de la lé-
gion , f t les cohortes, agissant souvent iso-
lément, durent avoir nécessairement des
commandants spéciaux , qui ne purent être
que les tribuns. Nous en avons la preuve
dès l'époque de César, dans un passage
des Commentaires sur la guerre civile, dans
lequel il est question des tribuns des cohortes
qui formaient la garnison deGadès : « Con-
« sensisse Gaditanos principes cura tribums
« cohortiam qtiae essent ibi in praesidio. 1
(Lib. II, c. n, S ao.) On a prétendu, il est
304
MEMOIRES DE L'ACADÉMIE.
ne sait pas par qui ils étaient commandés. Il est vrai que, sui-
vant \ égèce ', ils étaient répartis entre les dix cohortes. Mais
il n'en était ainsi, probablement, que pour la solde et la sub-
sistance. Dans l'ordre de bataille, la cavalerie formait un corps
a part", et alors elle devait nécessairement avoir un comman-
dant spécial. Ce commandant était le praefectus legionis; les ins-
criptions suivantes, auxquelles je pourrais en ajouter plusieurs
autres, le prouvent, suivant moi, d'une manière incontestable.
J'ai copié la première à Lambaese 3 :
D M S
SEXTOVERTE
BLASIOVICT
ORIPRIMODVa
5. MVIROMVNCI
Pli LAMBESIS-Vi
XIT • ANN • LXXX.
SEX • VERTEBLASi
VS • VICTOR • PR«
10. EF-EQVITVM-/^/
PATRI*RASISsi
MO'FECIT
vrai, que ces cohortes elaient des cohorles
auxiliaires: mais rien ne le prouve, et
d ailleurs, en admelianl même cette ex-
plication, ce passage n'en vient pas moins
a l'appui de l'opinion que je soutiens. Il
est évident, en effet, que si, dès lors, des
cohortes auxiliaires étaient commandées
par des trihuns, il devait, à plus forte rai-
son, en être ainsi des cohortes légion-
naires. On sait , d'ailleurs, par de très-nom-
hreux témoignages, que dès les premiers
temps de l'empire les tribuns des cohortes
auxiliaires étaient inférieurs en grade aux
tribuns légionnaires , ce qui ne se compren-
drait pas si ceux-ci avaient été réduits
comme on le pielend, à n être plus que
de simples officiers d'administration et de
police, sans commandement spécial.
1 De re militari, lib. II, c. vi.
2 Tacit. Annal, lib. III , c. i.xxm : « [Ger-
■ niani] pellunt turmas sociales equilesque
« leyionum subsidio missos. j Hist. lib. I,
c. lvii : o Is die proximo coloniam Agrip-
« pinensem rum equitibus legionis ingres-
o sus. n Hist. lib. III, c. xviu : «Ad quar-
« lum a Cremona lapidem fulsere legionum
« signa Rapacis atque Italicae, laeto inter
«initia equitum suoram proelio illuc usque
« provectarum. »
Voyez mes Inscr. rom. de l'Algérie,
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS.
305
D(iis) M gambas) s(acram).
Sexto Verteblasio Victori, primo da[u]mviro manicipii Lambesis (sicj. F[(U'ù
annfis) octoginta [uno].
Sex(tus) Verteblas[i]as Victor, pr[a]ef(ectas' eqaitum [leg(ionis)], patri raris-
[si]mo fecit.
La pierre a un peu souffert du côté droit, et l'inscription a
perdu quelques lettres à la fin des lignes. Mais ces lettres se
suppléent facilement. La dixième ligne est la seule dont la res-
titution semble, au premier abord, offrir quelque difficulté;
mais on s'aperçoit bien vite que les trois lettres qui manquent
à la fin de cette ligne ne peuvent être que l'abréviation du
mot legionis, la légion IIP Augasta, qui avait son quartier gé-
néral à Lambaese, étant le seul corps de troupes qui ait pu y
être, et qui y soit en effet souvent désigné par l'expression
générale de legio «la légion. » Ainsi, voilà un monument qui
nous montre que le titre de praefectus legionis était un titre
abrégé, et que le titre complet de ce grade était praefectus eqni-
tum legionis.
L'inscription suivante \ qui a été trouvée dans les environs
de Préneste, peut conduire à la même conclusion :
N I O • P • F • ANI • VA RO,
EF • FABR . PRAEF • COHOR.T ■ GERMAN\
EF • EQVIT • TR.IB • MlL • LEGIONIS -V
P-F ani-varo-q_pr-pontif-pr-qvInq_\
CAPITVLI • HERNICO
FlL -IM.W ET • S I B I • FE C
;
n° 1282. J'ai scus les yeux uue autre co-
pie de cette inscription, prise par M. le
commandant de Lamare. et qui est iden-
tiquement semblable à la mienne.
tome sxvi, ira partie.
' J'en emprunte le texte à Zaccaria , qui
e, dans son
i3g. (Cf. Orelli,
en a donné une bonne gravure, dans son
Istitazione lapidaria, p
n° ia5.)
39
306 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
P(ablio) An]nio, P(ablii) f(Mo), Ani(ensi), Varo[ni, pra]ef(ecto) falr(am),
praef(ecto) cohort(is) German(orum) pra]ef(ecto) equit(um), trib(uno) mil(i-
lam) leçjionù quintae [mac(edonicae)?].
P(ublius) Annias], P(ublii) f(ilias), Ani(ensi), Varo, q(aestor), pr(aetor), pon-
tif(ex), pr(aetor) quinq(aennalis) Capituli Hernico, [pater] fd(io) [rarissimo] et
sibi fecit.
C'est, on le voit, l'inscription d'un tombeau qu'un père avait
fait élever pour son fils et pour lui-même. On y a indiqué
soigneusement la cohorte auxiliaire que le fils avait comman-
dée et la légion dans laquelle il avait été tribun, et il n'y a
pas de raison pour supposer qu'on n'ait pas voulu indiquer éga-
lement le corps dans lequel il avait été praefeclus eqaitnm. Il
faut donc faire rapporter les mots legionis V au titre de praej'ecto
equitum aussi bien qu'à celui de Iribuno militum, et admettre
que ce personnage avait été d'abord préfet des cavaliers, puis,
par un avancement régulier, tribun des soldats dans la même
légion Ve.
La troisième inscription, dont j'emprunte le texte à
M. Mommsen l, qui l'a copiée sur le monument, doit s'expli-
quer de la même manière :
IARRIO • SALANO
PRAEF • QJV INQ_-TI ■ C A E S A R I S
PRAEF • QVINQj NERONIS ■ ET ■ DRVS
CAESARuM • DESIGN ATO-TVB-SACR-P'R
5. AED'fTÎAVGVRI-INTERREGI
TRIB^MILIT • LEG-TTT ■ AVGVST
LEG-X-GEMINAEPRAEF- E Q_V I T
PRAEF- CASTRORPRAEF-FABR
OPPIA-VXOR
. . . Arrio Salano, praef(ecto) quinq(uennali) Ti(berii) Caesaris , praef(ecto)
1 /. N. 4og2. C'est une inscription de Fonnies.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 307
quint] (uennali) Neronis et Drus(i) Caesarum designato, tub(icini) sacr(orum) p(opuli)
R(omani), aed(ili) ter, augari, interregi, trib(imo) milit(um) leg(ionis) tertiae
August(ae), leg(ionis) decimae Geminae, praef(ecto) equit(um), praef(ecto) casiro-
r(am), praef(ecto) fabr(um), Oppia axor.
Les titres, dans cette inscription, sont divisés en deux séries,
dont la dernière comprend les grades militaires auxquels le
personnage dont il s'agit avait été successivement élevé. Ces
grades y sont énumérés dans l'ordre inverse, c'est-à-dire en
commençant par le dernier obtenu. Ainsi, ce personnage, avant
de retourner dans sa patrie et d'y être honoré des magistra-
tures et des sacerdoces énumérés dans la première partie de
l'inscription, avait été successivement:
Praefectus fabrum ,
Praefectas castroram, praefectus equitum, et tribanus militum le-
gionis X Geminae,
Et enfin, tribunus militum legionis III Augustae.
Le rédacteur de l'inscription ne s'est pas cru obligé de ré-
péter les mots leg. X Geminae après les titres de praef. equit.
et de praef. castror. de même qu'il n'avait pas cru nécessaire de
répéter le titre de trib. milit. avant les mots leg. X Geminae.
Les commandements de cavalerie ont toujours été regardés
comme plus importants que les commandements d'infanterie.
Il n'est donc pas étonnant que le praefectus legionis ait fini par
l'emporter sur les tribuns et par devenir le lieutenant du légat,
qu'il remplaça ensuite comme commandant en chef de la légion.
Mais il n'en était pas encore ainsi à l'époque de Vespasien, et
Sextus Cerealis n'était encore que le chef de la cavalerie de la
légion Ve Macédonique, lorsqu'il fut envoyé contre les Sama-
ritains.
Il se distingua ensuite au siège de Iotapat, et Josèphe, en
3g.
308 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
mentionnant la part qu'il eut à la prise de cette ville1, le qua-
lifie de yiXiap'Xps , c'est-à-dire tribun. Il avait donc avancé d'un
grade, récompense légitime de l'habileté dont il avait fait
preuve dans son expédition du mont Garizim.
Au commencement de la campagne suivante , au jDrintemps
de l'an 69, il fut envoyé dans l'Idumée supérieure, dont toutes
les places, à l'exception de trois, tombèrent en son pouvoir;
mais Josèphe, en racontant cette nouvelle expédition2, le dé-
signe seulement par le titre d'fjyéfjcwv , expression vague , qui ,
comme le mot latin correspondant dax, né désigne aucun grade
et peut se dire de tout officier chargé d'un commandement
spécial. Au reste, Cerealis ne pouvait avoir dépassé le grade de
tribun légionnaire, le seul grade supérieur qui existât alors
dans l'armée deVespasien étant celui de légat, qu'on ne pou-
vait obtenir, nous l'avons vu, que quand on était au moins
sénateur.
C'est seulement l'année suivante, en 70, dans la liste des
officiers qui assistèrent au conseil de guerre, que nous le
voyons qualifié du titre de chef de légion, to 'zséfxiilov ciywv
rdyfia,, legatus legionis guintae. On peut en conclure qu'il
était un des chevaliers romains, egregii viri, que, suivant
Tacite, Vespasien, aussitôt après son avènement, avait élevés
au rang de sénateurs; et nous verrons qu'il fut un de ceux qui,
ainsi que le dit le même historien, parvinrent bientôt aux
plus hautes dignités 3.
Il n'est désigné, dans les passages que nous avons examinés
jusqu'ici, que par deux noms, savoir: un prénom Sextus, et
' Bell. Jud. lib. III, c. vn, S 34- « rosque senatorii ordinis honore percoluil
' Bell. Jud. lib. III, c. ix, S 9. « egregios viros, moxsumma adeptos. »
' Tacil. Hist. lib. II, c. lxxxii : «Pie-
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 309
un surnom Cerealis. Il devait avoir en outre un gentiliciuin,
qu'un dernier passage de Josèphe va nous faire connaître.
Ce passage est tiré du sixième chapitre du VIP livre de la
Guerre des Juifs. Titus a quitté la Judée, et, après avoir con-
duit en Egypte la Ve et la XVe légion l, il est retourné à Rome,
où il a triomphé avec son père. Josèphe, après avoir raconté
ces événements, entreprend de nous faire connaître les der-
nières luttes soutenues par ceux de ses compatriotes qui n'a-
vaient pas été enveloppés dans le désastre de Jérusalem. 11
commence naturellement par rappeler l'arrivée du légat chargé
de les combattre. Il le fait ainsi 2 : E/s Se tvv ïovSodav tffpe-
aëewriis AovkiXios Bdcro-os èKne^Bsïç, kou t^v cr1pa,Ttàv
TStxpoL KepeaXîov OùneWiavov tsapakaÇwv ... « Lucilius Bas-
«5«s ayant été envoyé en Judée, en qualité de légat, et Ce-
« realis Vilellianus lui ayant remis le commandement de Far-
ci mée ...»
Sex. Cerealis, car c'est bien de lui qu'il s'agit (nous verrons
tout à l'heure ce qu'il faut faire du nouveau nom qu'on lui
donne ici), Sex. Cerealis n'était donc plus légat de la Ve légion,
puisque cette légion était partie pour l'Egypte avec Titus, et
que lui était resté en Judée; il y était donc resté en qualité
de légat de la province, puisqu'il pouvait transmettre à Luci-
lius Bassus le commandement de l'armée chargée d'y opérer.
Voilà un premier fait qui n'avait pas été remarqué jusqu'ici, et
que nous apprend ce passage. Voyons maintenant ce qu'il faut
faire du nouveau nom, OùïtsXXkxvov , qui est ici donné à cet
officier.
Ce nom mérite, en effet, d'être remarqué. Il indiquerait, si
ce passage était correct, des liens de parenté entre le person-
1 Bell. Jud. lib. VII, c. i, § 3. — ' Bell. Jud. lib. VII, c. vi, S i.
.310 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
nage qui l'aurait porté et la famille du prédécesseur de Yes-
pasien, et il serait bien extraordinaire que Josephe, qui a parle
si souvent de Cerealis, n'eût fait aucune allusion à cette cir-
constance. Jai dit : si ce passage était correct; il ne lest pas:
i tùneXkuamv est une conjecture des éditeurs. Au lieu de ce
nom, tous les manuscrits ont OùeriXtODOV, leçon qui n'est pas
encore tout à fait correcte, mais qui est moins éloignée de la
véritable OderouÀspoû.
\eialenas est en effet un (jenîiliciam connu1, et c'est celui
que portait notre personnage. On en a la preuve dans l'ins-
cription suivante, qui a ete trouvée près de \ enafrum. et que
j'emprunte a M. Mommsen2:
L V S I A MF • PAVL-LINA
5 E X - VETTV.LEN1 ■ C E R I A L I 5
SIBI • ET
M -VERGILIO-M-F-TER-GALLO LVSIO
PATRIPRIMPILLEGXI- PRAEF • COHOR
VBIORVM • PEDITVM - ET ■ EQVITVM - DONATO
HASTIS • PVRISDVABVS ■ ET • CORONIS • AVREIS
AB • DFVO - AVG - ET - TI • CAESARE ■ AVG - PRAEF ■ FABR
III • TRIB • MIL • COHORT ■ PRIMAE ■ IDIOLOGO
lo. AD - AEGYPTVM ■ ÏÏ • VIR ■ ITERVM ■ PONTIF
A • LVSIO ■ A- F - TER ■ GALLO-FRATRI
TRlBMlLLEG-XXII CYPvEN AIC AE PRAEF- EQVIT
Lasia, AI arcij^Uaj, Paallina 5: r: I cttaUni Cerialis, sibi et Mfarco) Ver-
gitio, M(arci) j\ih: T- ntina tribu], G allô Lusio patri, primo pïlo lej ionù
andecimae, praeffecto) cokor(tis) Ubioram peditnm et equitum , donato hastis paris
daabas et coronis aureis ab Divo Aug(asto) et Tiberio) Caesare Âag usto I, prae-
f[ecto- j'alrum ter, trib ano militnm) cobort{is primae, idiologo ad Aeayptam,
daamriro iterum, pontifHci}, Afulo) Lusio, A'uli) jjilio , Ter entina tribu), Gallo
fratri, trib ano) militam} leqÇionis) XXII Gyrenaicae , praeJ[ecto) equi(tum .
1 Grut. p. 894 , 9 , et p. 926 , 3 ; Marat. p. i : - : Mommsen , /. X. 6o84 , etc.
p. 954, 9; 1419, 11; p- 1606. 8. et '■ 1. y. 4636. Cf. Henzen. 0*6926.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 311
Cette inscription appartient a la seconde moitié du premier
siècle de notre ère, puisqu'il y est question d'un personnage
qui. vers le milieu de sa carrière, reçut de Tibère des récom-
penses militaires. Or, à cette époque, c'est seulement dans les
grandes familles que 1 on trouve pratiqué l'usage de désigner
les femmes par le nom de leur mari au génitif, sans le mot
uxor ou corr'ux. Cet usage a été suivi par le rédacteur de cette
inscription, et cette circonstance, jointe à l'identité des noms
du mari de la femme qui l'a fait graver avec ceux de notre
légat, ne permet pas de clouter quil n y ait également iden-
tité entre ces deux personnages.
On remarquera, d'ailleurs, que le père de cette femme avait
exercé en Egypte, a la fin de sa carrière, par conséquent a
une époque peu eloimee de celle dont nous nous occupons.
. - fonctions clij.ioh :;u.s . dont j'ai parie plus haut, et que son
frère v avait été pourvu d'un commandement important. Mais
il v a. dans l'indication de ce commandement, une erreur évi-
dente que nous devons d'abord rectifier. Cette erreur consiste
dans le nom de- XXII' C% rénaîque, qui est donne a la légion datas
laquelle ce personnage avait été tribun. Il n'a jamais existe de
légion XXIIe Cyrénaïque : la seule légion qui ait porté le nom
de uv7V7uf<7::-; portait en même temps le numéro III. Mais,
nous l'avons vu, il y avait a la même époque, en Egypte, une
légion XXI I Dejotariana, Il est don c très-pronable que le gra-
veur, ou plutôt le copiste (car l'inscription n'existe plus, et l'on
n en possède qu une seule copie prise sur le monument1),
: Voy. M. Mommsen . /. N. 4636. Il y dile_/3fe de J/orcat, ne pouvait éire jîis
a, dans le teste que nous possédons de «f Aulus;ïl faut donc corriger, àlaorizième
cette inscription , une autre erreur qui ne ligne , M • F au lieu de A • F, et peot-ètre
peut non plus provenir que du fait du co- M*LVSIO au lieu de A'LVSIO.
piste. Le frère de Lasia PauBma, qui est
312 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
aura passé une ligne, et que la fin de ce document doit être
ainsi restituée :
TRlB • MlL-LEGj_XXÎÏ ■ DEIOTARIANAE • ITEM
TRlB-MlL-LEG-III-CYRENAICAE-PRAEF-EQyiT
Le frère de Lusia Paalhna avait donc été tribun successive-
ment dans la légion XXIIe Dejotariana et dans la légion IIIe Cy-
rénaïque, et, par conséquent, il avait fait un assez long séjour
en Egypte. Il est permis de conjecturer que ce fut pendant son
séjour dans cette contrée que se formèrent entre lui et Ce-
realis , qui exerçait alors des fonctions analogues dans la légion
Ve Macédonique, les relations qui eurent pour résultat le ma-
riage de celui-ci avec sa sœur1.
Suétone2 mentionne, parmi les consulaires qui furent mis
à mort par ordre de Domitien , un Civica Cerealis, qui fut tué
pendant qu'il était proconsul d'Asie; et Tacite3 nous apprend
qu'Agricola, au retour de son gouvernement de Bretagne,
vers l'an 89, refusa de prendre part au tirage des provinces
consulaires, effrayé par le meurtre récent de ce proconsul. Ce
Civica Cerealis est certainement le même que notre person-
nage4; on en a la preuve dans les noms du consul de l'an 1 36 ,
1 On a vu plus haut que les légions
XXII' Dejotariana et III' Cyrénaïque en-
voyèrent chacune un délachement de
1,000 hommes au siège de Jérusalem, el
peut-être pourrait-on supposer que Lusias
Gallus avait fait partie d'un de ces déta-
chements, ce qui expliquerait plus natu-
rellement encore ses relations avec Cerea-
lis. Mais il serait bien étonnant alors,
qu'ayant pris part au siège de Jérusalem
en qualité de tribun , il n'y eût pas obtenu
de récompenses militaires, récompenses
dont, on le sait (voy. Joseph. Bell. Jad.
lib. VII, c. 1, S 3) , Titus ne se montra pas
avare.
2 In Domit. c. x.
3 Agricola, c. xlii.
4 C'est ce qui explique pourquoi, dans
l'inscription de Venafrum , Lusia Paullina
s'est contentée de le nommer, sans faire
mention de ses titres, tandis qu'elle aénu-
inéré avec complaisance ceux de son père
et de son frère; c'est que cette inscription
a été gravée après sa condamnation sur
/
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 313
qui, réunissant ce nouveau surnom Civica au prénom Sexlus
de notre Cerealis et à son gentilicium Vetulenus, s'appelait
Sex. Vetulenus Civica Pompeianus \
et était probablement son petit-fils.
Si notre Cerealis était proconsul d'Asie en 89 ou en 88, il
avait dû être consul douze ou quinze ans auparavant, par
conséquent au sortir de son gouvernement de Judée. On voit
que, comme je l'ai dit, il fut un des sénateurs créés par Ves-
pasien, qui, suivant Tacite, ne tardèrent pas à s'élever aux
plus hautes dignités.
3° Tittius Frugi.
Après Cerealis, Josèphe nomme Larcius Lepidus, puis il men-
tionne en ces termes le légat de la légion XVe Apollinaris : uai
Tîtov (bpvyiov to i3evT£xouSéx<XTOv [àiyovros raypia], «etTi-
«tus Frugi, légat de la XVe légion. »
Nous avons vu qu'au commencement de la guerre Titus,
fils de Vespasien , avait été nommé légat de cette légion. De-
venu César à l'avènement de son père, il dut céder à un autre
ce commandement, et nous avons ici le nom de son succes-
seur. Mais ce nom doit être altéré; car dans tous les exemples
de l'agnomen Frugi que nous fournissent les auteurs et les
monuments, cet agnomen est toujours accompagné soit d'un
cognomen, comme Piso'2, Crassus3, Libok, soit d'un gentili-
cium, comme Julius5, etc. et jamais nous ne le trouvons accom-
une accusation de lèse-majesté, condam- lib. II, c. xxvm, § 90;/» Verrem act. II,
nation qui avait dû avoir pour conséquence lib. IV, c. lvii.
légale l'abolition de sa mémoire. 3 Spart, in Harlr.c. V; Mommsen, /. N.
1 Orelli, n" 1681 et 4354; Henzen, 2216.
n" 6086. 4 Plin. lib. III, ep. ix, S 33.
5 Cic. ad Attic. I, ep. m, S 3 ; de Fin, 5 Mommsen, /. N. 5653.
tome xxvi, ire partie. 4o
314 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
pagne seulement d'un prénom, comme il le serait ici, Thov
typvytov, Titus Frugi. Il faut donc chercher quel est le gentili-
cium qui se cache sous le mol altéré Tfrov.
La recherche ne sera pas longue : un acte des Frères Arvales,
que l'on s'accorde à attribuer à l'an 833 de Rome (80 de notre
ère) , est ainsi daté :
M • TITTIO • FRVGI • T • VINICIO ■ IVLIANO • COS
VIMDVS-DECEMBR
Marini, en publiant cet acte1, a fait imprimer M TILLIO;
mais il avoue lui-même2 que sur le monument on peut lire
également M -TITTIO, et c'est en effet ce qu'y a lu Sancle-
mente3. On ne peut douter que ce consul ne soit le même per-
sonnage que notre légat, dont le gentiliciuin peu commun,
Tittias, aura été pris par les copistes pour le prénom Titus. 11
faut donc lire, dans le texte de Josèphe, TitIîov (frpvylov, au
lieu de TÏtou typvytov, et admettre que le légat dont il s'agit
s'appelait :
M. Tillius Frugi.
Il y a un fait sur lequel je n'ai pas encore appelé l'attention
de l'Académie, et qui cependant mérite d'être remarqué.
C'est que les officiers qui assistèrent à ce conseil de guerre
sont énumérés par Josèphe suivant l'ordre exact de leur avan-
cement dans la carrière des fonctions publiques. Ainsi, l'his-
torien commence par le préfet du prétoire, Ti. Julius Alexander;
puis il nomme Sex. Velulenus Ccrealis, qui, après avoir com-
mandé la légion Ve Macédonique, fut chargé du gouvernement
de la province en qualité de légat impérial propréteur, d'où
1 Fr. Arval. tav. XXIII, lin. 10. — 2 Ibid. p. 0.0k el 816. — J De vulgaris aerae einen-
datione, p. iblt.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 315
l'on peut conclure qu'en le faisant sénateur Vespasien lui avait
donné le rang de prétorien; en d'autres termes, qu'il avait été
adlectus in amplissimum ordineminter praetorios.
A. Lardas Lepidus, qui est nommé ensuite, n'était, nous
l'avons vu, que de rang questorien, puisque, après avoir quitté
le commandement de la légion Xe Fretensis, il fut successive-
ment tribun du peuple et préteur.
M. Tittias Frugi, qui ne vient qu'après Larcins Lepidas,
était donc, quoique sénateur aussi , puisqu'il était légat légion-
naire, de rang moins élevé encore, ce qu'on ne peut s'expli-
quer qu'en supposant qu'il était aussi de rang questorien,
mais sans avoir exercé la questure , ayant été seulement adlec-
tus interquaestorios. On comprend dès lors pourquoi ce fut seu-
lement dix ans après le siège de Jérusalem qu'il parvint au
consulat comme consul suffectus; c'est qu'avant de pouvoir pré-
tendre à cet honneur, il avait dû exercer successivement le tri-
bunat ou l'édilité, la préture, et peut-être, comme Larcius
Lepidus, la charge de légat d'une province sénatoriale, ou
quelqu'une des charges urbaines qui pouvaient être confiées
aux anciens préteurs.
4° Haterius Fronto.
Il y a lieu de remarquer ici que Josèphe ne mentionne pas,
parmi les officiers qui assistèrent au conseil de guerre, le légat
de la légion XIIe Fulminata, quoiqu'il nous apprenne ailleurs l
que cette légion prit part, comme les trois autres, au siège de
Jérusalem. On ne peut expliquer cette circonstance qu'en sup-
posant que cette légion, n'ayant pas alors de légat, était com-
mandée par le plus ancien de ses tribuns2, officier qui se
1 Bell. Jud. lib. V, c. i, S 6; c. ii, S 3; 2 C'est ainsi que l'année précédente, en
c xi, S 4- Italie, dans la guerre contre Vitellius, la
4o.
316 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
trouve compris dans l'expression générale par laquelle l'histo-
rien termine son énumération : xoù perd toutous èTtnpÔTiodv
xal ytkiapyoûv ddpoKjBéwwv, « et après ceux-là les procura-
« teurs et les tribuns étant aussi venus à l'assemblée. »
Mais avant d'arriver à cette conclusion, Josèplie mentionne
encore deux personnages dont nous devons aussi faire con-
naître le grade et les fonctions ; il le fait en ces termes : tspos
dis (frpôvTwv î)v Airépvios (flpaTOTteSdpyrjs i&v dit' ÀXeïz&v-
Spettxs Svo iaj[idiwv, xcd Mdpxos Àvtwvios lovXiavos à rrjs
lovSaias ènirponos. « A ces officiers se joignirent Litcmius
« Fronto, préfet du camp des deux légions venues d'Alexandrie,
« et Marcus Antonius Julianus, procurateur de la Judée. »
Il y a dans ce passage une contradiction avec ce que nous
savons d'ailleurs par des témoignages formels de Josèphe et de
Tacite. Nous avons vu, en effet, que ce n'étaient pas deux lé-
gions qui étaient venues d'Alexandrie renforcer l'armée de
Titus, mais seulement deux détachements de 1,000 hommes
chacun, tirés des deux légions qui étaient restées dans cette
ville. Je pense donc, avec notre savant confrère M. Alexandre,
qu'il faut lire ici èir' kXeÇavSpetas , au lieu de dit' ÀÀe|ar-
Speîocs, et que le titre donné par Josèphe au personnage dont
nous nous occupons doit être traduit par les mots préfet du
camp des deux légions d'Alexandrie. Mais que signifie ce titre, et
quelles étaient les attributions de l'officier qui le portait ?
Les légions de l'armée d'Egypte ne pouvaient pas être com-
mandées, comme celles des autres armées, par des légats. J'ai
démontré, dans la première partie de ce mémoire, que les légats
légionnaires devaient être au moins sénateurs, et une loi que
légion VU' Claudia, qui avait perdu son tribuns, Vipstanus Messatla. (Tacit. Hist.
légat, Tettius Iulianus (Tacil. Hist. lib. II, lib. 111, c. ix.)
r. lxxxv), était commandée par un de ses
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 317
j'ai déjà rappelée défendait aux sénateurs de mettre le pied en
Egypte. Ajoutons d'ailleurs que l'on comprendrait difficilement
que des sénateurs eussent pu être placés sous les ordres d'un
chevalier romain, comme était le préfet d'Egypte l. Aussi l'offi-
cier le plus élevé en grade que les nombreuses inscriptions
découvertes jusqu'ici en Egypte nous aient fait connaître,
n'est-il désigné que par le titre de praefectus castrorum.
L'inscription dans laquelle cet officier est mentionné est
une de celles qui se lisent sur le colosse de Memnon2; elle est
ainsi conçue :
SVEDIVS • CLEMENS
PRAEF- CASTRO RV M
AVDI • MEMNONEM
III ■ IDVS-NOVEMBRES
5. ANNO • ïïï ■ IMP • N
M. Letronne en a rapproché avec raison deux passages de
Tacite 3, dans lesquels il est question d'un primipilaire, nommé
Suedius démens, qui fut chargé par Othon d'envahir la Nar-
bonnaise, et il a émis la conjecture que ce primipilaire et le
praefectus castrorum dont il s'agit n'étaient qu'un seul et même
personnage, qui, ayant pris, après la mort d'Othon , parti pour
Vespasien, avait été nommé par celui-ci au grade dont nous
le voyons porter ici le titre. M. Letronne aurait donné à cette
1 II est vrai que Marcias Turbo , qui fut celle dont nous nous occupons, et Spar-
depuis préfet du prétoire d'Hadrien, n'a- tien, de qui nous le tenons, le mentionne
vait que le titre de préfet d'Egypte, lorsque comme un fait exceptionnel (In Hadr.
ce prince, au commencement de son règne, c. vu).
le mit à la tête de l'armée de Dacie, dont 2 Letronne, Inscr. de l'Egypte,-p\.XXX,
les légions , rien ne nous autorise à suppo- n° 2 , et tome II , p. 33 1 .
ser le contraire, étaient cependant com- 3 Hist. lib. I, c. lxxxvii, el lib. II,
mandées par des légats. Mais ce fait est c. xn.
d'une époque notablement postérieure à
318 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
conjecture tous les caractères de la certitude, s'il s'était rap-
pelé l'inscription suivante, qui a été trouvée à Pompei1 :
EX • AVCTORITATE
IMP • CAESARIS
VESPASIANI • AVG
LOCA-PVBLICA-A-PRIVATIS
5. POSSESS A • T • SVEDIVS • CLEMENS
TRIBVNVS-C AVSIS-COGNITISET
MENSVRIS • F A C T I S ■ R E I
PVBLICAE ■ POMPEIANORVM
RESTITVIT
Saedius Clemens, après le commandement qu'il avait exercé
en Egypte, avait eu un nouvel avancement; il avait été fait
tribun d'une cohorte prétorienne, ou plutôt d'une cohorte ur-
baine 2, et c'est en cette qualité qu'il fut chargé de rendre le
jugement qui est ici mentionné.
La date de l'inscription du colosse de Memnon correspond
au 1 1 novembre 7 1 . Celle-ci a été nécessairement gravée avant
le 2 3 juin 79, date de la mort de Vespasien; et comme elle
1 Marini, Fr. Arval. p. 776; Mommsen ,
/. N. 23 1 4-
2 II ne peut être ici question d'un tri-
bunat légionnaire : on sait qu'à celte
époque il n'y avait pas de légions en Ita-
lie; et je pense que Suedius Clemens était
tribun d'une cohorte urbaine, plutôt que
d'une cohorte prétorienne , parce qu'il me
semble que l'affaire qu'il avait été chargé
de régler devait être de la compétence du
préfet delà ville, et non de celle du préfet
du prétoire. Il paraît, du reste, que cette
affaire fut réglée par lui à la satisfaction
des habitants de Pompei ; car on a trouvé
dans cette ville plusieurs programmes élec-
toraux dans lesquels on s'appuie sur son
opinion pour recommander un candidat
aux fonctions de duumvir juri dicundo, et
où il est qualifié de sanctissimas judex.
(Voy. Mincrvini, Bullett. Nap. N. S.
ann. IV, p. 1 16 et suiv. et Michaelis, Bul-
letin de l'Institut de correspondance arch.
de Rome, i858, p. 101 et suiv.) Cela ne
s'accorde guère avec la conduite qu'il avait
tenue, suivant Tacite, dans son expédi-
tion de Narbonnaise; mais il n'y aurait
pas lieu de trop s'étonner qu'un soldat vio-
lent et pillard sous Othon fût devenu un
officier consciencieux et intègre sous Ves-
pasien.
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 319
rappelle une procédure et des opérations qui ont dû exiger un
certain temps, on peut en conclure que Snedius Clemens avait
passé d'emblée de la position qu'il occupait en Egypte au grade
de tribun d'une coborte urbaine, d'où il résulte que cette po-
sition était de beaucoup supérieure au grade ordinaire de
praefecius casiroram legionis. Nous avons vu, en effet, que ce grade
était inférieur à celui de tribun d'une légion, et l'on sait
qu'entre le tribunat légionnaire et le tribunat d'une cohorte
urbaine il y avait encore deux autres grades, ceux de préfet
d'une aile de cavalerie, et de tribun d'une cohorte de Vigiles.
Remarquons, d'ailleurs, que Saedias Clemens ne se qualifie
pas de praefeetus castrorum d'une légion déterminée, ce qu'il
n'aurait pas manqué de faire s'il eût été un praefeetus castrorum
ordinaire, mais de praefeetus castrorum d'une manière absolue,
titre analogue à celui de praefeetus praetorii, et qui devait dési-
gner en Egypte le commandement de l'armée, comme celui-ci
désignait à Rome le commandement de la garde impériale.
Tel était le grade de l'officier mentionné par Josèphe. Cet
historien nous le dit lui-même expressément, en le qualifiant
de (jlpiXTomSdpyrjs iwv en' ÂXs^avSpeîocs Svo-Tocyfidrcov, prae-
feetus castrorum cluarum in Alexandria lecjionum; et il ne le dirait
pas, que nous pourrions presque le deviner par la place qu'il
lui a donnée dans son énumération. Cet officier y est, en effet,
mentionné immédiatement après les légats légionnaires, et
avant le procurateur de la Judée. Il était donc d'un rang plus
élevé que ce procurateur, lequel était lui-même supérieur aux
autres procurateurs et aux tribuns mentionnés ensuite d'une
manière générale, puisqu'il fallait avoir exercé les grades
équestres pour être nommé procurateur d'une province impé-
riale.
Jérusalem fut prise le 7 septembre 70; Suedius Clemens, que
320 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
nous voyons, dès le 1 1 novembre 71, en possession du grade
de préfet du camp d'Alexandrie, fut donc le successeur de
l'officier mentionné par Josèphe, d'où l'on peut conclure que
cet officier avait eu, à la fin de la guerre, de l'avancement,
comme la plupart de ceux dont nous nous sommes occupés
jusqu'ici.
Mais connaissons-nous son véritable nom? Le gentilicium
Liternius, que lui attribuent les textes imprimés de Josèphe est
bien étrange ! Je n'en ai trouvé aucun autre exemple, ni chez
les auteurs, ni dans les recueils épigraphiques. Il est vrai que,
dans un certain nombre de manuscrits, et des meilleurs1, au
lieu de Anépvios on lit ÈTépios. Le gentilicium Helerius est
tout aussi inusité que Liternius; mais il se rapproche davan-
tage de celui d'une famille qui parvint aux honneurs sous les
empereurs de la famille Flavia, et qui se distingua surtout
dans les fonctions équestres. Je veux parler de la branche de
la gens Hateria dont un membre, T. Halerius j\'epos, était pré-
fet d'Egypte en 121 de notre ère, et fit graver son nom le
19 février de cette année sur le colosse de Memnon2. Ce
préfet d'Egypte était probablement le petit-fils de notre Hate-
rius Fronto , car je pense que c'est ainsi qu'il faut restituer le
nom de l'officier dont nous nous occupons, et le neveu d'un
consulaire de même nom que lui, qui obtint, sous Domitien,
les ornements du triomphe3.
1 Notamment dans le ms. gr. n° ikib blement, de ce consulaire, nommé aussi
de la Bibliothèque impériale, qui est du T. Haterius Nepos, fut lui-même consul
x' siècle, ou au plus tard du xi'. suffectus en 1 34, ainsi que nous l'a appris
1 Letronne, Inscr. de l'Egypte, pi. XXXI, un diplôme militaire publié par M. Hen-
n° 1. Borghesi a reconnu son cursus hono- zen, dans les Annales de l'Institut de cor-
rum dans une inscription de Fuligno. (Voy. respondance archéologique de Rome, i8b~,
ses Œuvres, tom. V, p. 3 et suiv.) p. 6.
3 Voy. Borghesi, ibid. Un fils, proba-
CONSEIL DE GUERRE TENU PAR TITUS. 321
Le passage de Josèphe qui m'a fourni le sujet de cette se-
conde partie de mon mémoire ne présente plus désormais de
difficultés, et peut se traduire ainsi :
«Titus convoqua les généraux. Les plus élevés en grade
« s'étant réunis, savoir : le préfet du prétoire Tiberius Alexander,
«le légat de la Ve légion Sextus Cerealis, celui de la Xe Lar-
•< dus Lepidus et celui de la XVe Tiltius Frugi, Haterias Fronto,
«préfet du camp des deux légions d'Alexandrie, et M. Anto-
« nius Julianus, procurateur de Judée, se joignirent à eux, ainsi
« que les autres procurateurs et les tribuns, et l'on mit en dé-
« libération les mesures qui devaient être prises à l'égard du
« temple. »
tome xxvi, impartie. /i i
OBSERVATIONS
SUR
LES COUPES SASSANIDES,
PAR M. A. DE LONGPERIER.
Il y a peu de temps, à propos de Yœuvre Salemon, j'ai été Première lecture,
amené à parler des vases que le moyen âge rattachait au fils ,3octobrei865;
2 1 GCtlirG
de David1, et notamment d'une magnifique coupe, composée 2t) déc. i865.
d'or, de cristal de roche et de verre coloré, au centre de la-
quelle les religieux de Saint-Denis avaient cru reconnaître le
portrait du grand roi de Juda « séant en son throsne 2. » J'ai
rappelé que j'avais, il y a plus de vingt ans, restitué cette
coupe à sa véritable époque, en montrant qu'elle porte l'effigie
du roi sassanide Cosroès Ier (5 3 1-67 9 de notre ère), dans la
pose et avec l'ajustement que lui donne une monnaie d'or de -
grand module et jusqu'à présent unique, appartenant à M. le
duc de Blacas3.
1 Comptes rendus de l'Académie des ins- de l'abbaye royale de Saint-Denis, i638,
criptions et belles-lettres . Séance du 25 août p. 120.
i865, p. 3io sqq. — L'article complet 3 Notice sur quelques monum. émaillés
dans la Revue archéologique, i865,p. 356, du moyen âge, 1842, p. i3. — Annales
sqq. de l'Institut archéol. de Borne, i843,t. XV,
2 Dom Germ. Millet, Caial. du trésor p. 100. Peu de temps avant sa mort,
4i.
324 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
D'autres vases représentant des princes de la dynastie sas-
sanide existent dans plusieurs collections. Une fort belle
coupe d'argent doré, donnée par M. le duc de Luynes à la
Bibliothèque impériale, m'a paru, toujours, par suite de la
comparaison avec les monnaies , offrir l'image du roi Firouz
(457-488 de notre ère), à cheval , lançant des flèches contre
divers animaux sauvages l.
Deux autres coupes d'argent, encore inédites, sur lesquelles
on voit des rois à cheval perçant des lions de leur lance , sont
conservées au Musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg2. Une
autre enfin, trouvée dans l'Inde, à Badakschan, a été acquise
par M. le docteur Lord, et publiée par le savant M. Cunin-
gham dans le Journal asiatique de Calcutta 3.
Les Grecs décoraient leurs coupes à boire de compositions
empruntées à leur religion; les Perses, dominés par une puis-
sante monarchie, reproduisaient sur leurs ustensiles de table,
aussi bien que sur leurs monnaies, les images de leurs rois.
Il est intéressant de constater que, au moyen âge, les Orien-
taux avaient conservé le souvenir des coupes représentant les
rois sassanides, et malgré l'apparence légendaire des récits
qu'ils nous ont laissés, il est permis de croire qu'ils peuvent
être invoqués à l'appui de nos attributions iconographiques.
Depuis la mort de notre illustre E. Q. Visconti, l'étude des
portraits antiques a été un peu négligée. Ce grand érudit,
dont il est plus aisé de critiquer quelques hardiesses que d'imi-
ter la méthode simple et forte, semblait avoir épuisé un su-
M. de Blacas s' étant défait de sa colleclion 3 Musée imp. de l'Ermitage; notice sur
de monnaies orientales, la pièce d'or de la formation de ce musée et description des
Cosroès a été vendue à un antiquaire diverses collections qu'il renferme. Saint-Pé-
élranger. tersbourg, 1860, in-8°, p. ig4, n01 36 et 37.
1 Monum. publiés par l'Instit. archéol. 3 Journalofthe asiatic society ofBengal,
in-fol. vol. III, i843,pl. LI. i84i , n' CXV, p. 57o.
LES COUPES SASSANIDES. 325
jet qui exige de la part de celui qui le traite, non-seulement
une connaissance très-approfondie de l'universalité des monu-
ments, mais encore une vigueur dans la démonstration et une
autorité personnelle qui, en certains cas difficiles, remplacent
des preuves en vain cherchées. On ne s'étonnera donc pas de
voir les successeurs de Visconti aborder avec quelque timi-
dité les recherches iconographiques qu'ils sont de temps à
autre conduits à entreprendre, et s'efforcer de les étayer par
des renseignements étrangers même à la discussion compara-
tive des monuments proprement dits.
Ainsi, j'ose espérer qu'on sera porté à accorder plus de
crédit à la classification qui vient d'être mentionnée, après
qu'on aura lu quelques extraits d'auteurs qu'on n'est cepen-
dant pas habitué à faire intervenir dans les discussions ar-
chéologiques.
Voici d'abord ce que dit Mirkhond dans son Histoire des
Sassanides, au chapitre de Sapor II, surnommé Dhou'lactaf.
J'emprunte ce passage à la traduction publiée par Silvestre de
Sacy.
« Schapour, après avoir parcouru une grande partie des
«pays habités par les Arabes, marcha, disent les historiens,
« vers les provinces de l'empire grec. Lorsqu'il fut arrivé sur
» les frontières de cet empire, il forma le projet de se rendre
«en personne, déguisé en espion, dans la ville capitale où
«l'empereur faisait son séjour, et d'examiner par lui-même
« l'état de ce pays et sa situation. Ayant donc laissé son armée
«campée dans un lieu convenable, il partit pour Constanti-
«nople, qui était la résidence ordinaire de l'empereur grec,
" et il y arriva après une route très-longue. Le hasard permit
« que, le jour de son arrivée dans cette ville, l'empereur donnât
« un magnifique festin. Une autre circonstance singulière con-
326 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
courut encore avec celle-là. Avant que Schapour eût quitté
son armée, l'empereur avait chargé un peintre de se rendre
au camp des Perses, pour faire le portrait de Schapour et le
lui apporter à Constantinople. Le peintre, s'étant acquitté de
la commission dont l'empereur l'avait chargé, était revenu
à Constantinople présenter son ouvrage au pied du trône; et
l'empereur avait donné ordre de graver la figure du roi de
Perse sur un grand nombre de vases et de coupes d'or et d'ar-
gent. Schapour étant donc arrivé à Constantinople au jour où
l'empereur faisait un grand festin, s'assit à une des tables qui
étaient dressées et se confondit parmi les soldats de l'empe-
reur. 11 se trouvait sur cette table une coupe qui portait la
figure du roi, et il arriva qu'un des officiers qui approchaient
le plus près de l'empereur porta ses regards en même
temps sur Schapour et sur la figure que l'on voyait sur
cette coupe. Frappé de la parfaite ressemblance qu'il remar-
quait entre la figure de cet homme et celle qui était gravée sur
la coupe, il en donna aussitôt avis à l'empereur, et Schapour,
qui était déguisé en marchand, fut pris par son ordre et
amené devant lui. L'empereur lui ayant demandé qui il était,
il répondit qu'il était un des serviteurs les plus intimes de
Schapour, et qu'ayant commis une faute contre lui il avait
été obligé de prendre la fuite, et de se réfugier dans les Etats
des Grecs. L'empereur, convaincu que cette réponse n'était
qu'une fable, lui lit des menaces très-rigoureuses, et lui lit
même présenter une épée pour l'intimider. Alors Schapour
ayant avoué la vérité, l'empereur le lit envelopper d'un cuir
de bœuf encore frais, et renfermer dans la forteresse l. »
Mirkhond raconte ensuite comment, au bout d'une année,
Silvestre de Sacy , Mém. sur diverses antiquités de la Perse, 1793, in-4°, p. 3) i.
LES COUPES SASSANIDËS. 327
l'empereur grec se mit en campagne pour faire la conquête
de l'Irak et de la province de Fars ; comment il emmena Sapor,
qui parvint à s'échapper et à rejoindre les chefs de son armée;
comment enfin le roi des Perses vainquit les Romains et s'em-
para à son tour de l'empereur, qu'il fit charger de fers.
Il est difficile de savoir si cette légende s'applique aux évé-
nements du règne de Constance, fils de Constantin , ou à ceux
du règne de Julien. Ammien Marcellin n'a rien dit qui puisse
nous guider. Mais, en définitive, cela est peu important, car
ce n'est pas de l'histoire exacte que nous recherchons ici. On
sait que Mirkhond écrivait vers l'an 900 de l'hégire, c'est-à-
dire à la fin du xve siècle de notre ère. Les auteurs orientaux
de cette époque introduisaient dans leurs écrits toutes les
fables que le goût des romans avait fait naître en Orient, aussi
bien qu'en Occident; et nous devons fort souvent penser, en
les lisant, à la manière dont les chansons de geste présentent
l'histoire des Carlovingiens.
Il est certain que Mirkhond n'a pas inventé l'anecdote de
Sapor chez l'empereur romain. Nous la retrouvons avec quel-
ques variantes intéressantes dans un auteur arabe du xnc siècle.
Mon savant ami M. Michèle Amari a publié, en 1 85 1 , la
traduction du Solwan el Mota ou Exhortations politiques de
Mohammed abou Abdallah Ibn Zhafer, ouvrage mis au jour
en 1 159.
Dans le second chapitre de ce livre nous voyons l'aventure
de Sapor ainsi rapportée :
« Poussé par la curiosité, le César envoie dans la capitale du
« roi des Perses un peintre très-habile, qui trouve le moven de
« faire des portraits de ce prince à cheval ou assis dans une salle
« de son palais, et en d'autres attitudes diverses, tel qu'il était
« parvenu à le voir. Ayant rapporté ses dessins au César, celui-
328 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
«ci ordonna de les reproduire sur ses tapis, ses courtines, sa
« vaisselle de table et ses coupes à boire. On exécuta ces travaux
« d'art selon l'intention du maître et avec la plus grande per-
« fection.
«Entré dans le palais du César, le prince persan s'arrêta
«dans la grande salle, pour prendre sa place au banquet, où
« l'on servait à boire dans des coupes de cristal de roche, d'or,
« d'argent et de verre artificiel. Parmi les convives se trou-
vait un Romain, homme très-subtil, adonné à l'étude de la
«philosophie et physionomiste exercé. Ayant par hasard jeté
« les yeux sur Sapor, et s'apercevant qu'il ne le connaissait
«pas, il se complut à observer les traits, le regard et l'expres-
« sion de ce personnage, et il crut lui trouver un air princier.
« Aussi ne le quittait-il plus des yeux, lorsqu'on fit circuler
« les coupes et qu'on lui en donna une dans laquelle se trou-
« vait le portrait de Sapor. Le physionomiste considéra cette
«image, demeura frappé de sa ressemblance avec l'étranger,
« et il lui vint à l'idée que c'était Sapor lui-même qui était
« devant lui. Aussi ses yeux restèrent-ils longtemps fixés sur
« le vase.
« Puis élevant la voix : « Le portrait sculpté ici, dit-il , m'ap-
« prend une chose bien étonnante. — Qu'y a-t-il? cria-t-on de
« toutes parts. — Eh bien, répondit-il, ce portrait me prouve
«que le modèle est ici, parmi nous, assis à cette table,» et
« il regarda Sapor, qui -changea de couleur. Désormais cer-
« tain de ce qu'il avait soupçonné, le Romain répète son asser-
« tion de façon à être entendu du César, qui fait arrêter Sapor
« et obtient ses aveux par des menaces l. »
Deux siècles avant Ibn Zhafer, Eutychius, patriarche mel-
1 M Amari, Solwan el Mota ossiano Conforti politici di Ibn Zafer, Firenze, i85i,
in-12; p. 65, cap. II, S 3.
LES COUPES SASSAN1DES. 329
kite d'Alexandrie (933-9^0), rapportait la même histoire dans
sa chronique arabe :
Sapor, fils d'Hormisdas et roi des Perses, dit-il, étant de-
venu un jeune homme (on sait qu'il avait été proclamé roi
avant sa naissance) et ayant entendu parler de l'empereur
Maximien, ^^^S* JJl*, et de la façon dont il avait traité les
chrétiens, témoigna le désir de pénétrer seul sur les terres des
Romains pour y étudier les princes et l'état de leur armée,
afin de pouvoir les attaquer plus tard. Malgré les représenta-
tions de ses conseillers, il partit et atteignit les possessions ro-
maines, qu'il parcourut pendant quelque temps. Enfin, il apprit
que le fils de Maximien se préparait à donner un banquet et
que le père avait ordonné que les hommes de basse condition
pussent assister au repas et y prendre part, après que les nobles
auraient fini de manger. C'est pourquoi Sapor, s'étant travesti
en mendiant, s'introduisit dans l'assemblée. Ajprs qu'il était
à table , Maximien fit apporter un des vases sur lesquels était
gravée l'image de Sapor^U, JlJUf aaj jayU* j^U- **>! (j^b^etdans
lequel les serviteurs présentèrent à boire à l'empereur et aux
grands qui l'entouraient. La coupe étant arrivée entre les mains
de l'un d'entre eux qui était astrologue et physionomiste, celui-
ci ayant regardé la figure qu'elle portait, et comme il avait
auparavant remarqué le visage de Sapor, assis parmi les con-
vives : «J'aperçois, dit-il, ici un homme dont la figure et la
ressemblance sont reproduites par cette coupe, en sorte que,
s'il n'est pas Sapor, il n'y a personne sur la terre qui soit plus
semblable à ce roi. »
Maximien ayant demandé quel était l'homme dont il parlait
ainsi , le Romain reprit : « Je vois dans ce hanap l'image de S&-
por, j^jU, bjjso *{jy\ !<xa i <£,! ji, et le voici lui-même. »
En disant ces mots, il prit Sapor par la main et le conduisit
tome xxvi, ire partie. I\ 2
330 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
vers le prince, qui l'interrogea. Pressé de questions, le roi perse,
qui avait d'abord nié son identité, finit par en faire l'aveu; et
Maximien le condamne à être enfermé dans une figure de vache
faite de cuir de bœuf, jjuJI ;>yo- ^ ©>s-l fyb JULë j, joii '.
Les trois récits offrent, comme on le voit, de nombreux traits
communs. Seulement, chacun des auteurs y laisse une trace de
ses sentiments personnels, de ses connaissances, de ses mœurs.
Le patriarche Eutychius, préoccupé de l'histoire des persé-
cutions contre les chrétiens, donne à l'empereur des Romains
le nom de Maximien, uniquement peut-être afin d'établir un
rapprochement épigrammatique entre deux persécuteurs, et
de rendre plus odieuse encore la mémoire de l'empereur, en
montrant le sentiment d'attraction qu'il avait inspiré à l'un des
plus grands ennemis du christianisme.
Ibn Zhafer, qui publia son livre en Sicile, trouvait dans le
supplice influé à Sapor une trop belle occasion de rappeler
l'invention du tyran Phalaiïs pour la laisser échapper. Aussi
décrit-il minutieusement la figure du bœuf formée de sept
cuirs superposés, avec une petite fenêtre et un panneau mobile
pour entrer, sortir, et passer la nourriture au prisonnier. Ce
dernier détail rappelle immédiatement la figure de vache que
Dsedale fabrique pour Pasiphaé, telle que nous l'offrent les
bas-reliefs de terre cuite répandus dans les frises des maisons
romaines et aussi des peintures de Pompeï2.
Mirkbond, au contraire, représente le roi des Perses enve-
loppé dans la peau d'un bœuf fraîchement écorché, acte de
barbarie orientale dégagé de tout souvenir de l'antiquité.
1 Eutyehii putriarchœ Alexandvini an- raccolte e dichiarate , dal Marc!). G. Pietro
nales, éd. et ttad. de Pococke, Oxford, Campana, Roma, i85i, pi. LIX. — Mu-
1659, t. I, p. 4i2-/u3 sqq. seo borbonico, vol. VII, tav. 55.
3 Antiche opère in plastica discoperte,
LES COUPES SASSANIDES. 331
Maxiinien Herculius est mort en 3io, l'année même de la
naissance de Sapor; Maximien Galère mourut en 3 1 1 . Il n'est
donc pas possible que le fils d'Hormisdas se soit rencontré avec
l'un d'eux.
On ne saurait dire si Ibn Zhafer et Mirkhond ont eu la cons-
cience de l'anachronisme commis par Eutychius, ou s'ils s'en
sont tenus à une rédaction antérieure à celle du patriarche,
et dans laquelle Maximien n'était pas nommé. Quoi qu'il en
soit, ils ne mettent en scène qu'un empereur anonyme.
Nous pouvons regarder comme peu probable, je ne dirai
pas seulement que l'empereur ait envoyé en Perse un artiste
chargé de lui rapporter le portrait de son redoutable ennemi,
mais encore que des Romains aient fait reproduire la figure
d'un étranger, d'un roi barbare, avec un appareil de puissance
et de gloire. Cela n'était pas dans leurs habitudes.
Les monuments de l'architecture des Romains, de même
que leur numismatique, ne nous montrent les princes étran-
gers que vaincus ou recevant humblement l'investiture.
Passant donc sur cette circonstance, nous remarquerons que
les coupes dont parlent les trois auteurs orientaux sont for-
mées d'or, d'argent, de cristal et de verre artificiel, !yi ^s
,Xii ^W-jJIj iuîiJîj, vu&oJij jj^l ^ o-sjï'à, vlr^' et ce sont ^ Pré~
cisément les matières employées pour la fabrication des cinq
coupes royales que nous connaissons. Nous insisterons tout
particulièrement sur l'expression ^SL^ sW-> verre solidifié ou
artificiel, rangé parmi les matières précieuses à la suite du
jjL ou cristal naturel , parce que la coupe de Cosroès , au centre
de laquelle est placée une image du roi assis de face, gravée sur
un cristal blanc, est en outre décorée d'une mosaïque transpa-
rente formée de verres rouges et verts très-habilement taillés.
Le médaillon est serti dans un bandeau d'or incrusté de
4.2 .
332 MEMOIRES DE L'ACADEMIE.
petites lames quadrilatérales de verre, couleur de grenat ou
plutôt couleur de cornaline. C'est un système d'ornementation
qui a été fort en usage dans l'Occident à l'époque de l'invasion
des tribus barbares. On en cherche encore l'origine, et la coupe
de Cosroès peut apporter quelque lumière à ce sujet, car il
n'est pas probable que les Perses du vie siècle aient reçu des
leçons de la Germanie ou des peuples Scandinaves, et il est
plus naturel de croire que leurs œuvres d'art ont été prises
pour modèle chez des nations moins avancées1.
Dans tous les cas, les coupes royales sassanides ont traversé
les siècles pour venir jusqu'à nous; c'est qu'elles ont été con-
servées comme des objets d'un grand prix dans les trésors
du moyen âge, et l'intérêt même qu'elles excitaient aura
donné naissance à la légende que je viens de rapporter, lé-
gende qui offre une singulière analogie avec un trait de notre
histoire moderne. En lisant l'anecdote de Sapor trahi par son
portrait, on ne peut se défendre de penser à la cause de l'ar-
restation de Louis XVI, à Varennes\
Il se serait produit, à l'égard des vases sassanides, un fait
analogue à celui qui a été observé sur tant de points divers en
Europe, où des images exactes en elles-mêmes, mais mal com-
prises, des symboles excellents, interprétés avec trop d'imagi-
nation, ont fourni les éléments de légendes fort accréditées,
quoique dénuées de fondement solide.
1 A ce sujet on devra consulter l'ou- et ornées d'incrustations de grenat, accu-
vrage de M. Ch. de Linas intitulé : Les sent un caractère asiatique. (Voy. Joseph
Œuvres de saint Eloi ei la Verroterie cloi- Arneth, Die antilien Gold- and Silber-Monu-
sonnée, i854, in-8°, p. 87 et suiv. — Les mente des K. K. Mûnz- and Antiken-Cabi-
vasesd'or et les bijoux trouvés à Pétrossa, nettes in Wien, i85o, pi. VI, n" 1, Bey-
en Valachie, doivent aussi être rapprochés lage. )
de la coupe de Cosroès; notamment un 1 Evénement de Varennes, 21 juin 1791 ,
vase dont les anses, en forme de panthère par le comte de Sèze, in-8°, i843.
LES COUPES SASSANIDES. 333
On pourrait croire qu'il s'agit encore d'une coupe sassanide
dans un passage d'un autre ouvrage arabe, le Récit des voyages
de Sindbad el-Bahri, où il est dit que le khalife Haroun-er-ra-
schid envoya au roi de Sérendyb une coupe de cristal pharao-
nien : <x-oi<xï «J^wi ^jy^ *J***j &jj#* *^*j t*-10' *là^* <iyy-* s^j s^^s
u^jiJI i *4*J\ ùys.\ Joj aJiijSj ^c èj> <xs Jjjy « coupe épaisse d'un
doigt et large d'un empan, au milieu de laquelle on voyait
un lion, et devant lui un homme agenouillé qui avait déjà placé
une flèche sur son arc. »
D'abord, on sait que les Egyptiens ont bien rarement tra-
vaillé le cristal; ensuite, il n'entrait pas dans leurs usages de
placer, comme le firent les Asiatiques, l'image de leurs rois sur
des ustensiles. Enfin, les monarques égyptiens ne sont pas re-
présentés luttant avec des bêtes sauvages, tandis que c'était là
un des exercices que les artistes perses, à l'exemple des Baby-
loniens et des Assyriens, aimaient à retracer. On peut, à la
vérité, citer comme une exception, parmi les sculptures de
Médinet Habou, une image de Ramsès III chassant des lions l.
Mais cette scène vient après la bataille donnée dans le pays de
Tahi, que, suivant l'opinion de M. de Rougé, il faut placer
au nord de la Syrie. Ramsès III prend donc là le caractère
d'un prince asiatique, exprimant sa puissance suivant le mode
adopté dans le pays qu'il a conquis. L'exception s'explique et
s'accorde avec le fait général. D'autre part, on connaît les bas-
reliefs assyriens représentant divers rois combattant des lions,
scènes qui nous donnent une idée complète et exacte de la ma-
nière dont était composée la grande chasse qui décorait une
des murailles de Babylone, revêtue de briques peintes, et si
Champollion , Monuments de l'Egypte — Ch. Lenormant, Musée des Antiquités
et de la Nubie, i845, t. III, pi. CCXXI. égyptiennes, pi. VII, n° i3.
334 MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE.
bien décrite par Ctésias1. Les monuments de la Perse sont
connus depuis si longtemps qu'il est à peine nécessaire de les
rappeler ici.
L'archer agenouillé n'indique pas une origine égyptienne.
C'est le type célèbre des dariques d'or et d'argent, monuments
numismatiques sur lesquels nous voyons les grands rois aché-
ménides dans une attitude qui ne paraît pas avoir été admise
par l'étiquette égyptienne. A Abydos, M. de Rougé a relevé
une image du roi Séti agenouillé devant Osiris; à Thèbes
(Biban el molouk), M. Lepsius a fait dessiner un bas-relief qui
nous montre Ramsès également agenouillé devant le dieu
Amon Cnouf 2; mais l'intention religieuse de ces compositions
en explique parfaitement la forme extraordinaire.
A l'époque, relativement ancienne, à laquelle appartient la
rédaction des Voyages de Sindbad el-Bahri, les vases arabes ne
portaient pas encore ces scènes de chasse qui devinrent si
communes sur les ustensiles de toute sorte fabriqués pendant
la domination des princes de race turque en Mésopotamie et en
Egypte. Mais un écrivain arabe, d'Egypte ou de Syrie, pouvait
facilement se méprendre sur l'origine des figures gravées dans
une coupe antique, et attribuer des représentations contraires
aux prescriptions de l'orthodoxie musulmane au règne des Pha-
raons, dont aujourd'hui encore les Orientaux emploient le nom
pour caractériser le temps de l'idolâtrie.
1 De reb. assyr. fragm. apud Diocl. Sic. ! Lepsius, Abtheil III, Bl. 289, b,
II , 8. xxe dynastie.
FIN DE LA 1 PARTIE DU TOME XXVI.
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Chapiteau trouve enavant de la Façade Nord.
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Plan
d'une colonne eno'atfëe.
Bloc a\"ee colonne
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Autre Bloc semblable
H1: 1"'22
H? l-?lô
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O.ffS
xe ZrKaTd, d'après Les dessins deMMauss.
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'RA&MENTS ET DETAILS
Planche VI.
°uvëê t avant du portique Nord.
Chapiteau trouve dans l'Intérieur du Temple.
Pierres debout percées
l'un trou, sur laVoie Sacrée
D . du plan Général.
Plan
du Chapiteau ci- dessus.
Paris- tmp LemeTcier &.C"r. le Seine.5y
AÂRAQ EL EMYBir-
Coupe suivant A.B Echelle de 0.01.
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GravéparErhard.d'aprés les dessins deM.NIauss
iTAILS DES GROTTES
Planche VIL
Base Ornée.
Diamètre
d'une Colonne renversée
en ai~ant de la. Faca.de Sud.
Echelle les Colonnes 0.04 P. M.
tes 0.0O5 P. M.
P&Tis.Im'p.LemeTCT.tir Se C"r.cLe Seine 57.
AARAQ EL EMYR
Fragment du Vestibule
d'un Tombeau.
Grive par Erhard, cL'après les dessins ie M.Mauss.
:RAGAIENTS ET DÉTAILS)
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Plan
d'une des Grottes
Supérieures.
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Profil
de la Fenêtre
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